Au début de cette histoire autobiographique, Florence a 5 ans et habite en Argentine avec sa famille : son père, sa mère, sa grande sœur Violaine, sa sœur jumelle Béné et bientôt un petit frère, Jérôme, dans un milieu privilégié d’expatriés. Son père lointain et distant est absorbé par son travail et ne s’occupe jamais des enfants ; la mère, au foyer, enchante leur quotidien en leur racontant des histoires, en cousant des déguisements ou en organisant des ateliers de peinture et de bricolage.
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas si sûr … car dans cette famille catholique et conservatrice , il est des choses dont on ne parle pas : la puberté et la sexualité. Florence, en grandissant, va commencer à se poser des questions auxquelles elle n’a pas de réponses et échafauder tout un tas d’hypothèses, toutes plus farfelues les unes que les autres, qui vont profondément affecter sa vie …
Cet album est le deuxième volet (prévu en deux tomes) de ce qui sera un triptyque autobiographique : après « Cruelle »(paru en 2016) et avant « Jumelle » voici donc « Pucelle ». ce vocable est choisi pour le rythme et la rime certes, mais aussi pour l’évocation d’un langage désuet dans lequel il désigne ( sans moquerie) « une jeune fille vierge et pure » et parce que Jeanne d’Arc qu’on surnomme « la Pucelle » représente une « mythologie » (au sens de Barthes) dans certains milieux catholiques et conservateurs qui la célèbrent le premier mai. Or, c’est à ce genre de milieu qu’appartient apparemment l’héroïne Florence qui fréquente d’abord les riches expatriés de Buenos-Aires, puis les institutions catholiques sélect de province ou de Guadeloupe. Pucelle, c’est elle : une petite fille innocente, une « débutante » (sous-titre de ce volume) qui n’a pas encore fait son entrée dans le monde.
Ce roman graphique rappelle par l’emploi d’une bichromie de gris et de rouge et par son sujet la série des « petit Christian » de Blutch qui racontait l’enfance de ce dernier en Alsace un peu isolée et dotée d’amis imaginaires issus de la bd, du cinéma et des dessins animés ainsi que ses premières amours dans des saynètes nostalgiques. L’autrice adulte déclare d’ailleurs en récitatif « ma vie était essentiellement constituée d’une suite de scènes adorables empreintes d’un charme naïf » (p.13) Ici, Florence évolue dans plusieurs paradis : celui de Buenos Aires d’abord, puis Nagot en Champagne et enfin la Guadeloupe. A chaque fois , elle leur dédie des pleines pages. La fillette aime la plage, les bois et la nature sous toutes ses formes. Elle présente ces lieux de l’enfance comme « un eden forestier » (p.43) et de façon hyperbolique qui rappelle parfois les dépliants touristiques avec une multiplication de cases pour tenter d’en cerner toutes les beautés. Ces lieux sont pour elle source d‘harmonie et de bonheur. Elle est une reine en son royaume et les pages qui les évoquent sont plutôt classiques, dans des teintes harmonieuses où prédomine le rose et le gris pâles délavés et légers et l’équilibre de la composition. Cette nostalgie n’est pas sans rappeler « les grands espaces » de Catherine Meurisse. Florence est aussi heureuse de la complicité qui la lie à sa sœur Bénédicte, son alter ego, sa jumelle. A elles deux elles semblent avoir recrée le mythe de l’androgyne : Béné est sa moitié, elles vivent entre elles dans une sorte de félicité.
Pourtant ce bonheur est troublé dès la scène d’ouverture qui est une prolepse par rapport au reste du récit qui suit l’ordre chronologique. L’harmonie et la complicité qui règnent apparemment dans la sphère familiale sont mises à mal par l’incompréhension de l’héroïne : elle rit pour faire comme les autres mais ne saisit pas les sous-entendus ; de plus , une telle anecdote sur une nuit de noces racontée par une mère très prude au demeurant, est finalement surprenante voire inconvenante racontée devant ce public d’enfants. Ainsi d’emblée, Florence Dupré Latour met en avant le double langage qui règne dans la société et le décalage existant entre l’héroïne et les adultes : la petite fille n’a pas les codes pour comprendre. De la même façon qu’à la fin du XIXe siècle Henry James jetait un regard caustique sur la société anglaise à la fois puritaine et décadente et en dénonçait toute l’hypocrisie en adoptant le regard « candide » de sa petite héroïne qui voyait sans comprendre le manège des adultes et le ballet des adultères dans « ce que savait Maisie ».
