Entretien avec Simon Leturgie


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien… Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence …
J’ai plus de facilités avec le tutoiement. Plus égalitaire et tout aussi respectueux!

Merci à toi smiley
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai grandi en Normandie avec une mère infirmière, mon père était à Paris pour faire de la chanson puis du scénario de BD. Je suis de 1974, j’étais un gamin qui ne comprenait rien au monde qui l’entourait et je me suis tranquillement réfugié dans le dessin qui était bien plus sécurisant. J’ai détesté la scolarité, du coup j’ai évité de redoubler. En première et terminale, j’ai fait mes premiers boulots de dessin pour une revue portuaire du Havre et la semaine qui a suivi mes 18 ans je suis parti en Belgique.

Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
J’étais un lecteur d’images, je me suis mis réellement à la lecture textuelle après la période scolaire. Les schtroumpfs occupaient une place de choix, ce petit monde sans autorité, très libertaire me plaisait énormément. La narration est tellement parfaite, les thèmes variés et l’humour burlesque m’ont immédiatement plu et restent encore maintenant une énorme référence pour mon travail. J’avais un grand amour pour le Hugo de Bédu qui s’inscrit dans la même veine. Adolescent j’ai adoré le travail de Thierry Ségur pour les Légendes des Contrées oubliées. Des univers hors du quotidien, vaguement moyenâgeux où toutes les règles les régissant sont inventives.
Spoon & White, une équipe de choc © Simon Leturgie
Les Légendes des Contrées oubliées, quel fascinant triptyque ! Quel dommage que ces Chevalier et Ségur n’aient pas signé d’autres récits !
Oui, et pendant notre entretien (qui se fait à distance en plusieurs fois) on vient d’apprendre le décès de Bruno Chevalier, donc c’est bien d’en parler… bref, c’est une bédé qui quand j’y pense est remplie d’odeurs, de sons et de goûts. C’est vraiment fort d’impacter de la sorte. Cette série a marqué beaucoup d’auteurs de ma génération. Chapeau les artistes!


Spoon & White, Neverland, recherche de couvrture © Simon LeturgieOui, j’ai vu ça… quelle triste nouvelle ! Et quel formidable duo d’auteurs ce fut ! L’un des meilleurs récits d’heroïc-fantasy, assurément, à ranger aux côtés de la Quête de l’Oiseau du Temps

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ? As-tu des « maîtres » dans le neuvième art ?

J’ai su très tôt que je ne voulais faire que ça comme activité professionnelle, je devais avoir 6, 7 ans. Le premier auteur que j’ai rencontré devait être Marijac je pense pour le tournage d’une emission télé. Et le premier qui m’a passé des « recettes de dessinateur » a été Luguy quand j’avais 7-8 ans, de très bons trucs que je refile maintenant aux enfants quand je fais des interventions. Ni dieu ni maître, mais certains phares que j’observe avec admiration. Didier Conrad est stylistiquement une influence évidente dans mes premières années. Les grands anciens du journal Spirou, Franquin-Peyo-Tillieux-Morris. J’ai longtemps nourri une passion pour Bernet ainsi que pour Carlos Gimenez, bref des trucs de vieux maintenant!

Mais non, mais non…
Un peu quand même!

Spoon & White, bande (annonce) dessinée © Simon LeturgieFaire de ton rêve une réalité a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Absolument pas. C’était très naturel pour moi sans que je m’en rende compte. Le fait d’être assez souvent en contact des auteurs bd depuis tout gamin, Laurent Vicomte, Jaap, Luguy, Bourgeon par exemple, avec leurs conseils, leurs remarques et leurs encouragements m’ont mis très tôt dans un processus de formation sans que j’en ai conscience. Yves Lavandier donnait ses premiers cours de dramaturgie chez mon père et du coup j’ai pris connaissance tôt de propositions de règles d’écriture. Je savais comment et qui contacter, j’avais déjà lu des contrats d’édition, c’est une grosse différence par rapport aux collègues qui ont dû lutter pour rentrer dans le milieu. Cette absence de combat à l’entrée dans cette profession influe la façon de l’appréhender.

Quelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
En grandes joies, je vois pour le quotidien : l’autonomie, la solitude, la gestion de son temps et l’absence de hiérarchie. Le fait de pouvoir raconter tout ce qui nous passe par la tête avec un budget ridicule me plait énormément. La relative pauvreté et la précarité sont les difficultés majeures d’un point de vue matériel. L’adaptation aux changements technologiques, aux types de narration et aux contraintes du marché posent quelques problèmes également.

