Nous sommes en 1947. Jacques Brel a dix-huit ans. Il se rêvait aventurier mais se morfond dans l’usine de carton familiale. Il sent que son destin se jouera ailleurs qu’entre les murs de briques de l’entreprise et ses carreaux mal lavés.

Accompagné de sa guitare, il chante dans les bars et les cabarets, déclamant avec passion ses textes tourmentés et ses premiers succès le conforte dans ses choix… En 1950, il épouse Thérèse Michielsen, alias Miche, qui lui donne deux filles et l’encourage dans sa vocation. Mais il vit encore une vie des plus ordinaires et les responsabilités sans cesse grandissantes de l’usine deviennent trop envahissantes… Contre l’avis de son père, il part pour Paris pour rencontrer à l’invitation de Jacques Canetti, défricheur de talent chez Philips et propriétaire des Trois Baudets…

Sa vie est en train de changer… Mais la consécration devra encore attendre plusieurs années…

Ses chansons l’ont rendu immortel et si Jacques Brel s’est beaucoup livré au cours de ses saisissantes interviews et dans ses chansons, sa vie est moins connue du grand public. Salva Rubio, scénariste du romanesque Max - les années 20, de l’édifiant photographe de Mauthausen ou de la saisissante biographie Degas, la danse de la solitude retrouve son complice et compatriote Sagar avec qui il avait signé le sublime et émouvant Miles et Juliette pour faire du Grand Jacques un héros de bande-dessinée…

Jacques Brel est le narrateur de sa propre histoire et ce biais narratif nous permet de comprendre les motivations de ces premières années où ses rêves d’aventures se télescopaient avec la dure réalité. A travers de nombreux monologues, les auteurs nous livrent ses états d’âmes, les doutes qui le rongent alors que, malgré ses premiers succès, la vente de ses disques peine à décoller, les dilemmes qui sont siens lorsqu’une aventure lui tend les mains. Il nous fait entrer dans l’intimité d’un artiste tourmenté et le texte sonne si juste qu’on a souvent l’impression d’entendre le timbre si caractéristique de la voie de Brel.

Le scénariste retranscrire avec efficacité l’atmosphère du Paris foisonnant des années 50, mettant en scène une formidable galerie d’artistes dont chacun a marqué son époque ou l’histoire de la chanson : Aznavour, Brassens, Greco, Lemarque, Clay, Bécaud, Mouloudji, Devos ou Sauvage… Certaines de ces rencontres seront déterminantes pour le jeune Jacques, notamment celle d’avec Georges Pasquier du trio les Trois Nelson et qui deviendra son ami, son confident, son secrétaire et son régisseur et auquel il dédira son bouleversant Jojo…

Le dessin de Fornies Sagar est une petite merveille de sensibilité et de délicatesse qui sied fort bien à cette biographie solidement documentée de Jacques Brel… L’artiste espagnol parvient à faire revivre la scène musicale du Paris des années 50 de façon particulièrement convaincante et ses compositions s’avèrent très aérées malgré la densité du propos. Nous avons beaucoup apprécié les pages d’introduction qui nous font, le temps d’un voyage, survoler, littéralement, l’enfance et la jeunesse de Jacques où s’enracinent ses rêves de voyages ou d’aventures ou celle décrivant le profond ennui du jeune homme lorsqu’il travaille dans l’usine à carton de son paternel.

Après leur remarquable livre consacré à la passion de Miles Davis et Juliette Greco, Salva Rubio et Fornies Sagar font de Jacques Brel un héros de bande-dessinée.

Dans ce premier volet de ce qui s’annonce être une trilogie, les auteurs reviennent sur les années de galère du chanteur, lorsqu’abandonnant l’étouffante usine familiale il quitta Bruxelles, trop étriquée pour contenir ses rêves d’aventure, pour gagner les foisonnantes scènes parisienne…

Solidement documenté et servi par un dessin somptueux et poétique, l’album nous entraîne dans l’intimité d’un artiste en devenir, esquissant le portrait d’un homme pétri de doutes et d’incertitudes mais désireux de se donner les moyens d’atteindre son inaccessible étoile…

Difficile de refermer ce premier opus de Brel - Une vie à mille temps sans avoir une furieuse envie de réécouter l’un ou l’autre des titres de Brel…

- Comment un adulte pourrait-il tenir sa promesse, accomplir les rêves du même qu’il a été ? Impossible. De toute façon, aucun adulte ne tient les promesses faites à un enfant. Pas même à l’enfant qu’il a été autrefois.Jacques Brel