Bonjour et merci de te (re)prêter au petit jeu de l'interview!
En 2005 paraissait Maxime Murène, un album scénarisé par Nicolas Jarry qui fit sensation. Depuis, nombreux étaient ceux qui attendaient avec impatience ton prochain album... Que s'est-il passé durant tout ce temps?
Pour être honnête Maxime Murène m’avait laissé dans une situation financière assez difficile et je n'avais donc pas derrière-moi un matelas suffisamment confortable pour pouvoir me permettre de ne pas signer un nouveau contrat rapidement.
L'échec du projet que j’essayai de monter à l’époque (intitulé « Requin(s)») m’a donc mis dans une situation des plus délicate. J’ai donc dû me résoudre à reprendre le métier d’opticien (métier qu’à la base j’avais abandonné pour me lancer dans la bd).
Dur retour à la case départ.
Durant toutes ces années, j’essayais de garder foi en montant de nouveaux projets BD, mais s’en est suivit une succession d’échecs aussi divers que variés parmi lesquels (dans les grandes lignes):
-L'adaptation du livre « la Venus d’Ille » pour la collection Ex-Libris (Delcourt ayant jugé que cette nouvelle de Prosper Mérimée n’avait pas un potentiel commercial suffisant)
-Un projet que j'avais scénarisé et qui s'intitulait "Berceuse" (toujours aucune réponse d'aucun éditeur à ce jour...
)
-Toujours pour Ex-libris, « l’Automne à Pékin » de Boris Vian (cette fois un souci avec l’acquisition des droits d’adaptation)
-Avec JD Morvan un projet qui s’appelait « Dans La Carrière »… plusieurs Éditeurs étaient partant, mais le temps manquait à Jean-David qui venait d’être fraîchement promu directeur de collection aux éditions Ankana.
-Une adaptation d’un roman contemporain qui, sous fond de crise sociale Américaine, parlait d'un chômeur devenu tueur à gages pour s'en sortir. Initialement j’avais eu l’accord de principe de l’Éditeur du roman, et une fois le dossier monté les Éditeurs de BD étaient tous ultra partants… mais au final, eux comme moi nous sommes fait balader pendant des mois et des mois par les hésitations de l’Editeur du roman (marchandages déplacés/ exigences démesurées / mises en concurrences malsaines…) qui ont fini par avoir raison de la patience des Éditeurs intéressés par mon projet. Aujourd’hui c’est encore douloureux pour moi d’évoquer ce passage là tant la déception a été grande pour moi, et tant l’investissement personnel avait été important durant près de 7mois d’acharnement. (j’appris par la suite qu’à priori, ils auraient finalement cédé les droits du livre au cinéma)
…
et j’en passe
Mais comment se fait-il que tes projets aient eu du mal à aboutir après la forte impression laissée par Max Murène?
L'album a reçu un bon accueil de la part des lecteurs, c'est vrai... mais n'a pas été le succès que tu sembles croire. L'album ne s'est vendu qu'à petite échelle
A la sortie de Maxime Murène, j'ai eu quelques propositions, mais je n'ai pas eu le coup de coeur dont j'avais besoin pour me lancer sur les scénarii qu'on me proposait. Et surtout je me voyais mal faire de "l'alimentaire" et travailler plusieurs années durant sur des séries en lesquels je n'avais aucune foi, et surtout sur lesquelles je savais que je ne prendrai que peu de plaisir.
Bien sûr avec le recul, sachant les difficultés que j'aurais à refaire surface par la suite, et toutes ces années perdues sans pouvoir exercer ma passion, à l'époque j'y aurais certainement réfléchi à 2 fois.
Il m'est malgré tout difficile aujourd'hui de dire que je regrette mes choix, puisque je travaille à présent sur un formidable projet...
Voilà que tu reviens avec un album écrit, excusez du peu, par Luc Brunschwig, scénariste pour le moins impressionnant... Comment as tu été associé à ce prolongement de l'époustouflant Pouvoir des Innocents?
