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Watchmen, Retour sur un phénomène
Un article de Loris


Pourquoi Watchmen est une oeuvre fondamentale de la BD américaine, un pivot sans égal, un must-read.

Avertissement : ce texte contiendra des wagons de spoilers. Tenez le vous pour dit.

Watchmen n'est pas n'importe quelle BD. Elle a été publiée au milieu des années 80 et représente, aux côtés de Dark Knight de Miller, le lancement de l'Iron Age du comic américain, terme sur lequel je me vois forcé de faire mon sachant.


Les grandes époques du comic américain

Le comic américain est traditionnellement découpé en quatre époques :
Golden Age (dès 1938, début de Superman) : il s'agit d'un âge iconique où les personnages sont naïfs, gentils, et où les histoires n'abordent aucun sujet qui fâche. Le super héros combat les super méchants dans un univers où tout n'est, sinon, qu'ordre et beauté.
Silver Age (à partir de 1956, début de Flash et surtout de Spider Man) : c'est le début du super héros « imparfait ». Le personnage a une vie, a des doutes, et se pose des questions sur lui et sa vie. Peter Parker en est l'exemple clef, avec sa bluette de nerd avec sa gonzesse (c'est parfaitement rendu dans les films et souvent un reproche infondé fait au film)
Bronze Age (à partir de 1973, la mort de la première copine de Spider Man) : ici, le comic commence à traiter de problèmes plus adultes et d'histoires plus sombres : la drogue, etc. L'alcoolisme de Iron Man est ici.
Iron Age (à partir de 1985, Watchmen et Dark Knight) : les super héros sont beaucoup plus sombre, la conséquence de leur existence traitée beaucoup plus en profondeur, les histoires sont plus profondes psychologiquement ou alors très très sombres. Preacher, Sandman, The Darkness etc. doivent tout à Watchmen.

Ca ne veut pas dire que des titres publiés à une époque sont forcément représentatif du genre de l'époque. Ils peuvent représenter un genre antérieur (exemple : Sandman Mystery Theatre, qui mélange les âges)



Dans Watchmen, le comic lançant, plus que Dark Knight Returns, l'Iron Age, les personnages sont des psychotiques, des gens à problèmes, qui prennent les armes contre le crime pour ressentir le frisson. Ou des maniaques qui ne voient le monde qu'en noir et blanc. Watchmen critique les fondements même du super héroïsme en en faisant des êtres humains normaux, voire plus faibles encore, dans leur tête. Ozymandias, ROrschach ou Manhattan ne peuvent être considérés comme des gens « bien dans leur tête ». Silk Spectre II ou Owl Nite II sont incapables de niquer sans le frisson ressenti en tabassant du méchant. Bref, ils ont des problèmes.

Non seulement le scénario est construit comme une horloge, avec un final qui surprend, mais les personnages sont, de plus, extrêmement développés. Les cahiers écrits à la fin de chaque livre détaillent la vie de chacun en mettant un coup de projecteur sur chaque personnage. Par rapport au format normal d'un comic, DC a rajouté 3 pages supplémentaires de texte pour développer tout cela, à la demande de Moore. C'est du supplément mais, mazette, quel supplément. Cela permet de comprendre exactement la structure des Minutemen, de savoir ce qui leur est arrivé après, de mieux comprendre la psychologie de tel ou tel personnage ou l'époque dans laquelle ils vivent. Comparativement aux comics où je pourrais écrire la profondeur du personnage sur un ticket de métro, j'ai ici un foisonnement de détails construits, nécessaires pour comprendre les détails de certains passages ou histoires annexes à la trame principale (qui ont été ôtées dans le film, forcément). Alors ouais, Watchmen, c'est pas la BD que je lis en dix minutes sur les chiottes en me demandant où est passé mon pognon au moment où je me lave les mains parce que 10 euros pour dix minutes, c'est un peu cher, quand même... Watchmen est classé aux cent meilleurs romans de Time, et c'est logique, c'est plus un roman qu'une BD et peut être le seul véritable graphic novel (le reste, c'est des longues BD, mais des BD quand même, à l'exception peut être du Stardust de Vess et Gaiman.

Je passe sur Tales of the Black Freighter qui permet directement à l'auteur de commenter sa propre série, ce qui se passe, voire toute l'histoire.

Les histoires et les personnages se croisent et se recroisent, ainsi que les événements historiques. On suit la vie de ces personnages, on apprend leur passé, et l'horloge du scénario tourne, nous surprenant à chaque pas vers une fin impossible à envisager. C'est grand.