Spoon & White, bande (annonce) dessinée © Simon LeturgieComment sont nés les calamiteux inspecteurs Spoon et White, joliment réédité par Bamboo après la sortie, en 2021, du déjanté Road'n'trip, neuvième opus de cette série humoristique et policière iconoclaste ?
Yves Schlirf, directeur éditorial chez Dargaud, voulait qu’on travaille en trio avec mon père et Yann. On lui a proposé Spoon. Il l’a refusé (il espérait de nous une série western avec un personnage féminin). Yann adorait l’inspecteur Harry et son côté teigneux. Jean adorait les Etats-Unis, l’univers Disney et moi… j’adorais Starsky et Hutch que je regardais au lieu de faire mes devoirs quand j’étais ado! On a mélangé le tout et hop! Voici Spoon et White!

L’apparence de nos deux policiers s’est-elle rapidement imposée où sont-ils passés par différents stades avant de revêtir celles que l’on connaît ?
Je gribouille sans arrêt dans des carnets. J’ai toujours des petits personnages en préparation. Avec Jean, on prévoyait un duo pour un western que nous avions en tête, très influencé par le film « desperado » de Rodriguez, Rodriguez est un de mes péchés mignons. Donc les personnages étaient physiquement déjà là. Un uniforme de policier new-yorkais plus tard, nous avions notre binôme de poulets prêt à décoller.

Spoon & White, illustration © Simon LeturgieQui a choisi les thématiques déjantées des différentes enquêtes de nos deux inspecteurs décérébrés ?
On a tourné, c’était rarement deux fois le même qui venait avec le thême. De mémoire , le premier est un compromis très Die hard, le second vient de ma vieille passion pour le true crime, le kung fu du troisième, ça doit être raconté dans les bonus de la nouvelle édition, ma véritable motivation est que je n’avais pas lu de bd franco-belge de kung fu et ça me faisait rigoler de chercher des solutions à sa représentation. Le quatrième opus est James Bond donc c’est mon père, grand amateur des 007. Le cinquième, autour des stupéfiants est venu par élimination, c’était un thème récurrent dans les films policiers que nous n’avions pas traité. Le sixième qui parle de l’industrie pharmaceutique, c’est Yann (un sujet plus intellectuel, c’est forcément Yann!). Le septième autour du terrorisme et de la série 24 heures c’est Jean. Pour les deux derniers qui ne se déroulent pas à New York, c’est moi, j’avais besoin de prendre l’air et la série aussi.

Lequel des deux inspecteurs prends tu le plus de plaisir à mettre en scène ?
Spoon m’amuse davantage, il a malgré son QI très limité certaines valeurs positives, il ne pense pas à mal quand il agit.
Spoon & White, illustration © Simon Leturgie
Il aurait donc un QI au-dessus du zéro absolu… Voilà qui laisse songeur smiley

Comment s’est organisé le travail à huit mains sur les différents tomes de la série ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les grandes étapes de la réalisation d’un album ? Tout à fait entre nous est-il facile de travailler avec son père ?

C’est très mélangé et changeant au cours même d’un album.

En gros, on se réunissait avec Jean et Yann pour se faire part de nos envies et éventuellement d’idées de scènes. Jean et Yann se réunissaient à Bruxelles pour faire une première ébauche. Jean faisait un découpage écrit, l’envoyait à Yann qui faisait un découpage dessiné, ce qui influençait automatiquement mon travail, Jean taillait dans les dialogues de Yann (à son grand désarroi) remontait tout ça, réécrivait. Je récupérais tout ce matériel et je gardais ce qui m’amusait le plus. Comme on travaillait au même endroit avec Jean, quand j’avais, du fait des remontages des uns et des autres, une case qui me manquait, il me l’écrivait sur un coin de feuille et je dessinais tout ça! Yann me disait à raison que mes décors étaient nuls et donc au quatrième tome, je me suis fait aider par mon ami Franck Isard qui fait des vraies perspectives. Je dessinais et encrais les personnages, je faisais un vague croquis de ce que je voyais comme décors et je lui faxais le tout (oui, c’etait il y à longtemps, très longtemps) Franck me renvoyait par la poste ses jolis dessins que je reprenais à la table lumineuse.

