Entretien avec Christian Lax


Bonjour Christian et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien et de nous consacrer une partie de votre temps si précieux !

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? (âge, passions, études, parcours …

Age respectable ; dessiner écrire et lire, pédaler ; lycée puis Beaux-Arts.

Vous avez testé à peu près toutes les combinaisons possibles : collaborations avec le regretté Frank Giroud (Les oubliés d’Annam, Azrayen…), Cothias (La Marquise des lumières) ou même votre propre fils (Soleil cou coupé), adaptation d’un roman noir (Pierre qui roule), scénariste pour un ami (Fournier Les chevaux du vent) ou un ancien élève talentueux (Blier, Amère patrie) et enfin auteur complet (Le Choucas et toutes vos œuvres depuis l’Aigle sans orteils). Quelle formule vous apporte le plus de satisfactions ?
Travailler seul sur la totalité d’un album, tout maîtriser de cet artisanat, en porter les différentes casquettes, de scénariste, de dessinateur, de dialoguiste, et donc totalement revendiquer le résultat.

Vous avez été professeur à l’école Emile Cohl de Lyon qui a vu éclore nombre de jeunes dessinateurs talentueux : Frédéric Blier bien sûr, mais aussi Yannick Corboz, Olivier Berlion, David Sala ou encore Camille Benyamina…
Vous avez offert à Frédéric Blier le scénario d’Amère Patrie: Auriez-vous envie d’écrire pour d’autres de vos élèves ? Pour d’autres de vos confrères ?

Non, j’en ai terminé avec cette expérience.

Une maternité rouge, maliens © LaxL’intégrale d’Amère patrie est sortie juste avant Une maternité rouge. Tous deux traitent de l’Afrique et de la France en mettant en scène des destins parallèles. D’où vous vient cet intérêt pour l’art et le continent africains ?

Coïncidence de parutions, je n’ai pas d’intérêt particulier pour l’art africain et ce continent, ce sont les données scénaristiques et des envies de dessin qui m’embarquent vers un album, où je revisite un pays où suis déjà allé, physiquement, avec carnet de croquis et appareil photo dans mes bagages. Une maternité rouge est l’aboutissement d’une proposition du Louvre et de Futuro, qui m’ont laissé carte blanche.

Vous avez écrit Les Chevaux du vent pour Fournier après un voyage au Népal et Un certain Cervantès après un voyage dans l’Ouest américain. Vos voyages sont-ils toujours une source d’inspiration ?
Oui, souvent, mais toujours après quelques années, je commence par les digérer assez longuement avant d’y retourner sur le papier.

Quelles sources de documentation avez-vous utilisées pour Une maternité rouge ?
Eléments visuels et sensations ramenés du Mali, où je suis allé il y a presque 15 ans. Multiples recherches sur internet, lectures (Chamoiseau, Gaudé, JP Mari, EJ Kirby à propos des migrants), écoutes ou visualisation de reportages sur les migrants et l’art des Dogons ainsi que sur la géopolitique de l’Afrique sahélienne.

Une maternité rouge, Mali, village dogon © LaxPourquoi avez-vous demandé à votre fille Emilie de réaliser un modèle de statue ? Vous n’avez jamais envisagé de prendre une statue existante et de développer une histoire autour ?
Je suis dans la fiction, donc j’invente, au maximum, même si mes récits se déroulent dans un contexte historique, géographique et social qui pèsent sur ce que sont ou font mes personnages fictifs. De plus j’avais besoin que la statuette existe pour bien me l’approprier, visuellement et affectivement.

Votre album s’inscrit dans la collection Musée du Louvre (en coédition avec les éditions Futuropolis) mais de façon paradoxale puisque la quasi-totalité de l’action se déroule en dehors du Louvre. Comment avez-vous réussi à faire accepter votre projet ?
Sans aucun problème, d’autant plus que je me démarquais des autres titres de la collection.

Pour tout vous avouer, je vais souvent au Louvre et je n’avais jamais entendu parler du pavillon des sessions avant d’avoir lu votre livre car pour moi les Arts Premiers c’était le musée du quai Branly ! Donc finalement votre album souscrit bien à l’objectif de la collection qui est de faire découvrir et célébrer les collections du Louvre, non ?

Etes-vous un habitué des musées ?

Pas plus que cela, j’en ai juste visité (partiellement) quelques-uns un peu partout, sans que ce soit une obsession.

Une maternité rouge, sahara © LaxQuelles œuvres mettriez-vous dans votre musée personnel ?
Plein ! Je suis un éclectique.

Et si vous deviez créer un musée de la Bande dessinée ?
Là aussi, plein.

