     En compagnie de sa mère, Frédéric Bihel retourne dans le Limousin, sur les terres de son enfance. Il retrouve ému la cour de sa première école, faisant affluer ses souvenirs.
Il avait six ans et allait fréquenter l’école pour la première fois. Un fourgon Peugeot assurait le ramassage scolaire où, dès le premier jour, il subissait les moqueries de camarades plus âgés… Il noua une solide amitié avec Michel, le fils de leurs plus proches voisins. Il se souvient de la ferme où il vivait avec son père et sa mère, de ses illustrés dont il dévorait les images sans pouvoir lire les histoires… Il déménagea plus tard à Limoges sans être plus à l’aise à l’école où il se rendait seul… Un jour, au lieu de descendre l’escalier, il monta et découvrit un grenier poussiéreux…
Là, il avait l’impression que le temps s’arrêtait… C’est de cela qu’il avait besoin, que le temps suspende enfin son vol… Il délaissa l‘école et passait ses journées dans ce grenier en cachette de sa mère… Jusqu’à ce qu’un jour, il y croise une petite fille âgée de huit ans à peine… Frédéric passa ses journées avec elle, dessinant pour cette petite fille qui n’allait pas plus que lui à l’école…
 On se lance dans la lecture des Crayons sans savoir ce qui nous attend… Le quatrième de couverture nous apprend que c’est une autobiographie de l’auteur dans laquelle il nous raconte son enfance… et cela nous suffit…
On se laisse bercer par son récit, par la façon subtile dont il nous fait, avec lui, remonter le temps, évoquant ses souvenirs et son ressenti avec une simplicité désarmante… Truffé de détails qui parleront aux moins jeunes d’entre nous, de Pif Gadget et son fameux couteau de Rahan qui fit rêver tant d’enfants en passant par les journées d’école et les surprenantes méthodes pédagogiques alors en vogue à l’époque… Son récit est baigné de nostalgie et on se laisse entraîner, chamboulé que nous sommes par les émotions riches et simples de ce petit garçon qu’il fut et qu’il dépeint avec pudeur… Son ressenti semble si proche du nôtres lorsqu’on se laisse aller à plonger dans les souvenirs doux ou amers qui ressurgissent lorsqu’on aborde aux rives de notre propre enfance, porté par un crayonné somptueux riche en émotions, parfois juste réhaussé d’une discrète pointe de couleur, comme pour mieux souligner la fragilité des souvenirs qu’il nous relate avec tendresse et sensibilité…
 Le récit est si bien mené qu’à aucun moment on ne s’interroge sur les raisons qui ont poussé l’auteur à nous raconter ces tranches de vies, touché que nous sommes par son propos… Puis vient le temps de l’école buissonnière et de ce grenier qui lui sert de refuge, hors du temps, et ce sentiment de malaise qui pointe subitement sans qu’on parvienne à le définir, comme une petite musique mélancolique qui envahit peu à peu l’espace et semble ralentir le temps, porté par des récitatifs étrangement inquiétants et qui nous semble hors de propos… Puis la couleur vient nous éblouir, envahir les planches, comme un souvenir d’un bonheur simple et précieux qui ressurgit après avoir été trop longtemps enfoui… de peur qu’il ne réveille les souvenirs plus sombres qui y sont liés… Puis la couleur disparait, avec une séquence où l’album prend subitement une tout autre dimension, une toute autre portée… On est comme parcouru d’un frisson lorsqu’on pressent la nature de cette pièce qui manquait au puzzle narratif et qui vient bouleverser le sens de l’histoire de façon vertigineusement tragique… Un frisson nous parcourt l’échine et les yeux nous picotent un peu, et l’on ne peut ni ne veut réprimer ces larmes qui pointent lorsqu’on comprend ce qui s’est joué dans ces moments enfouis et ce que l’auteur était venu chercher, avec sa mère, dans ce petit coin d’enfance… C’est à la fois sublime et d’un tristesse indicible…
 Avec la douceur et la sensibilité qui le caractérise, Frédéric Bihel nous fait aborder aux lointains rivages de son enfance alors qu’il revient, avec sa mère, dans un petit village du Limousin où il est allé pour la première fois à l’école…
Parfois réhaussé d’une pointe de couleur, ses crayonnés distillent une douce mélancolie qui nous fait découvrir une enfance un peu solitaire, dépeignant ses rapports difficiles avec l’école et ces illustrés dans lesquels il semble se réfugier pour échapper à son quotidien, bientôt remplacés par le dessin et ce grenier où il finit par passer ses journées plutôt que d’aller à l’école, avec cette envie viscérale d’arrêter le temps… C’est là qu’il rencontrera une petite fille qui, comme lui, ne semble pas aller à l’école… Pour elle, il dessinera ses aventures d’Ulysse… Mais ces rencontres pleines de tendresse et de retenue distillent un étrange sentiment de malaise qui va grandissant… jusqu’à la révélation, bouleversante de justesse...
Les Crayons est un petit chef d’œuvre qui nous entraîne et nous chamboule, nous faisant en l’espace de quelques cases passer de la nostalgie de l’enfance à la mélancolie, et de la mélancolie aux larmes avec une désarmante facilité, en toute simplicité… Alors qu’on pensait naviguer au rythme des touchants souvenirs d’enfance de l’auteur remontant peu à peu à la surface, on comprend que ce récit est bien plus que cela, une œuvre cathartique bouleversante de justesse et de sincérité qui nous entraîne bien plus loin que ce à quoi nous nous attendions… et ces Crayons nous hanteront longtemps après avoir refermé l’album…
Là-haut, le temps s’arrête. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin qu’il s’arrête. Fini les changements et les copains, fini les bus et les heures. Fini l’argent de poche, fini le maître d’école en blouse grise et les mains dans le dos jusqu’à ce que sa main tombe et vous échauffe et vous échauffe la joue. Fini les chambres nouvelles, fini les rues, fini la vie qui passe. J’ai besoin que ça s’arrête, que tout s’arrête, c’est le moyen que j’ai trouvé, presque par hasard : et si au lieu de descendre l’escalier, je montais ? Dans ma bulle de poussière, je suis bien. Je ne m’ennuie pas.Frédéric Bihel
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