Mais à la différence du romancier anglais, ici elle ne fait pas œuvre de fiction et rédige ses souvenirs. Ce témoignage est particulièrement intéressant car elle retrouve ses perceptions d’enfant et retranscrit fort bien l’ignorance et l’innocence de l’enfance et toutes ses questions sans réponse. Elle souligne comment la fillette est victime d’une éducation dix-neuvièmiste: elle n’a pas le droit de regarder la télé car même les dessins japonais sont jugés « subversifs, immoraux et séditieux » par sa mère et elle découvre la sexualité en observant les animaux sous un prisme déformant et parfois terrifiant : qu’il s’agisse du coït de ses cochons d’Inde cannibales ou du sexe démesuré du cheval de son cours d’équitation. Florence, bien plus que sa sœur jumelle, pose des questions auxquelles on ne lui donne pas de réponse, alors elle comble le vide par l’imagination. L’autrice met en scène la psyché enfantine, ses raccourcis, ses amalgames.
Elle fait preuve de beaucoup d’autodérision et de recul et c’est souvent savoureux et très drôle. Mais cet humour et le côté caricatural et presque cartoonesque parfois du dessin cachent, dans une forme de pirouette pudique et polie, l’horreur de la violence psychologique que subit la fillette. On retrouve aussi en effet dans ce récit un côté tragique. L’œuvre se mue en une dénonciation comme le souligne la citation d’Hugo mise en exergue : « L'ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l'éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l'éclairage des esprits ». l’album s’élève donc contre l’obscurantisme et l’hypocrisie en montrant comment le non-dit et les culpabilités qui en découlent vont avoir des conséquences désastreuses sur la construction de la personnalité de la petite fille.
Ainsi ce roman graphique, loin d’être une collection d’anecdotes charmantes ou humoristiques devient un véritable brûlot. Le rose pastel se mue en rouge et Florence apparaît -contrairement à sa sœur jumelle- très souvent en colère.
On remarque une métaphore filée : celle de l’angoisse et surtout celle des préjugés et diktats de la religion et de l’éducation qui vont « féconder » le cerveau de Florence. Les paroles du prêtre apparaissent ainsi dans les phylactères comme autant de gamètes et le cerveau de la fillette prend l’apparence d’un ovule tandis que dans une double énonciation, la voix adulte de Florence souligne que ces paroles la « pénétraient sans son consentement. Elle inséminaient (s)on beau, (s)on pur, (s)on précieux jardin mental » (p.85-86) tout comme le discours scolaire « chaque jour, l’école ensemençait mon cortex de ses graines pourries » (P.93). Le style bucolique et la vie « en rose » se transforment ici : les noirs et rouges deviennent bien plus présents, la réalité se déforme et devient même difforme : les angoisses se muent en cauchemar et son matérialisés par la figure de l’araignée et d’une boule noire dans la poitrine un peu à la manière des tableaux de Frida Khalo.
La mère semble être celle qui provoque le plus de traumatismes. Elle est dotée d’un long nez comme Pinocchio ( alors que les autres personnages n’en ont pas) pour souligner ses mensonges et ses édulcorations ; elle ressemble à une cane (allusion à sa fonction de « pondeuse » ) ; elle se mue enfin en monstre à l’adolescence de la fillette quand celle-ci cherche à exprimer l’aversion et la défiance qu’elle éprouve à son égard. L’agression psychologique à laquelle elle soumet sa fille et les humiliations qu’elle lui fait subir sont marquées dans le graphisme par le jeu de casse et de couleurs qui matérialisent graphiquement le viol de l’espace secret de l’adolescente par les propos maternels. Le paroxysme de cet antagonisme se trouve dans la scène à la fois grotesque et horrifiante du cheval : la mère, comme lors des abus de pouvoirs du père ne fait rien et ne les protège pas.
