Le 24 février 1922, la troupe du Grand -guignol, sise impasse Chaptal à Paris, se prépare à son spectacle du soir. La tension est palpable car ils sont victimes d’intimidations d’un boucher de la Villette, leur ancien pourvoyeur clandestin de sang de bœuf pour leurs drames, qu’ils ont congédié. De plus, on a annoncé que le fonctionnaire de police Marlier serait dans la salle ; or, ce dernier ne cherche qu’une chose : faire exercer la censure sur le théâtre pour qu’il ferme. Choisy le directeur, Ratineau le régisseur, De Lorde l’un des auteurs phares, Paulais et Maxa les têtes d’affiche cherchent alors à adoucir in extremis ce que les pièces peuvent contenir de « dérangeant » pour sauver leur théâtre.
Dans le même temps, le baron autrichien Andreas Vogt, fervent admirateur du répertoire de ce théâtre avant la guerre, de retour à Paris pour la première fois depuis la fin du conflit pour une mission diplomatique, s’apprête à goûter à nouveau aux joies de l’épouvante et décide de pimenter le tout d’une petite dose de cocaïne pour l’apprécier encore davantage en se fournissant auprès de la pègre de Montmartre.
Mais la soirée des uns et des autres ne prendra nullement le tour escompté…et le plus horrible ne se produira pas forcément sur scène !
A l’issue de ce long roman (près de 400 pages), vous saurez tout ou presque sur le théâtre du Grand Guignol , petite salle parisienne aux fauteuils verts et aux loges grillées, au public très varié ( petites gens du quartier et membres de la haute société venus s’encanailler en galante compagnie dans le secret des alcôves). Théâtre qui connut son apogée dans les années folles et finit par extension par désigner le genre théâtral dans lequel il était spécialisé et à entrer comme antonomase dans le langage courant - « c’est grand-guignol » ou « grandguignolesque » - pour qualifier des œuvres abusant de la violence et d’effets grandiloquents en français mais aussi en anglais, en allemand, et en espagnol. Cyril Camus, universitaire de formation (auteur d’une thèse sur « le Mythe et la fabulation dans la fiction fantastique et merveilleuse de Neil Gaiman » et de nombreux articles sur Alan Moore, les comics, les réécritures de Shakespeare ou encore le fantastique postmoderne) a fourni un très grand travail de documentation comme en témoigne la bibliographie placée à la fin de l’œuvre dans le chapitre « coulisses ».
Il s’est appuyé à la fois sur des anthologies des pièces du théâtre de l’épouvante et du rire - plus particulièrement celles éditées par Agnès Pierron- mais aussi sur des biographies ou la correspondance des auteurs et acteurs du Grand-Guignol ainsi que sur des histoires générales du théâtre. Il s’est aussi documenté précisément sur la pègre et les maisons closes ou les brigades du Tigre de ce cher Clémenceau, a consulté nombre de dictionnaires linguistiques pour l’argot et même le « louchebem » (langage spécifique aux bouchers) et soigné jusqu’au moindre détail puisqu’il s’est également référé à des livres sur la mode des années folles ou aux plans des cimetières de Montmartre.
Il va même jusqu’à proposer sa B.O. d’écriture qui contient le célèbre générique des « brigades du Tigre », des opérettes d’Offenbach qui auraient pu servir de bande son pour les pièces de de Lorde, une playlist de chansons des années 1920 qu’entonnaient sans conteste les chanteurs de rues de Pigalle et Montmartre et des musiques de films d’horreurs contemporains. Tout cet arrière-plan parvient à créer une ambiance et à restituer à la fois l’atmosphère si particulière des années folles où le désespoir des vaincus et laissés pour comptes (les Allemands et les gueules cassées) côtoie une effervescence culturelle ainsi qu’une richesse insolente et pourtant proche du gouffre puisque 1929 se profile…
Cyril Camus met en place plusieurs intrigues a priori indépendantes les unes des autres : le trafic du sang, les craintes de la censure, les tractations diplomatiques autour de l’immeuble de Matignon ex-ambassade d’Autriche, les luttes d’influence entre Apaches, les démêlés sentimentaux de Maxa et de son mari journaliste ou ceux d’Andreas Vogt et de son ancienne fiancée Béatrice ; il convoque même les Brigades du Tigre et le procès Landru ! Il arrive finalement à lier toutes ces histoires entre elles assez finement et de façon plutôt surprenante. Il parvient ainsi, par le biais anecdotique du théâtre de spécialité qu’est le grand guignol, à donner un panorama plutôt juste de la société de l’entre-deux guerres.