À l’époque de la collection 32, que dirigeait Luc Brunschwig pour les Editions Futuropolis, je lui avais envoyé un de me projets BD (tiens, il y avait aussi ça que je n’ai pas mentionné parmi mes échecs): il semblait intéressé par le projet, sous peine qu’il soit retravaillé par la suite avec un (vrai) scénariste. Pour ce faire, il me présenta à Virginie Cady (Clandestine, La Tranchée).
Mais le projet _dont l’histoire avait été spécialement réfléchie pour la faible pagination de la collection 32_ est mort, en même temps que la collection. (je ne dis pas pour autant qu'on aurait réussi à signer)
Les années qui suivirent, Luc et moi avons continué à correspondre par mail de façon plus ou moins régulière…
Un jour, alors que ça faisait des mois qu’on ne s’écrivait plus et que je pensais qu'il m'avait totalement oublié, je reçu un mail de sa part. (je me souviens encore de l'intitulé du mail : « Bon dieu, mais qu'est ce que tu deviens ??? » HA HA HA)
Il me parla alors de son projet de donner non pas une, mais deux suites, au Pouvoir Des Innocents. Il avait pensé à moi, car mon style graphique pouvait se rapprocher de celui de Laurent Hirn, et évidemment tous les deux recherchaient une certaine cohérence de dessin et de mise en couleur entre les 2 séries distinctes.
J'ai bien sûr été très motivé par cette proposition, et très flatté qu'ils aient pensé à moi... d'autant que j'ai toujours été un grand fan de la série. J'ai donc fait des essais pour savoir si je pouvais convenir.
Dans un premier temps ils m'ont laissé le soin de créer une galerie de nouveaux personnages tout en relookant les anciens. Puis par la suite, de commencer à travailler sur les premières planches.
L'aventure commençait alors pour moi ... :)
Quel souvenir de lecteur gardais-tu du Pouvoir des Innocents?
Le Pouvoir Des Innocent fait parti des bd qui m'ont certainement le plus marqué, j'irai même jusqu'à dire que c'est une série qui m'a fait grandir; grandir en tant que lecteur j'entends. Ça a été la série qui m'a fait passer à des lectures plus adultes et plus exigeantes.
J'ai fait découvrir la série et ai prêté mes albums à bon nombre de personnes autour de moi avant même de travailler sur Car L'Enfer Est Ici. C'était une bd que j'adorais faire découvrir.
Pour tout te dire, initialement, en tant que lecteur je n'étais absolument pas pour une suite au Pouvoir Des Innocents. Cette fin aussi surprenante que brutale était juste parfaite à mes yeux.
...Et pourtant, maintenant que je sais ce que Luc a envie de raconter, que j'en sais un peu plus que tout le monde sur la suite des événements et les destins de chacun, je me dis que ça aurait été dommage que de telles idées restent dans les cartons ;)
Comment s'est organisé le travail avec Luc et Laurent Hirn? Du découpage initial à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail? Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes?
Luc écrit le scénario, Laurent le story-boarde et je mets le tout en image… ça a vraiment été très simple de travailler avec eux.
Luc et Laurent travaillent ensemble depuis plus de 20ans aujourd’hui: ils se connaissent bien et ce sont des personnes vraiment fusionnelles dans le travail. On peut dire qu’ils se sont bien trouvés tous les deux dans ce métier. Aussi, au début j’avais un peu peur de ne pas pouvoir m’exprimer comme je le souhaitais au milieu de leurs 2 personnalités (…d’autant plus sur la suite d’une série qui a tant compté pour eux). Mais au final, ils m’ont laissé beaucoup plus de liberté que je n'aurais cru.
Laurent réfléchit énormément à son story-board, mais fait surtout ce que je serais tenté d’appeler des «cases d’intention ». Je veux dire par là, qu’il travaille la dynamique de la planche, qu'il réflechit à la fluidité de l'enchainement des cases et aux angles de vus les plus judicieux à adopter, mais qu'en revanche son dessin reste la plupart du temps très épuré… ce qui me laisse une vraie liberté sur la mise en image finale. C’est très agréable pour moi, ça me permet d'exister totalement sur les dessins, et d'y conserver ma propre personnalité.
