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Entretien avec Patrick Pinchart
accordé aux SdI en mars 2010


Tout d'abord un grand merci de te prêter au petit jeu de l'interview... Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi? ( Parcours, études, âges et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de compte numéroté en suisse ou aux îles caïmans)
Ouh là là! Comment résumer une quarantaine d'années au service (entre autres) de la BD? Vous avez un bon café pour tenir le coup?

Bon. J'ai débuté par ce qu'on appelait un fanzine, au début des années 70. Il s'appelait Skblllz, du nom d'un personnage du dessinateur Géri. J'ai fait des études de Psychologie à l'ULB, l'Université Libre de Bruxelles et, au terme de celles-ci, on m'a engagé comme assistant à l'université. C'était en 1979. L'année suivante, explosait en Belgique le phénomène des radios libres, qu'on appelait alors radios pirates. L'ULB était en train de lancer la sienne, Radio Campus. J'ai proposé de faire sur les ondes ce que je faisais dans mon fanzine, et j'ai donc rentré un projet d'émission sur la BD : une heure par mois. On l'a accepté, mais en m'annonçant qu'on m'avait réservé… deux heures par semaine! Ainsi, pendant dans années, se sont succédé à mon modeste micro tous les « grands » de l'époque, et les jeunes d'alors devenus grands aujourd'hui.

En 1984, j'ai fait mon service civil à la RTBF, la radio nationale belge, comme assistant. A la fin de celui-ci, on m'a proposé de m'engager. J'ai démissionné de l'ULB pour travailler à la RTBF, où j'ai appris énormément. Je continuais en parallèle mes émissions sur Radio Campus, et parmi les invités, j'avais reçu le rédacteur en chef du journal Spirou, Philippe Vandooren. En 1987, il m'a proposé de lui succéder, car il devenait Directeur Editorial de Dupuis. J'ai occupé cette fonction de 1987 à 1993, année où j'ai commencé à m'occuper du Multimédia chez Dupuis à une époque où on en était encore à la phase préhistorique (premiers CD-ROM, Internet à peine émergent). A Radio Campus, on a trouvé, en 1996, que j'avais fait mon temps après 16 ans d'émissions et on m'a remercié. J'ai donc décidé de continuer sur Internet ce que je faisais en radio, et j'ai créé le site universbd.com, qui est devenu ensuite le site actuabd.com, la principale référence sur la BD aujourd'hui. Chez Dupuis, on m'a demandé de reprendre la fonction de rédacteur en chef, ce que j'ai fait en 2005 avec Olivier Van Vaerenbergh, qui l'a poursuivi seul à la fin de cette année-là, tandis que je devenais éditeur. J'ai démissionné de cette fonction en 2009 pour lancer les éditions Sandawe.

Voilà, vous suivez toujours ou vous êtes déjà endormi?

Impressionnant CV effectivement!
Enfant, quel lecteur étais-tu ? Quels étaient alors tes auteurs favoris et quels sont-ils à présent ?

Ouh là là (bis)! J'étais un lecteur vorace: la littérature classique, les grands feuilletonistes, les bandes dessinées (à l'époque, c'était facile, il y en avait moins donc j'ai TOUT lu), les petits formats, le journal Spirou, le journal Tintin, puis Pif Gadget, Pilote quand je suis devenu adolescent. Donc, mes auteurs favoris allaient de Molière à Conan Doyle en passant par Hergé, Franquin, Peyo, Tillieux et plein d'autres que je ne peux lister ici, parce qu'il y en a trop et parce que les premiers ravages d'Alzheimer se font sentir.

Aujourd'hui, vu mes nombreuses activités, j'ai moins le temps de lire, et je continue à la fois à aimer les grands auteurs classiques et à découvrir les nouvelles tendances. Si je n'avais pas cette envie permanente de toujours découvrir de nouvelles choses, je ne serais ni journaliste, ni éditeur. Heureusement, la nature m'a gâté en termes de curiosité insatiable…

Patrick Pinchart

En 2007, My Major Company proposait de soutenir financièrement un chanteur en devenir pour l’aider à produire son premier disque. Sandawe adapte l’idée au neuvième art. Comment est né ce projet ambitieux et jubilatoire. Comment définirais-tu Sandawe en quelques mots ? D’ailleurs, quel est l’origine de ce mot mystérieux ?
Sandawe est le premier site permettant aux amateurs de bande dessinée de financer des projets d'albums, et donc de permettre à des auteur de faire aboutir leurs rêves. Le premier site aussi à partager le gâteau entre auteur, éditeur et lecteur.