Une construction audacieuse

Parlons maintenant de la construction de la BD, et particulièrement du chapitre 5, où l'agencement des cases est calculé pour être symétrique sur la totalité du chapitre. L'agencement des cases n'est pas du tout anodin et est construit tout au long du livre, et la maîtrise du storyboard impressionne quiconque lit pas mal de BD. Moore recommence d'ailleurs avec Bolland dans Rire et mourir (ou « Souriez! ») : regardez les enchaînements de page. Bref, c'est impressionnant au niveau technique.
La colorisation, elle, elle est de son époque, et qu'un lecteur du XXIème siècle aie l'amabilité d'au moins la replacer dans son époque et son moyen de production : un pov' comic à deux balles de 1985 imprimé sur du papier à chiottes en quatre couleurs. C'est pas du récent à 12 euros la page de torche-cul de luxe, papier glacé, quadrichromie offset, sans scénario, sans personnages, sans intérêt.

Mais bon, une bonne histoire bien dessinée, ça suffit pas à en faire une œuvre culte, capable de créer un nouvel âge du comic. Alors quid ? La réponse est évidente pour tout fan de comic (que je ne suis pas) ou tout lecteur américain (non plus). Mais j'ai quand même lu quelque comics, alors on va dire que ça va. Le coup de génie, c'est que cette BD résume la totalité de l'histoire du comic américain : Golden Age, Silver Age et Bronze Age, avec leur évolution, sont présentés dans ce livre. Mais, en plus, y'a un certain plaisir à cette histoire fantastique de la Guerre Froide.

Le Golden Age, c'est les Minutemen. Il s'agit de héros masqués, humains, qui se jettent contre le crime avec leurs maigres moyens. Pas des questions posées, ça fait wham, boum, paf.
Le Silver Age, c'est la première incarnation des crimebusters. Ils vont avoir des rapports avec la politique de leur pays, ils vont avoir des super gadgets. Ce sont des humains super entraînés (eh oui, les crimebusters sont ainsi de véritables super héros. Par exemple : Silk Spectre II a passé sa vie à s'entraîner), des gadgeteers, ou des mutants. Donc de vrais super héros. Mais ils ont leur vie personnelle, ils ont des doutes, ils ne sont pas sûrs d'eux (sauf le Comédien, mais lui est un héros du Golden Age passé au Silver Age et, comme le Batman, son set de convictions inébranlables va être mis en défaut par les histoires).



Le Bronze Age, c'est les crimebusters après la dissolution : Rorschach pète un plomb et a un vrai problème de violence. Le Comédien assassine (peut être dans la BD, avec certitude dans le film) JFK. La guerre du Vietnam. Etc.

L'Iron Age, c'est l'époque à laquelle se déroule la BD. Les masques sont interdits, la population vit dans la terreur de la guerre froide. Les comics sont sombres et désespérés (et parlent de pirates : l'intérêt pour les BD de super héros ont disparu avec l'apparition de Doc Manhattan). Ozymandias prêt à tout sacrifier pour sauver le monde, Rorschach devenu flic, juge et bourreau à la Judge Dredd, se basant sur ses propres lois et dénué de morale ou de sentiments. Owl Nite II devenu une épave quand il n'est pas masqué. Manhattan complètement détaché des réalités.

Le film fait un changement intéressant sur la fin. En fait deux :
Il ne s'agit pas d'un poulpe géant qui explose. Ce n'est pas une attaque extraterrestre qui unifie la planète mais une (fausse) attaque de Doc Manhattan, qui unit la population contre lui et le pousse à s'exiler.
C'est le président US qui déclare qu'il va se consacrer à la paix et tout (modernisation pas con de l'histoire, imaginez si Bush Jr avait annoncé la même chose). Dans la BD, tout le monde propose d'aider les USA.


En conclusion

Watchmen est un MUST READ. Je comprends qu'on puisse ne pas apprécier, mais ça n'enlève en rien la somme impressionnante de ses qualités.

Pour ceux qui seraient intéressés : DC a sorti la version recolorisée présentée dans Absolute Watchmen sous la forme d'un TPB à 20$. En VF, préférez la traduction Delcourt ou Zenda (ça se trouve sans mal). La traduction Panini n'est pas « immonde » ou « ignoble », mais elle a ses défauts.

Loris.



greuh


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