Aussi loin que remontent ses souvenirs, Nicolas Keramidas s'est toujours connu avec une large cicatrice qui lui barrait le ventre. Alors qu’il est bébé, ses parents s'aperçoivent qu'il cyanose au bout des doigts. Ils découvrent que leur fils souffre d'une malformation, une "tétralogie de Fallot", qui conduira à sa première opération.
On est en 1973 et le petit Nicolas a un an et fait partie des premiers opérés en France « à cœur ouvert ». Il n’en garde pas de souvenirs et sait en faire un atout en grandissant pour échapper au service militaire ou pour pour séduire sur la plage... Mais en 2016, sur un terrain de futsal, son cœur s'emballe : il subira, à l'âge de 43 ans, sa deuxième opération. C’est une expérience angoissante qu’il décide de consigner par écrit. C’est à partir de ses notes et de celles de sa femme Chloé qui , comme lui, a tenu un journal qu’il en retrace en détail toutes les étapes nous faisant passer des larmes au rire et réciproquement…
On souvent tendance à ranger les auteurs dans des cases (de bd !) . Nicolas Keramidas, c'est ainsi l'homme à la casquette indéboulonnable qui dessine des petits Mickeys ou l’aventure d’une jeune amérindienne avec un trait hérité de ses années passées au studio Walt Disney de Montreuil. Alors quand on le voit pour son 19ème opus seul aux commandes d’un long roman graphique autobiographique qui parle d’opérations cardiaques on est un peu interloqué et même un temps tenté de penser qu’il y a eu erreur de casting … Et bien on aurait tort !
« A cœur ouvert » est un titre à double sens : d’un côté il met en avant l’expression médicale consacrée mais également l’entreprise autobiographique. Sans se prendre pour Rousseau, Nicolas Keramidas va «montrer à ses semblables un homme dans toute la vérité de sa nature » et se livrer sans fard. Et il le fait fort bien dans un volumineux roman graphique (210p) qu’on ne parvient pas à lâcher une fois qu’on l’a commencé.
La narration est à la première personne et l’auteur parvient à décrire cette tranche de vie intime en en gardant sa valeur singulière mais en lui conférant paradoxalement une valeur universelle au fil de son parcours de ses réflexions sur la maladie sur les soins et les impacts de son état de santé sur la vie de tous les jours. Le lecteur, qui n’a pas, heureusement, subi d’opérations aussi lourdes ne manquera pas en effet d’apprécier ces moments souvent humiliants et ces petits détails crus qui sentent le vécu et trouvera des similitudes avec ses propres séjours à l’hôpital ou ceux de ses proches. Et puis, bien sûr , il comprendra l’angoisse qu’on peut éprouver quand on se demande si l’on va survivre ou si l’on sortira diminué d’une opération. Ce roman graphique rappelle également de façon très pudique comment une opération lourde impacte non seulement le malade mais également ses proches en citant des bribes du journal de Chloé ou de ses mails et en changeant ainsi de point de vue ; là aussi l’empathie et l’identification fonctionnent à plein.
Pourtant, même si le sujet est grave, le ton n’est jamais larmoyant. La première partie relate les forfanteries de l’enfance et les « mythologies » que s’est créé le petit Nicolas pour apprivoiser sa cicatrice. On croise alors en cameos Hulk, les requins des « dents de la mer » ou encore les schtroumpfs ! Plus tard on trouve également des clins d’œil à Little Nemo, à Alien ou à l’Exorciste pour décrire métaphoriquement la difficulté de l’aventure vécue par Nicolas. Il transforme même celle-ci en geste quasi médiévale en utilisant des bannières comme autant de titres de chapitres. Il pratique donc beaucoup l’autodérision.
Si les décors peuvent être fouillés (et aisément reconnaissables pour une grenobloise comme moi mais j’accorderai une mention spéciale aux tapisseries seventies des années d’enfance qui suscitera la nostalgie de tout quinqua en devenir !), le trait choisi pour les personnages est semi-réaliste, presque cartoonesque, et met ainsi à distance le propos tout en conférant une réelle expressivité. Souvent il n’y a pas de réelles cases : l’arrière-plan est formé d’un rectangle de couleur uni aux angles arrondis ce qui ne distrait pas le lecteur et permet de mettre en avant les émotions.