Quelle étape t'a procuré le plus de plaisir?
J’ai envie de te répondre un peu « à côté » :
l’étape qui m’a donné le plus de plaisir a été le moment où, après toutes ces années de galères et d’échecs successifs, j’ai donné ma lettre de démission en tant qu’opticien pour aller apposer ma signature sur un contrat BD estampillé Futuropolis, et de surcroit travailler sur la suite du Pouvoir Des Innocents!
Un vrai moment de bonheur que je ne suis pas près d'oublier, une sortie de tunnel auquel je ne croyais plus, et que je n'espérais pas si belle.
Comment s'empare-t-on de personnages déjà mis en image par d'autres?
Et bien, en fin de compte, je n'ai eu à dessiner que très peu de personnages de la série initiale étant donné que (attention spoiler) peu d'entre eux avaient survécu...
Sur Car L'Enfer Est Ici, on retrouve uniquement les personnages de Joshua Logan, sa femme Xuan Mai, Jessica Rupper et Angelo Frazzy. Tous les autres personnages qui interviennent dans l’histoire sont nouveaux, et Luc et Laurent m'ont laissé l'initiative de les créer, ce qui a facilité beaucoup de choses pour moi.
En ce qui concerne les personnages déjà existants, disons qu’il n’a jamais été non plus question que j’essaie de faire « du Laurent Hirn ». Luc et Laurent ont eu l’intelligence de me laisser relativement libre de ce côté-là, de façon à ce que je puisse conserver ma propre identité graphique sur ces personnages forts qu'il avaient crée.
De plus le scénario de Luc me permettait des changements de looks (plus ou moins importants) pour ces 4 personnages-là puisque l'histoire se déroule plusieurs mois après la fin du Pouvoir Des Innocents... j’ai donc pu quelque peu contourner les difficultés de cette façon-là.
Je crois (j’espère) malgré tout être resté fidèle aux personnages
Quelles techniques utilises-tu pour la mise en couleur très élégante de tes planches?
On ne peut pas vraiment parler de technique en ce qui me concerne (rire): c’est beaucoup de système D. J’ai appris ce métier sur le tard, et j'ai pris de mauvaises habitudes: sur l'ordinateur j’utilise des logiciels qui datent d’il y a plus de 12 ans aujourd’hui (autant dire que j’en suis encore à l’âge de pierre de ce côté là) et je ne suis pas un grand aquarelliste… En fin de compte il y a beaucoup plus de travail et de remise en question que de talent dans ce que je fais.(je fais parfois la même image plus de 6fois avant d'arriver à quelque chose)
Pour mes planches, je réalise dans un premier temps une mise en couleur à l'aquarelle, puis je retravaille le tout à l'ordinateur sous Painter Classic et Photoshop (cela permet en outre que le rendu des couleurs soit moins translucide qu'il ne le serait à l'aquarelle seule, et de rectifier le tir sur les choix de couleurs pas toujours très heureux).
Combien de temps travailles-tu sur une planche? Travailles-tu de façon chronologique, ou séquentielle, au fil de tes envies?
Le temps de travail par planche est réellement difficile à évaluer précisément: je passe beaucoup de temps sur les décors, et plus il y en a, plus je passe de temps sur ma planche, évidemment. Je pense qu'en moyenne il me faut au moins 7 à 8 jours pour venir à bout d'une planche difficile. Ce qui est beaucoup... j'espère qu'avec la pratique je réduirai le temps de travail.
Je n'ai pas travaillé chronologiquement sur l'album pour la simple et bonne raison que Luc, tout perfectionniste qu'il est, a souhaité retravailler différemment le scénario en cours de route. Du coup il a chamboulé pas mal de choses par rapport à ce qui était prévu initialement. Des scènes supposées être au début se sont donc retrouvées éparpillées à divers endroits de l'album.
