Le Désespoir du singe se déroule dans un pays imaginaire et dans un environnement proche de la Belle époque. Lequel ? Peu importe en vérité, seul compte le contexte et cette guerre civile qui menace d’éclater alors que le peuple subit les dérives d’un régime totalitaire. Chez les pêcheurs, la colère gronde depuis que la mère se retire, inexorablement, à cause du projet d’irrigation démesuré lancé par le gouvernement. Le vent de la révolution commence à souffler et risque d’emporter avec elle les deux principaux protagonistes de cette série résolument romantique.

Joseph tout d’abord. Il rêvait d’être peintre et en avait l’étoffe mais il a préféré abandonné ses muses pour suivre les traces de son père et travailler dans sa fabrique d’éponge. Il est promis à la douce Joliette, délicieuse jeune femme qu’il souhaite épouser. Mais son destin bien rangé va prendre des chemins inattendus lorsqu’il croise le regard de la vibrante Vespérine.
Vespérine. Femme troublante, délaissée par un mari volage et opposant au régime, qu’elle ne put se résoudre à quitter depuis qu’un attentat l’a cloué dans un fauteuil. La belle a embrassé les idées de la révolution et semble bien décidé à garder la tête haute face à l’adversité.
Le destin va les unir, pour le meilleur, mais sans doute surtout pour le pire…

Le dessin d’Alfred est somptueux. Sobre et élégant, d’une force évocatrice rare. Ses choix de découpages et ses trouvailles graphiques font merveille. La scène de la rencontre entre Joseph et Vespérine est particulièrement soignée et évoque avec justesse le sentiment ressenti par les deux personnages qui l’espace d’un regard se sentent hors du monde. Son trait raffiné , renforcé par une mise en couleur impeccable signé Delf (coloriste subtil du superbe Marquis d’Anaon mais aussi des Géants Pétrifiés, premier tome HS de Spirou) sert admirablement bien l’intrigue de ce premier où s’exacerbent les sentiments. Son parti pris de représenter les forces de l’ordre comme des monstres grimaçants aux yeux rouges aux silhouettes prussiennes fonctionne étrangement bien alors que ces figures sont en décalage avec le reste de l’album. Mais ce choix renforce par la même l’intemporalité de l’intrigue et accentue la violence et l’inhumanité de la répression et la menace omniprésente. D’ailleurs, force est de reconnaître que les choix graphiques du dessinateur, souvent audacieux, sont l’une des grandes réussite de ce premier tome des plus prometteurs.

Jean-Philippe Peyraud, le scénariste, pose les bases d’un monde imaginaire qui ressemble à tous ceux où la révolte gronde. Que ce soit le Paris de 1848 ou de 1870, une ville d’Europe centrale oppressée par une dictature sanglante, il parvient à mettre en place ce climat lourd et pesant d’une ville sous pression. Le décor installé subtilement accentue le sentiment d’urgence que doivent partager les Joseph et Vespérine. Le monde est à un tournant décisif et nul ne sait ce qu’apportera la révolution qui gronde… Et ni Joseph ni Vespérine ne savent de quoi demain sera fait… Pour eux aussi, l’heure du choix approche…

Ce premier tome est un album magnifique qui inaugure une série qui devrait devenir une œuvre incontournable du neuvième art par ses qualités graphiques et narratives, qui fait la part belle aux sentiments en les mettant en scène avec sensibilité et émotion. Et il est troublant de voir comment les auteurs nous immergent avec une facilité désarmante dans un univers aux contour pourtant flous et intemporels… Du grand art!

La nuit des Lucioles est assurément l’un des plus bel albums de ce début d’année.