Avec un sujet pareil on aurait pu aisément avoir une mise en scène plate avec un bonhomme en gros plan délivrant des explications médicales ; Il n’en est rien ! Ici, c’est parfois Nicolas, parfois son cœur personnifié qui délivrent les explications (fort claires au demeurant !), d’autre fois elles passent par les récitatifs ou les dialogues. Il n‘y a jamais de longs pavés indigestes assénés. L’auteur a une écriture très cinématographique et utilise par exemple le montage alterné pour raconter la façon dont sa femme et lui appréhendent les choses ou le fondu au noir pour matérialiser son endormissement lors de l’opération.
Mais la véritable originalité de cet album est sa somme d’inventions graphiques. Il utilise les onomatopées de façon très pertinente : elles envahissent la page et font partie intégrante du dessin pour montrer que le cœur s’emballe, ou encore pour matérialiser les bruits qui gênent quand on est hyper fatigué après l’opération ou bien les bavardages du petit dernier… L’écriture est également très métaphorique : ainsi à sa sortie de l’hôpital, Nicolas est représenté comme un oiseau qui tombe du nid ou encore comme un quille dans un jeu de chiens lorsqu’ il remet les pieds dans un magasin ; on ressent ainsi immédiatement ce qu’il vit quand il quitte le cocon hospitalier. Le dessinateur utilise beaucoup les flèches et parfois même le schéma ou le plateau de Monopoly pour matérialiser les déplacements . Il opte pour un découpage varié qui s’affranchit du gaufrier. Le rythme change : on a parfois des strips, parfois des vraies cases avec gouttières ou d’autres formées juste par des aplats de couleurs ; quand il va mal ou broie du noir la page est littéralement sur fond noir tandis que des doubles pages se succèdent sur la fin quand il « respire » à nouveau et reprend sa vie normale et ses projets. Keramidas a le sens de la mise en scène et dit tout autant sinon plus par le dessin que par le texte; nulle monotonie dans ces pages où les couleurs explosent et rendent la lecture tout sauf morose.
Pour son premier album solo, l’homme-orchestre Keramidas réussit un coup de maître ! « A cœur ouvert » est à la fois un journal de bord, un livre pédagogique, une histoire remplie d’humour et d’amour à valeur cathartique. C’est un roman graphique autobiographique palpitant (oui j’ose ce mauvais jeu de mots !) qui nous touche au cœur… Une réussite à tous égards qui nous donne envie de croquer la vie à pleines dents ! Merci à Nicolas Keramidas, aux éditions Dupuis et à Netgalley France de m’avoir permis de le découvrir !
Pour son premier ouvrage solo (au scénario, aux crayons et à la couleur !) Nicolas Keramidas choisit le genre autographique. Il nous raconte sans tabous les deux opérations qu’il a subies à cœur ouvert à plus de 40 ans d’intervalle.
D’un sujet risqué voire plombant, il tire un album généreux dans sa pagination mais surtout dans son contenu. On se reconnait dans ses déboires hospitaliers, on est touché par la détresse qu’il éprouve et celle de ses proches, on rit beaucoup aussi. On admire son sens du mouvement et de la mise en scène.
Cet album fourmille d’inventions graphiques plus réjouissantes les unes que les autres. A la fois cathartique, pédagogique et drôle cette chronique douce-amère nous touche en plein cœur.
Au final je passe une enfance tout ce qu’il y a de plus normal. Je vais même découvrir quelques avantages … Sur la plage, pour frimer devant les filles, j’exhibe mes cicatrices en expliquant à un auditoire captivé mon affrontement contre un ou deux requins dans les mers du Sud. Et même si personne n’y croit …il faut tout de même reconnaître que cette histoire en jette !Bien plus en tout cas … qu’une simple malformation cardiaque ! page 14-15