Cet album est un album « engagé » contrairement à la plupart des autres œuvres de la collection du Louvre plus oniriques (je pense à ceux de Durieux, Bilal et des auteurs japonais) ou historiques (celui d’Yslaire et Carrière). Là aussi, est-ce que cela a été une gageure ?
Non

Toute votre œuvre peut d’ailleurs être qualifiée d’engagée : même la série du Choucas est ancrée dans une réalité sociale ! Les albums sur le vélo font la part belle aux gens modestes, Un certain Cervantès parle d’un laissé pour compte vétéran d’Afghanistan, souffrant de PTSD et pose de nombreuses questions sur l’ultra libéralisme tandis qu’Une maternité rouge évoque le périple des migrants, les dangers auxquels ils sont exposés et leur rejet une fois arrivés dans ce qu’ils pensaient être une terre d’asile. Vous considérez-vous comme un lanceur d’alertes ?
Non, je traite simplement des sujets qui m’interpellent, qui me portent suffisamment pour que je sois sûr de tenir la distance (2 à 3 ans) de la réalisation du livre . C’est un marathon de faire un roman graphique, comme le sport que je pratique, le vélo, où il s’agit d’être endurant. La BD est un « sport d’endurance », avec ses moments d’euphorie et ses coups de moins bien, qu’il faut surmonter. Le croquis de voyage, par contre est un sprint.

Une maternité rouge, Mali, ville dogon © LaxQuelle fonction attribuez-vous au personnage de Claude ? Ce spécialiste des arts premiers au Louvre que rencontrera le jeune Alou à la fin de son périple éprouve une véritable fascination pour une statuette du maître du Tintam qui se trouve au pavillon des sessions et lui parle même ! Il semble également ne pas réussir à vivre pleinement comme l’indique l’épisode -qu’on pourrait croire digressif – des retrouvailles avec une amie qu’il semble avoir aimée mais pas su retenir. C’est un repoussoir pour vous ? Une incarnation de l’artiste ou de l’érudit dans sa tour d’ivoire ?
C’est un mec passionné, plein de contradictions, comme on l’est tous, je crois. Je pourrais être pote avec cet homme, d’ailleurs il a été longuement un ami de papier, que j’ai maintenant perdu de vue, et peu m’importe car je vais trouver de nouveaux amis de papier avec qui faire un nouveau bout de route quand je mettrai en chantier mon prochain bouquin.

Ce que je trouve remarquable cependant c’est que vous n’êtes jamais pontifiant. Une maternité rouge pose de nombreuses questions par l’intermédiaire des personnages mais vous n’apportez pas de réponses toutes faites…
La raison d’être d’un livre est de poser des questions, pas d’apporter des réponses. J’essaye de m’inscrire dans cette démarche, qui suis-je pour imposer mon point de vue sur toutes choses ?

Une maternité rouge, sculpture du mali © LaxPourquoi accordez-vous autant d’importance au sage Hogon dans ce récit ? Il a en effet les honneurs de la couverture (alors qu’on attendrait plutôt le jeune malien) et de la scène d’ouverture qui se passe dans les années 1950 juste avant la décolonisation dans laquelle, enfant, il dérobe la maternité rouge pour éviter qu’elle ne parte en Europe. Enfin, vous revenez également dans un flashback sur sa jeunesse comme étudiant à l’école de du Louvre en 1968…
C’est un érudit qui a traversé l’histoire de cette région d’Afrique durant la seconde moitié du XXème siècle, un fil rouge en quelque sorte, j’ai brièvement rencontré son semblable au Mali, dont je me suis inspiré. Et s’il est en couverture c’est sur le conseil avisé de mon éditeur et ami, Claude Gendrot, qui a attiré mon attention sur le rôle capital de ce sage. Je n’ai eu plus qu’à mettre un maximum d’humanité dans mon dessin.

A contrario, le destin du personnage d’Alou, le jeune apiculteur n’est qu’ébauché. Que signifie la fin ouverte ?
Elle est au diapason de ce qu’on observe dans cette triste et récurrente actualité des camps improvisés de réfugiés. La société, les villes, les tolèrent quelque temps, puis ils sont démantelés sans que l’on ne sache jamais ce que deviennent leurs occupants. Le personnage central de mon livre est LA MATERNITE, pas Alou, qui n’est que son « véhicule humain », et dont le destin passe au second plan.

Une maternité rouge, sahara © LaxQuel personnage vous a donné le plus de fil à retordre? Lequel avez-vous au contraire pris le plus de plaisir à mettre en scène?
...

On a l’impression que vous fonctionnez « par phases » : la première phase assez classique et héritière de la ligne claire (La marquise des lumières et les collaborations avec Giroud) ; la deuxième très expressionniste avec des traits semi-réalistes pour le Choucas ; la troisième à l’aquarelle en couleurs directes pour les œuvres sur le vélo et la quatrième au lavis pour Un certain Cervantès et Une Maternité rouge …C’est important pour vous ce perpétuel renouvellement ?

Me renouveler graphiquement fut vital au moment de Azrayen (j’en avais assez de mon dessin sans personnalité), cet album fut un tournant pour moi … Quant à changer de cuisine d’album en album, c’est par curiosité, et pour ne pas m’installer dans un ronron ennuyeux. Et puis parce que chaque sujet abordé appelle une imagerie en accord. Il m’apparait évident que Le Choucas ne peut pas être dessiné comme Une maternité rouge.

