Entretien avec Jacques Lamontagne


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Aucun souci avec le tutoiement, Laurent !

Merci à toi…

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai un parcours plutôt atypique pour un auteur BD. Après des études en graphisme dans les années 80, je me suis dirigé vers l’illustration publicitaire. J’ai travaillé comme directeur artistique d’une petite boîte de pub, puis, je suis passé à « freelance illustrateur » et ce, durant plusieurs années.

J’ai toujours gardé un contact avec la BD. Le 9ème art me passionnait mais je ne voyais pas à l’époque la possibilité de pouvoir en vivre ici, au Québec. Durant ces années où j’ai réalisé des illustrations pour des maisons d’édition et des agences de pub, je continuais à collaborer à des magazines humoristiques, ce qui me rapprochait un peu de la BD. C’est avec l’arrivée d’internet et à l’âge de 43 ans que j’ai entrevu la possibilité de voir mon rêve se réaliser. J’ai envoyé quelques dossiers aux principales maisons d’édition françaises et Belges. Les Editions Soleil ont été les premiers à communiquer avec moi pour travailler sur une série, Les Druides. L’aventure aura duré 10 ans.
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
La BD occupait une immense place dans ma jeunesse. Je lisais de tout. Ma toute première lecture ( en fait, c’est avant que je sache lire ) fut Martin le Malin. Une BD hollandaise qui n’hésitait à plagier l’œuvre d’Hergé. Puis, ce fut Tintin, Spirou, Gaston, Gotlib. J’étais une véritable machine à dévorer de la BD.

Comme nous étions une famille issue d’un milieu plutôt modeste, ni riche, ni pauvre, mes parents ne disposaient pas des moyens d’entretenir cet appétit gargantuesque. Je me rendais alors avec mes économies chez un bouquiniste où je me procurais pour quelques sous des BD de seconde main. Puis, quand j’avais accumulé une bonne quantité de BD que j’avais déjà lues, je retournais chez ce même bouquiniste afin de vendre mes albums et en acheter d’autres. Bien entendu, j’étais toujours perdant ! Le propriétaire de l’époque, Le Comptoir du Livre, un homme d’un âge avancé, me vouvoyais du haut de mes huit ans. Quand j’entrais dans sa boutique, ça sentait bon le vieux papier. Je pouvais passer des heures à éplucher les piles de livres à la recherche de petits trésors.

A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité ta vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Comme dit plus haut, devenir auteur BD relevait pour moi de l’utopie. C’était un métier pour les « français » comme je me disais à l’époque ( petit, tout ce qui se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique était pour moi « français », confondant Belgique et France dans un seul tout. smiley ).

Il serait triste d’oublier Pif Gadget qui était un rendez-vous hebdomadaire et qui a certainement contribué à me faire rêver à ce métier. Ma mère me donnait les précieux 75 sous afin d’aller me procurer mon magazine préféré. Je retrouvais les Rahan, Doc Justice, Pif, Placid et Muzo, Gai-Luron et Arthur le fantôme qui faisaient mon délice. Tout ça à contribué à ce que je devienne dessinateur mais l’idée de devenir auteur n’existait pas à cette époque car jugée irréaliste.
Le Manoir Sheridan, l'accident © Ma Yi / Lamontagne
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Les grandes joies sont de faire à mon tour rêver ou transporter dans mes univers les lecteurs. Que ce soit au dessin ou au scénario, j’essaie toujours d’être le plus généreux possible. J’ai toujours une pensée pour les personnes qui auront mes bouquins en main.

La grande difficulté de notre époque c’est de ressortir du lot. Le nombre de publications est tellement grand que la durée de vie d’un album sur les tablettes est devenue éphémère, à moins d’être un auteur vedette. Autrefois, les albums figuraient pendant plusieurs mois sur les tablettes des librairies. Maintenant, les libraires ne peuvent plus se permettre ça. Il y a tant de parutions mensuelles que chaque cm de rayonnage est exploité au maximum. Les Block Busters y trouveront une place confortable tandis que les nouvelles parutions un peu moins connues connaîtront une vie assez courte.

Comment définirais-tu métier de scénariste ?
Le scénario, c’est le squelette d’un album. Sans lui, la BD n’existe pas. Un tome 1 peut vendre avec un bon dessin, mais il ne se rendra pas au tome deux ou trois sans un bon scénario. Écrire des scénarios, c’est aller au bout de ses envies. C’est raconter ses fantasmes, ses passions, ses souvenirs et repasser par tout ce que l’on a absorbé durant sa vie. Il faut cependant avoir une bonne connexion avec son dessinateur car il y a parfois des intentions dans un scénario qui peuvent être sabordées par le dessin.

Le premier tome du Manoir Sheridan vient de paraître sur les étals… Comment est né ce récit fantastique particulièrement envoûtant ?
En 2011, je commençais à jeter les première base de Sheridan Mansion ( titre original ). À l’époque, j’avais l’intention de l’écrire et de le dessiner. J’ai vite réalisé qu’avec le boulot que j’avais, c’était malheureusement impossible de faire aussi le dessin. Le projet avait auparavant intéressé Glénat après que je leur aie présenté des esquisses et quelques pages. Mais suite à ma décision d’abandonner le poste de dessinateur, il a fallu que je trouve quelqu’un pour me remplacer.

Durant plusieurs années j’ai fait faire des tests à différents dessinateurs. Malheureusement, malgré le talent qui les habitait, le match parfait n’était pas au rendez-vous. Ni l’éditeur ni moi n’étions convaincus par les essais. Il a fallu attendre jusqu’en 2014 avant que je propose le projet à Ma Yi. Ses premiers jets nous ont persuadés que c’était l’homme qu’il nous fallait.

