



Qui n’a pas une fois au moins songé à ce qu’il fut enfant et aux rêves et désirs qui l’habitaient alors… Et surtout : comment l’enfant que nous étions jugerait l’adulte que nous sommes? Dans son récit intimiste teinté de fantastique, Carole Maurel se propose de nous conter la rencontre de Luisa, une ado de 15 ans, avec elle-même, 18 ans plus tard…
Luisa, 15 ans, casque rive sur les oreilles s’est endormie dans le bus censé la conduire chez elle… Le chauffeur la réveille lorsque le bus arrive à son terminus… Elle n’a aucune idée de l’endroit où elle se trouve… Totalement perdue, elle est recueillie par une jeune femme qui tente tant bien que mal de lui venir en aide… Mais ses propos sont pour le moins incohérents… Coup de chance, habite dans son immeuble une jeune trentenaire qui possède le même nom qu’elle. Cette dernière, photographe culinaire, a du mal à construire une relation amoureuse stable. Farid, un ami de longue date lui demande ce qu’elle dirait à l’ado qu’elle était l’aider à grandir et à se construire…
Elle ne tardera pas à pouvoir répondre à cette difficile question, puisqu’elle va se rencontrer et confronter leurs deux visions de leur vie…

« Vis comme tu penses si tu ne veux pas finir par penser comme tu vis. » pourrait sans doute résumer cette fable moderne et métaphorique concocté avec talent par Carole Maurel. La rencontre de Luisa adulte avec l’ado qu’elle fut s’avère particulièrement bien pensée et remarquablement bien construite et mis en scène.
Comment se construit-on? Comment est-on devenu ce que l’on est? Quelle est la part de choix, de renoncement et de trahisons dans cet étrange cocktail qui nous constitue? Et dans quelle mesure les choix que nous pensons faire ne nous ont-ils pas été imposés par les autres, par nos proches qui avaient l’intime conviction d’agir pour notre bien, pour nous préserver du regard des autres, pour ne pas que l’on s’écarte de leur droit chemin… Grandir tout en conservant ses rêves d’enfant, devenir soit sans pour autant renier ce que l’on a été, c’est bien souvent un travail d’équilibriste, mais un travail nécessaire pour vivre pleinement…

Par le truchement du fantastique, Carole Maurel aborde toute ces questions, avec tendresse, humour, malice et lucidité. L’ensemble de son récit est d’une rare justesse et de nombreuses scènes sont d’une telle force qu’elles vous bouleversent… Celle de la discussion avec sa mère par exemple, que le dessin charge de symbolisme, avec cet adulte qui se lève de table et cet enfant qui se délite et s’efface sous le regard de sa mère, est remarquable de maîtrise… Le récit est joliment charpenté, éclairés par des flash-back qui nous font entrer dans l’intimité de Luisa, reconstruisant son histoire à rebours et nous permettant de comprendre sa vie présente… La symbolique du sablier qui rythme le récit s’avère particulièrement judicieuse, nous montrant par l’image comment chacun est un être complexe, subtil mélange de ses expériences passées et de ses rêves d’avenir, un être sans cesse en devenir qui doit s’accepter pour ce qu’il est et non pas être ce que les autres voudraient qu’on soit…
Le dessin plein de fraîcheur et de spontanéité de Carole Maurel est en parfaite osmose avec son récit initiatique. Epuré et énergique, son trait accentue la charge émotionnelle de l’histoire, mettant en scène ses personnages avec une rare justesse.
Comment ne pas tomber sous le charme de ce récit initiatique intimiste, de cette fable moderne solidement charpentée et porté par un dessin plein de fraîcheur et de spontanéité.
Après avoir signé la partie graphique de la bouleversante Apocalypse selon Magda (scénarisée par la talentueuse Chloé Vollmer-Lo), Carole Maurel signe un album audacieux, lucide et captivant, qui se teinte subtilement de fantastique pour aborder des questions existentielles avec finesse et simplicité et nous murmure tous bas les mots que Friedrich Nietzsche a emprunté à Pindare, poète lyrique de l’antiquité : « deviens ce que tu es ».
(*) Friedrich Nietzsche