Et je te rassure, c’est hyper facile pour moi de travailler avec mon père, on est très directs et on manque sacrément de hiérarchie dans notre relation, ce qui est facilitant.

rough(s)
Spoon & White, rough © Simon Leturgie Spoon & White, rough © Simon Leturgie
Spoon & White, rough © Simon Leturgie


Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Très clairement le découpage, c’est là qu’il faut être astucieux.

Quels outils utilises-tu pour composer tes planches ?
J’ai longtemps travaillé sur papier machine A4, c’est plus pratique à trimballer, ça tient dans un sac. Critérium et règle, basiques. L’encrage se fait principalement au pinceau, mais que j’ai tendance à un peu maltraiter. J’aime bien laisser un peu sécher l’encre de chine dans le corps du pinceau, il devient légèrement plus rigide et je peux m’en servir ensuite comme d’un outil un peu entre du feutre et du pinceau.

Spoon & White, work in progress © Jean et Simon Leturgie

Chaque album est truffé de références en cascades… T’amuses-tu aussi à placer des easter eggs non prévus dans le scénario ?
C’est vrai qu’il y en a partout! ça dépend beaucoup de ce que j’ai avalé culturellement. C’est de la surcouche. Dans le dernier, il y a des clins d’oeil à des films plus compliqués à intégrer car moins mainstream. On a du grand budapest hotel, du blackkklansman, du « art of deal » de Trump. J’avais ajouté la sonnerie de téléphone de Bruce Ali avec « smoke weed every day » de snoop dog. On en met peut-être trop, je serais incapable de retrouver toutes ces références.

Spoon & White, la plantureuse Courtney Balconi © Simon LeturgieIl n’y en a pas trop, ça rend au contraire la lecture très ludique et les relectures permettent toujours d’en trouver l’une ou l’autre qui nous avait échappé… j’adore ^^
Merci !
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ? Une nouvelle enquête de Spoon & White est-elle déjà sur les rails ?
Je travaille sur le dernier volume de Polstar, qui est resté en stand by environ vingt ans, c’était ma première série et il manque l’équivalent d’un album pour conclure la série. Je continue en parallèle le dessin des Profs que Pica m’a gentiment confié. Spoon et White semblent avoir pris leur retraite, mais sait-on jamais! Je termine un peu tout ce qui était entamé depuis des années afin de m’ouvrir de nouveaux horizons.
Recherche(s)
Spoon & White, recherche © Simon Leturgie Spoon & White, recherche © Simon Leturgie
Spoon & White, recherche © Simon Leturgie Spoon & White, maquette de radeau © Simon Leturgie

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Des coups de cœur qui datent un peu, la nouveauté est trop copieuse actuellement. En bd, j’ai beaucoup aimé les mémés de Sylvain Frécon et plus récemment garcons manqués de James chez Fluide glacial tous les deux. En musique les ramoneurs de menhirs sont une heureuse découverte.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Je ne réponds qu’aux questions qu’on me pose!
Spoon & White, encrage © Simon Leturgie
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Portrait du jeune homme en artiste © Simon Leturgie
un personnage de BD : un personnage se-condaire assez autonome… Woodstock dans peanuts.
un personnage mythologique : un tupilak mais uniquement pour leur apparence que j’adore.
un personnage de roman : Holmes, Sherlock Holmes.
un animal : le rat, j’en ai eu de nombreux en compagnons, on s’entend très bien.
une chanson : il en faut peu pour être heureux de Baloo
un instrument de musique : un banjo désaccordé avec une corde en moins.
un jeu de société : un casse-tête, ça fonctionne comme réponse? Sinon un scrabble…
une découverte scientifique : l’aniline. Pour plein de raisons trop longues pour ce questionnaire!
une recette culinaire : un plat rudimentaire, avec plein de trucs de-dans pour petits et grands. Une salade piémontaise faite maison.
une pâtisserie : un gâteau au chocolat. J’ai une excellente recette.
une ville : Caen
une qualité : bienveillance
un défaut : tête de mule
un monument : un élément d’un mégalithe
une boisson : white russian
un proverbe : Avec de la patience tout arrive vite.

Un dernier mot pour la postérité ?
Chère postérité, tu peux m’oublier.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi!
Spoon & White, illustration © Simon Leturgie
Article by Le Korrigan