Ça a été toutefois un exercice de patience car Ma Yi travaillait alors sur plusieurs projets et les planches arrivaient à un rythme plutôt lent et saccadé. La plus grande difficulté était de se retremper dans l’écriture après plusieurs mois de silence. Mais nous y sommes parvenus ! Le diptyque est maintenant complété. Ma Yi aura mis 6 ans à le faire et j’aurai dû attendre 10 ans avant de voir le projet mené à terme !!
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Quels sont tes maîtres ou tes références en matière de littérature fantastique ?
Mes références proviennent en grande partie de la littérature et du cinéma. Mes auteurs préférés sont Claude Seignolle, Jean Ray, De Maupassant, Poe, Richard Matheson et Stephen King.

Peux-tu en quelques mots nous faire le pitch de la série ?
L’histoire se déroule au Canada, au début du siècle dernier. Daniel, un jeune voleur, se retrouve dans les eaux d’un lac gelé en tentant fuir les gens qui le pourchassent après avoir fait main basse sur la petite caisse d’un magasin. Il reprendra peu à peu conscience, une jambe fracturée, dans un décor hors du temps… Sheridan’s Mansion. Son hôte, Angus Mac Mahon lui offrira l’hospitalité le temps que sa blessure guérisse. Il fera aussi la connaissance du gigantesque majordome, Mickaï, ainsi que de la ravissante Edana, une jeune femme plongée dans un état cataleptique. Mais la demeure, à l’intérieur de ses murs décrépis, renferme de bien effrayants secrets.

Le Manoir Sheridan se veut avant tout une sorte d’hommage à mes lectures de jeunesse du genre fantastique. C’est volontairement que je lui ai donné cet aspect très classique qui se veut presqu’un conte ainsi qu’une lecture familiale.

Comment as-tu rencontré Ma Yi qui en signe les somptueux dessins ?
Ma Yi et moi avions auparavant travaillé ensemble sur une série nommée Yuna aux éditions Soleil. Son style asiatique mais à la fois teinté d’influences européennes m’avait conquis.

Il est vrai que son dessin est particulièrement impressionnant !
Ma Yi est un formidable artiste. Il a une vision bien personnelle du découpage qui me fascine toujours. Parfois, j’avais déjà une idée bien précise d’un décor ou d’une scène et il m’arrivait avec une toute autre proposition qui m’étonnait sur le coup mais qui au final fonctionnait très bien.
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Concrètement, du synopsis à la planche finalisée, comment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album ? Quelles furent les différentes étapes de la réalisation de cette histoire ?
Comme j’avais déjà écrit des synopsis très précis des deux albums, il ne me restait plus qu’à découper les pages et écrire les dialogues afin d’alimenter Ma Yi. Il m’arrivait parfois d’ajouter des esquisses afin d’aiguiller ce dernier sur ce que j’avais en tête. Par la suite, Ma Yi m’envoyait un storyboard plutôt abouti. Après en avoir discuté par mail, il passait à l’étape du dessin final et de la colorisation.

A partir de quelle « matière » Ma Yi a-t-il élaboré l’apparence de vos personnages ? Daniel est-il passé par différentes étapes avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
Comme je l’expliquais précédemment, j’avais déjà réalisé moi-même des planches et des dessins de ce récit. J’ai donc fait suivre à Ma Yi ces esquisses afin de lui donner une référence, une base sur laquelle partir. Mais rapidement, Ma Yi s’est approprié l’univers du Manoir Sheridan. Il y a eu très peu d’hésitations avant que les personnages et les lieux prennent forme.
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
J’appréciais beaucoup écrire les scènes en flashback de Daniel, sa relation avec son père ainsi que son admission à l’orphelinat.
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Quelle étape te procure le plus de plaisir dans l’élaboration d’un album ?
Chaque étape apporte son lot de plaisirs. J’aime autant l’écriture que le dessin. Je dirais que la signature du contrat est celle que je préfère ! smiley

Peux-tu en quelques mots nous parler de tes différents projets ?
Comme le tome 2 du Manoir Sheridan est complété, je me concentre sur la réalisation du tome 3 de Wild West. J’avance également à petits pas le tome 4 de Shelton & Felter.
Le Manoir Sheridan, recherche © Ma Yi / Lamontagne
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
J’ai adoré Deadwood Dick, de Masiero et Mastantuono, autant pour le scénario que pour le dessin.

Le Manoir Sheridan, le Gardien © Ma Yi / LamontagnePour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

un personnage de BD : Sans doute Poulain de la patrouille des Castors à cause de mon côté boy scout.
un personnage mythologique : Achille, surtout à cause de mes nombreux talons
un personnage de roman : Long John Silver. Ce personnage me fascine avec ses nombreux travers mais également ce côté fort sympathique.
une chanson : The rain, the Park and other things des Cowsills pour son aspect poétique.
un instrument de musique : Une guitare pour sa personnalité parfois rebelle mais aussi tendre selon ses humeurs.
un jeu de société : Clue
une découverte scientifique : Les vaccin contre la Covid 19.
une recette culinaire : le Poulet au beurre indien
une pâtisserie : le gâteau à la meringue que ma mère me faisait.
une ville : Saint-Raymond, là où j’habite.
une qualité : L’honnêteté
un défaut : L’impatience
un monument : la Pyramide de Kéops
une boisson : le Scotch
un proverbe : Le bonheur n’est pas d’avoir ce que l’on désire mais d’avoir ce que l’on a.

Le Manoir Sheridan, Mikhai © Ma Yi / Lamontagne
Un dernier mot pour la postérité ?
Vivement que la situation sanitaire revienne à la normale pour retourner voir mes ami(e)s européen(e)s.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Mon plaisir !

Jacques Lamontagne, scénariste du Manoir Sheridan
Article by Le Korrigan