L'idée est née un jour où j'étais en train de rédiger, pour l'hebdomadaire belge Le Ligueur, un article sur l'équivalent belge de MyMajorCompany, Akamusic. J'ai eu un déclic. Il faut dire que ça faisait pas mal de temps que j'étais frustré par le fait que j'adorais certaines séries qui passaient dans Spirou, que j'étais convaincu qu'elles avaient une chance de trouver leur public en album, mais que l'éditeur n'en voulait pas parce qu'il ne partageait pas mon enthousiasme (ce qui est parfaitement son droit !). Et si on avait alors demandé son avis au lecteur, est-ce qu'il n'aurait pas, lui, choisi de l'acheter? Le concept d'Akamusic permettait justement cela: les lecteurs ne sont pas d'accord avec les choix des éditeurs, eh bien qu'ils décident à leur place, mais qu'ils s'engagent aussi en participant au financement des albums! J'ai élaboré un gros dossier plein d'idées, que j'ai présenté à Dimitri Kennes, ancien Directeur Général de Dupuis, fondateur de la société Allyum, qui aidait des projets à démarrer avec l'aide d'investisseurs. Il m'a mis en contact avec quelqu'un qui pouvait réfléchir avec moi sur la réalité économique de mon projet, Lionel Frankfort, et nous avons décidé de nous associer. Dimitri Perraudin, informaticien, nous a rejoints ensuite pour créer le site.

Le nom de Sandawe est celui d'une tribu de Tanzanie. Ce sont des aborigènes qui parlent par clics (revoyez les Dieux sont tombés sur la tête) ce qui était déjà bien pour un site internet où tout se fait par clics. Mais surtout, ils sont une vraie communauté: ils n'ont pas de leader, tout se décide en commun, ils n'ont pas de notion de propriété, tout appartient à tout le monde, et ils ont de vraies valeurs humanistes, avec un grand respect pour les femmes et les enfants. Bref, que du positif pour lancer une communauté sur internet.

En quoi l’expérience acquise avec Actua BD et surtout chez les éditions Dupuis t’a-t-elle aidée à monter ce nouveau projet?
Pour Actua BD, il y a bien sûr tout ce qui concerne le fonctionnement d'internet, de la communication sur le réseau, qui est très spécifique, des différents outils que l'on peut mettre à la disposition des internautes, du référencement, de la structure d'un site, etc.

De mes 22 années chez Dupuis me restent bien sûr de nombreuses amitiés avec des auteurs de bande dessinée, une énorme connaissance du milieu de la bande dessinée, mais aussi toute une expérience en matière de multimédia. J'étais entouré d'une petite équipe formidable, très créative, et nous avons été les précurseurs dans bien des domaines, par exemple en créant les premiers sites d'animation autour d'une série, et bien sûr les premières bandes-annonces.

L’idée de suivre pas à pas la genèse d’un album, de pouvoir être impliqué au cœur du processus créatif au fur et à mesure de l’élaboration de l’album est une aventure qui s’annonce dors et déjà passionnante pour le lecteur… A partir de quel chiffre de vente estimez-vous qu’un edinaute ayant investi 20 euros dans un projet rentrera dans ses fonds?
C'est impossible à dire, car chaque livre est unique. Il a un budget unique, un format unique, et il aura une aventure éditoriale unique. Pour un livre dont le budget est plus bas parce que les auteurs avaient déjà publié toutes leurs planches dans un magazine, le point mort sera plus bas que pour un livre pour lequel tout doit être réalisé, car nous prévoyons alors un à-valoir pour les auteurs, qui leur permet de vivre pendant le temps de création. S'y ajoutent aussi des rentrées financières pour l'édition numérique, les droits dérivés, le replacement éventuel, bref trop de facteurs pour qu'on puisse donner un chiffre fiable.

Mais je pense surtout que c'est une question de passion, pas un jeu de Bourse. Bien sûr, certaines personnes viendront sur le site en espérant investir dans le nouveau Titeuf, Kid Paddle, Petit Spirou ou Largo Winch, mais la plupart viendront parce qu'ils ont envie de participer à l'aventure éditoriale.

Quels outils avez-vous imaginé pour que lecteurs et auteurs puissent communiquer autour d'un album en gestation?
Chaque projet dispose d'un mini-site où l'on présente une bande-annonce, les intentions des auteurs, un résumé, quelques planches, les personnages, des compléments graphiques… bref, tout ce qu'il faut pour qu'en quelques minutes, l'internaute sente s'il « colle » avec ce projet. Un élément très important de ce mini-site est la partie « actu ». Là, l'auteur poste, comme dans un blog, de nouveaux dessins, des esquisses, des recherches, et peut recevoir les commentaires des lecteurs et y répondre. Il est à noter que cet espace sera réservé aux personnes qui auront investi dans le projet une fois celui-ci financé: il sera transformé en espace V.I.P. Nous allons également très prochainement ouvrir un forum, outil indispensable de discussion dans une communauté.

Comment sont choisis les dessinateurs que Sandawe va mettre en avant, permettant ainsi aux internautes d’aider tel ou tel auteur? Concrètement, comment Sandawe va-t-il accompagner et soutenir les auteurs dans leur démarche de création ?
Soit les auteurs viennent parce qu'ils me connaissent, soit parce qu'ils croient dans le concept de l'édition communautaire. Je choisis les projets sur base qualitative et, pour chacun d'eux, je m'engage à les aider. Cela se fait à la fois comme un éditeur traditionnel, en discutant de son projet avec l'auteur, en lui donnant du recul, des avis, des idées, etc. et à la fois par la réalisation d'outils spécifiques de visibilité. Par exemple, je réalise avec eux une bande-annonce pour chaque projet. Je les aide à réaliser le dossier à placer sur le site. On va aussi réaliser du matériel de « buzz ». On s'associe avec des professionnels (journalistes, libraires, auteurs réputés) pour qu'ils donnent des coups de pouce à certains projets, etc.