Florence Dupré-Latour critique non seulement les représentations de la femme dans la religion et l’histoire mais aussi dans la littérature. Elle montre, en effet, combien dans la bande dessinée et la littérature les représentations sont stéréotypées : Falbala, Bonnemine, La Castafiore, Chihuaha Pearl ou encore Constance Bonacieux sont des « êtres fades, rares et secondaires à peine esquissés, relégués dans le silence, le décor ou des positions subalternes » (p.100). Elle va également souligner comment les minorités sont représentées de façon simpliste en montrant combien ceci cause des préjugés sur es noirs avant son arrivée à la réunion ( « Les aventures de Jo et Zette » les présentent comme des cannibales et les fillettes ont peur de se faire manger) ; Ce grossissement du trait dévalorise les représentations de la femme et des noirs dans la bande dessinée et les ravalent à l’absurde. Non seulement , cela va influencer l’adolescente qui en arrive à la conclusion qu’il lui faut être un garçon « pour faire partie des gagnants » et va nier toute féminité en portant les cheveux courts et des vêtements informes ; mais cela va également laisser son empreinte sur l’artiste qui va vouloir s’affranchir des codes masculins de la bande dessinée et mettra systématiquement en place des héroïnes. On a donc aussi , en creux, un roman de l’artiste.
On a donc affaire à un récit sans fard, cru parfois mais toujours juste et souvent poignant sous l’humour et la nostalgie. C’est un album très abouti sous son apparente simplicité graphique par un sens aigu de la narration et du découpage. L’autrice déclare que son « enfance la hante et qu’elle a l’impression qu’elle est en train de débarrasser d’elle en écrivant », Cette catharsis est loin d’être nombriliste car l’œuvre dépasse le projet autobiographique pour se transformer en témoignage et manifeste sur l’éducation des filles. Indispensable !
Dans le deuxième volet de son roman graphique autobiographique, Florence Dupré Latour évoque son enfance privilégiée d’expatriée à Buenos Aires puis en Champagne et en Guadeloupe en compagnie de son double, sa moitié, sa sœur jumelle Béné. Il y a de superbes pages nostalgiques et tendres qui occupent de « grands espaces » pleine page ou de larges vignettes aquarellées en gris clair et rose pâle qui rappellent à la fois Blutch et Catherine Meurisse. Mais elle dépeint également de façon satirique les tabous régnant dans sa famille catholique où l’on ne parle ni de la puberté ni de la sexualité, son éducation conservatrice et les questions que se posent la fillette. Sous l’humour et l’autodérision pointe la dénonciation : de la religion, de l’école et même de la bande dessinée !
Le dessin devient alors cru voire violent et les faciès grotesques. Le découpage est très inventif et l’autrice joue sur les cases, les casses, le code chromatique et le symbolisme. Dépassant l’anecdotique, Florence Dupré nous livre une œuvre au vitriol, drôle, pudique et touchante à la fois. Une œuvre féministe à faire lire par tous !
Il courait dans la famille une savoureuse anecdote à propos d'une grand-tante paternelle, et maman se délectait souvent à nous la raconter.
- Tante Anne était très jeune et très très belle. Et voilà qu'un Monsieur tombe amoureux d'elle. Le mariage a lieu à la campagne, à Bercenay. C'est charmant, bucolique, c'est parfait.
Le soir tombe, les invités partent et arrive le moment de la nuit de noces …
Bien entendu, celle-ci se déroule dans la maison familiale. Bref. Tout le monde va se coucher.
« Au secours ! Au secours !! Il veut m'enlever ma culotte !! Il veut m'enlever ma culotte … Ma … hahahaha … Ma culotte ! Il veut … hahahaha … m'enlever … ma culotte !!! »
Alors maman riait. Papa riait. Ma grande sœur Violaine riait. Béné, ma sœur jumelle, riait. Mon petit frère Jérôme riait. Et moi … Eh bien moi aussi je riais, je riais à fond !
Et on riait, on riait, comme si nous étions tous experts en nuits de noces.
- Franchement, comment peut-on laisser une jeune fille dans une telle ignorance ?
C'était une excellente remarque. Parce que moi, par exemple, j'avais 13 ans … et je ne connaissais strictement rien à la question.Mme Dupré- Latour raconte dans le dialogue et Florence commente en récitatif. Scène d’ouverture p.3-6