Couverture, work in progress
Une maternité rouge, couverture, work in progress © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, couverture, work in progress © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, couverture, work in progress © Futuropolis / Lax


Vos deux dernières œuvres forment une sorte de diptyque : même format (roman graphique) et même technique (lavis). On remarque également la multiplication de cases muettes et de pleines pages comme si vous repoussiez les frontières du genre de la bande dessinée et accordiez la forme à la gravité du propos…
Disons que j’essaye d’évoluer dans mon approche de la bande dessinée, j’ai effectivement le souci de faire surtout parler le dessin. Je cherche le BON dessin. Si je réussis à faire passer ce que je souhaite par le dessin seul, il n’y a ni nécessité ni intérêt à surcharger avec du texte. Je supporte difficilement les BD bavardes, et qui le sont parfois pour combler un déficit de dessin. Je lis, ou j’entends de temps à autre, ici ou là, que dans ce genre si particulier qu’est la bande dessinée : « le plus important c’est l’histoire », c’est faux ! Les deux ont la même importance puisque ce qui est dit l’est simultanément par ces deux entrées que sont texte et dessin. En cela, la Bd est un langage binaire.

Sans vouloir me prendre pour Claire, la radiologue du Louvre qui met l’artiste à nu et dévoile ses hésitations, ses revirements et ses repentirs, j’aimerais que vous nous expliquiez comment s’est organisé votre travail du synopsis à la planche réalisée et les techniques que vous avez utilisées….
Crayonnés, encrage à la plume (ou autres instruments en bois ou plastique de ma fabrication pour varier le grain du trait), lavis d’encres noires de marques, donc, de fabrications différentes, et papiers différents. Ces coexistences donnent, avec parfois des petites touches d’aquarelle, des résultats variés.
Planche 63, work in progress
Une maternité rouge, planche 63, travail en cours © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, planche 63, avant lavis © Futuropolis / LaxUne maternité rouge, planche 63, lavis en cours © Futuropolis / LaxUne maternité rouge, planche 63, lavis en cours © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, planche 63, lavis en cours © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, planche 63, lavis en cours © Futuropolis / Lax Une maternité rouge, planche 63 finalisée © Futuropolis / Lax

Dans Un certain Cervantès, vous utilisiez les pigments des encres pour différencier les époques. Ici vous éclairez les lavis à l’aide de quelques petites touches de couleurs (le rouge pour la statue ou le sac à dos d’Alou, des touches de jaune et de bleu parfois). Ont-elles un rôle symbolique ?
Le rouge pour la statuette s’imposait, pour qu’elle soit repérable en toutes circonstances (il y a même du rouge sur le sac à dos de Alou pour ne pas qu’on oublie qu’elle s’y trouve). Le jaune léger, c’est pour donner la chaleur de l’Afrique notamment. Et le bleu pour des ciels ou pour la mer, je neutralise ainsi le risque de monotonie des gris, et en même temps j’éveille l’attention du lecteur, je l’interpelle de temps à autre.

Lors du périple d’Alou en compagnie des migrants, de nombreuses pages se déroulent dans l’obscurité. Comment avez-vous réussi à rendre lisibles graphiquement ces pages sombres ?
Au fil des planches, depuis Cervantès, j’ai pigé pas mal de choses, qui me permettent de faire à peu près ce que je souhaitais avant de m’attaquer à l’ambiance d’une scène. En matière de dessin, toute la difficulté est là : faire passer ce que l’on a dans le cerveau dans la main, on y parvient plus ou moins bien, mais si on a l’enthousiasme, le cœur, ça aide à s’approcher de ce que l’on envisage.

Une maternité rouge, l'artiste devant l'affiche de l'expo qui lui est consacrée © Futuropolis / LaxCes pages sombres correspondent également à un tournant dans votre vie personnelle. Vous racontez dans la postface que vous avez été victime d’u très grave accident à vélo au deux tiers de l’album. Cela a-t-il une influence sur votre dessin ?
Je n’en sais rien. Ce qui m’a rassuré, c’est de constater qu’après presque un an loin de ce livre, je n’avais rien perdu.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos projets présents et à venir et plus particulièrement sur votre prochain album?

Je ne sais pas encore pas ce que je vais faire car je sors à peine d’Une maternité rouge que j’ai accompagnée dans pas mal de librairies… j’ai juste de très vagues pistes qu’il va falloir creuser…

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire
Hum … Pardonnez-moi, mais je n’aime pas ce genre d’exercice. Je pourrais y répondre aujourd’hui d’une certaine façon, et être dans un tout autre état d’esprit demain, ou plus tard, et donc apporter des réponses très différentes, et notamment parce qu’à chaque question il y a plusieurs réponses possibles …

Aucun souci ! Vous nous avez déjà permis d’en apprendre beaucoup aujourd’hui ! Un grand merci pour votre disponibilité et à bientôt pour votre prochain roman graphique !
Article by bd.otaku