Et, naturellement, pendant le processus de création, on continue à dialoguer avec l'auteur, à l'encourager, mais ça, c'est le boulot de tout éditeur, on ne se différencie pas à ce niveau.

Le nombre de projets proposés aux édinautes sera-t-il en augmentation constante ou cibleraient vous volontairement un nombre restreint de projets pour leur conférer une plus grande visibilité?
La dynamique de Sandawe ne peut exister que si d'autres projets viennent proposer une plus grande diversité de choix aux internautes, et que les différentes « familles » de lecteurs peuvent y trouver leur bonheur. Donc, on sera dans un juste milieu entre Akamusic (qui laisse tout passer et propose donc des milliers de projets où il est impossible de s'y retrouver — les gens investissent donc par facilité dans ce qui est le plus populaire, et l'on a un effet de « moutons suivant le troupeau » que nous voudrions éviter —) et MyMajorCompany, qui limite drastiquement le choix. Ici, nous faisons un choix qualitatif, posé, nous prenons le temps de discuter avec les auteurs, de réaliser le matériel du mini-site avec eux, et tout cela est chronophage. Nous ne pourrons donc pas ajouter plus de deux projets par mois en phase de démarrage. Il n'y aura pas saturation, mais nous tenterons d'attirer l'attention sur des projets qui ne figurent pas dans le peloton de tête, justement pour éviter ce phénomène de « moutons ».

Suivez le Guide de PinPin

Quand une série sera prévue sur plusieurs tome, comment le second opus sera-t-il géré? Son destin sera-t-il une nouvelle fois confié aux édinautes ou sera-t-il nécessairement édité?
Son destin sera à nouveau confié aux internautes. Les internautes ayant investi sur le premier tome auront la priorité et pourront toujours investir sur le second tome avant les autres. Comme ça, si le premier a été un succès, ils tireront les bénéfices de leur prise de risque initiale.

Le démarrage du site, et donc de vos activités, semble pour le moins prometteur? Vos objectifs sont-ils atteints à ce niveau? Quand estimez-vous que paraîtra le premier album édité par Sandawe?
Nous espérons atteindre le financement d'un premier titre pour le début de l'été. Là, il y a deux cas de figures. S'il s'agit d'un album dont le contenu a précédemment été publié dans la presse, et que toutes les planches sont disponibles ou qu'il en reste peu à dessiner, il sortira pour l'automne. Si tout est encore à dessiner, il sortira un an plus tard.

Quel sont vos derniers coups de coeur? (tous médias confondus)
Là Haut, des studios Pixar, Avatar, Lou de Julien Neel, La visite, de Frank et Bonifay, Happy Sex, de Zep, le concert d'Alain Souchon à Forest-National, début janvier à Bruxelles, Mic-mac à Tire-larigot, de Jean-Pierre Jeunet, tout plein de livres de la collection Aire Libre (donc Les chevaux du Vent, de Fournier et Lax) et de la collection Mirages de Delcourt et pas mal de livres de Futuropolis, le dernier Game Over, Marzi, Blast de Larcenet, Jacques le Petit Lézard géant de Libon, le dernier J.K.J. Bloche (et toute la série est un coup de cœur définitif), le dernier Yslair, le dernier Schuiten/Peeters, La vieile dame qui n'avait jamais joué au tennis de Zidrou, bref je suis très éclectique et je viens de vexer des dizaines de personnes en ne les citant pas alors que j'adore ce qu'elles font. En plus, j'ai à côté de mon lit une pile d'un mètre cinquante de livres achetés en 2009 et que je n'ai pas encore eu le temps de lire, étant occupé à 200% depuis six mois par la création de Sandawe.

Mais le côté fabuleux de ce métier, c'est que des coups de cœur, je peux en avoir tous les jours pour des œuvres qui n'ont pas encore été éditées et que je vais proposer à l'édition sur notre site… en espérant que les édinautes ressentent les mêmes coups de cœur que moi!

Y-t-il une questions que je n'ai pas posé et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre?
« Qu'est-ce qui vous motive depuis près de quarante ans pour la bande dessinée? »
La passion pour un art qui a nourri mon enfance, qui n'a cessé d'enrichir ma culture depuis, mes rencontres avec ces personnalités pas toujours faciles mais toujours riches que sont les auteurs de bande dessinée (mais ça tombe bien, j'aime les être décalés, hors-normes), et le bonheur d'avoir pu, d'abord comme rédacteur en chef de Spirou, puis comme éditeur du même hebdomadaire, et à présent comme éditeur de sandawe, aider, conseiller des auteurs et leur offrir ce cadeau de se voir un jour publiés.

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé!

Carricature
Le Korrigan