As-tu suivi une formation particulière pour le dessin? Quel(s) conseil(s) donnerais-tu à un quelqu'un qui souhaiterai se lancer dans la BD?
Je n'ai pas du tout suivi de parcours en rapport avec le dessin: j'ai eu un bac Scientifique, je suis passé par un IUT Génie Mécanique pour finalement finir par un diplôme d'Optométrie et devenir opticien.
Le dessin n'a toujours été pour moi qu'un simple plaisir, quelque chose que je ne pratiquais qu'à temps perdu (ou en fond de classe
). Et, même si j'en ai toujours rêvé, je n'avais jamais réellement pensé avoir un jour suffisamment de talent pour en faire mon métier.
Je pense donc que chacun a son propre parcours, et son propre cheminement.
Les seuls conseils que j'ai à donner sont de persévérer, d'essayer de garder foi en son travail, de croire en ses rêves et de se donner les moyens d'essayer de les réaliser.
Dans quelle ambiance sonore travailles-tu généralement? Silence monacal? Radio? Musique de circonstance?
Dessiner me demande énormément de concentration, aussi je travaille toujours dans un silence total et complet... et justement pour cette raison: souvent tard dans la nuit.
En combien de tomes cette série enthousiasmante est-elle prévue?
A priori l'histoire est prévue en 5 tomes... mais vu tout ce que Luc a en tête, je pense qu'on en aura plutôt droit à 6!
Y a-t-il déjà une date de sortie pour le tome 2? Combien de temps as-tu travaillé sur le premier tome?
Le second tome est prévu pour la deuxieme partie de l'année prochaine. Pas encore de date précise à te donner pour l'instant, c'est un peu trop tôt.
Sur le premier tome, entre les essais réalisés, la mise en place de notre travail à 3, et les changements de scénario en cours de route de Luc, on y a largement passé plus d'un an et demi. Mais maintenant qu'on a pris nos marques la suite devrait aller bien plus vite
Quels sont tes derniers coups de cœur (tous médias confondus)?
Côté BD, dernièrement j'ai beaucoup aimé lire Championzé d'Aurélien Ducoudray et Eddy Vaccaro. J'aime aussi particulièrement ce qu'a fait Larcenet ces dernières années, et je n'ai pas été déçu par "Blast". Enfin "Il était une fois en France" (Fabien Nury et Sylvain Vallée) est une série qui vaut vraiment la peine d'être lue. Le 3e (et dernier) Tome du "Réseau Bombyce" de Cecil a également été une excellente lecture.
Côté cinéma, je pense par exemple à "Inception" où action et intelligence sont alliés avec réussite par Christopher Nolan. J'ai aussi beaucoup aimé la poésie et l'hommage à Jacques Tati de Sylvain Chomet dans "L'illusionniste".
A la télé, je suis très fan de la série Mad Men, et j'avoue que j'ai trouvé la 3eme saison de Breaking Bad particulièrement réussie.
Côté lecture, je suis en train de découvrir Ranpo Edogawa, un maître du polar japonnais.
Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre?
non, je pense qu'on a fait le tour du sujet. Merci à toi
Quelques dernières petites questions pour compléter le portrait chinois esquissé lors de la précédente interview...
Si tu étais...
une chanson : « Une bonne paire de claques » de Tété
un accessoire de dessinateur : une gomme
un jeu de société : le jeu Quoridor
une recette culinaire : je fais les sandwichs au jambon cru comme personne
un lieu : le Pays Imaginaire de Peter Pan
une boisson : un cocktail, par exemple un "Side Car" (Cointreau+ Cognac + jus de citron)
une pâtisserie : Une tarte tatin
un proverbe : "mieux vaut tard que jamais" (petit clin d'oeil à mon parcours professionnel ha ha ha)
Un immense merci pour le temps que tu nous as accordé! Pour ma part, je suis très heureux d'avoir pu découvrir ton nouvel album... Comme d'autres lecteur, je l'aurais attendu longtemps mais elle fut oh combien récompensée!