Il mélange également personnages réels et fictifs : aussi hauts en couleur qu’ils puissent paraître, tout le personnel du Grand Guignol - y compris le secrétaire à l’accent italien à couper au couteau- sont réels sauf le « médecin de service » Ernest Baudard. L’auteur reprend bien des caractéristiques (physiques et même « généalogiques ») des acteurs et va jusqu’à replacer dans leur bouche des propos qu’ils ont tenu en interview. Certains membres de la brigade du Tigre mis en scène ont eux aussi existé. Mais pour deux de ces personnages réels : Ratineau le régisseur et Marlier le fonctionnaire zélé, il invente des détails : un passé d’apache pour le premier et une fin tragique pour le second qui emmène fait basculer le documentaire dans le roman. Cette caution réaliste permet alors de donner davantage de « crédit » à certains personnages complètement inventés tels le boucher Lamarcq, le baron Vogt, Juliette Farges la tenancière du bordel ou encore la bande d’Hugues Billard le dealer.
Enfin, il effectue dans un savoureux mélange des genres une sorte de mise en abyme : le roman tout entier devient finalement un « pot-pourri » du répertoire du grand-guignol : on y retrouve les bouges, un fiancé éconduit, un assassin vengeur masqué, un cimetière de nuit, un revenant, un « sauvage » peinturluré, du vitriol et surtout beaucoup de morts raffinées et de sang versé ! Cette accumulation hyperbolique permet de donner un côté comique à l’histoire et de retrouver ainsi l’essence du spectacle du grand Guignol qui alternait les saynètes comiques et les drames horrifiques dans la même soirée. Cette idée savoureuse est cependant un peu mise à mal par l’écriture et par le rythme du récit : comme écrit plus haut, Cyril Camus a un soucis d’exhaustivité et, sans effectuer des descriptions flaubertiennes telles celle de la casquette de Charles Bovary, il utilise d’amples phrases périodiques et égrène souvent les moindres détails : peinture des affiches de spectacle par le menu, portrait vestimentaire des personnages à qui il ne manque pas un bouton de manchette ou une aigrette au chapeau. On a ainsi, par exemple, un panorama qui nous est donné au début du roman sur les différentes techniques utilisées par Ratineau pour imiter le sang sur scène : des tartines de gelée de groseille, du carmin liquide mélangé à de la vaseline, du sang de bœuf qui rancit trop vite, du sirop d’hémoglobine etc … Tout cela est passionnant et honorable mais de telles pauses narratives nuisent à la fluidité du récit d’autant que les dialogues ne s’insèrent pas toujours très bien dans les descriptions. Enfin, on notera que les péripéties finales sont un peu trop répétitives.
On regrettera ainsi - pour reprendre la métaphore bouchère- que l’auteur n’ait pas écrit un roman plus « à l’os » comme l’aurait dit Simenon autre peintre des milieux interlopes : plus court et moins redondant, il aurait gagné en efficacité. Mais cela reste cependant un roman instructif et prometteur.
Dans son premier roman, l’universitaire Cyril Camus nous livre une étude historique et naturaliste approfondie de la société des années folles à travers la description du théâtre du grand guignol, de sa troupe et de son public varié. Il se livre aussi à un hommage à ce répertoire mêlant le comique et l’horreur en imaginant des intrigues policières et sentimentales « rocambolesques » multiples et débridées qui semblent tout droit sorties d’un livret de l’époque.
A la fois drôle, horrifique et instructif « sang de bœuf », malgré quelques longueurs, devrait vous faire passer de bons moments. Attention : à ne pas consommer avant de se coucher et âmes sensibles s’abstenir !
La reine des cris de gorge à vous tendre les nerfs, c’était Maxa, l’étoile diaphane aux cheveux brus et bouclés, au nez retroussé, et aux yeux noirs coiffés de paupières plissées et langoureuses. Ses robes fendues, l’intensité de son jeu, l’abondance et la diversité de ses morts sur scène (« flagellée, martyrisée, disséquée, saignée, coupée en tranches, recollée à la vapeur, passée au laminoir, écrasée, ébouillantée, vitriolée, empalée, désossée, pendue, enterrée vivante, bouillie au pot-au-feu, rendue aveugle au moyen d’un tisonnier, éventrée, écartelée, fusillée, hachée, lapidée, édentée, assommée à coups de siphon, déchiquetée, asphyxiée, empoisonnée, brûlée vive, dévorée par un lion et par un puma, mordue par des serpents , crucifiée, scalpée, étranglée, égorgée, noyée, pulvérisée, poignardée, revolverisée ») en avaient fait un objet de fantasme pour nombre de guignoleurs. Les admirateurs se pressaient pour écouter ses cris d’angoisse (ou ses rires déments dans les pièces où elle tuait au lieu d’être tuée).Cyril Camus p.52
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