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Entretien avec Christophe Pelinq
interview accordée aux SdI en février 2012


Bonjour et tout d'abord, un grand merci de vous prêter au petit jeu de l'interview!
Question liminaire: êtes-vous farouchement opposé au tutoiement?

Non, au contraire, quand on me vouvoie je me sens très vieux !

Les lecteurs distraits pourraient croire que Chimère(s) 1887 est votre premier album... Pourtant, il n'en est rien, loin de là! Pourquoi avoir choisit de signer cette nouvelle série sous votre véritable nom?
Je ne voulais pas qu'il puisse y avoir la moindre confusion dans l'esprit des lecteurs. Le nom d'Arleston est associé à de l'humour, de l'aventure, des choses assez légères qui se lisent dans la bonne humeur. Chimère est un ouvrage beaucoup plus dur que ce que je fais d'habitude, rien à voir avec Lanfeust ou les Trolls ! Il fallait donc marquer une différence. Et puis je suis particulièrement fier de ce bouquin que je trouve très réussi, grâce aux talents de mes co-auteurs. J'étais donc content d'y apposer mon vrai nom.

Enfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient tes auteurs de chevet?
Je lisais énormément, de tout : BD, romans... La BD était surtout présente à travers les magazines: Pilote, Spirou, et plus tard Fluide, l'Echo, à Suivre, etc... donc je passais de Lauzier à Franquin, de Pratt à Tilieux sans me poser de questions et analysais ça en terme de genres. C'était des histoires qui me plaisaient point. Je lisais beaucoup de polar, les classiques noirs comme Chandler, Hammet, beaucoup de SF. La découverte de Van Vogt, Silverberg ou Assimov, à 14 ans, c'est une claque ! Et puis j'ai focalisé sur Farmer, Fritz Leiber, et surtout Jack Vance. Je découvrais qu'on pouvait raconter une grande aventure avec humour.

 Exlibris ©Vincent / GlénatQu'est ce qui t'a donné envie de devenir auteur de BD? Quelle est la rencontre la plus marquante de ta carrière?
J'ignore d'où vient cette envie, elle est marquée en moi dès mes plus lointains souvenirs. A 6 ou 7 ans je savais déjà que ma vie était là. Ensuite j'ai rencontré des auteurs dans les premiers festivals de BD, fin des années 70, j'étais ado, et c'est François Walthery qui m'a le plus marqué, par sa gentillesse et sa simplicité. Je me disais que ça devait vraiment être cool de bosser avec des types comme lui !

On t'a découvert avec Léo Loden, dessiné par Serge Carrère, mais c'est surtout les sagas se déroulant dans le monde de Troy qui vous ont apporté la célébrité... Comment est né Lanfeust qui a grandement contribué à l'essor des éditions Soleil?
Il est toujours difficile de savoir comment est venue une idée ! Je sais que mon point de départ était ce monde où chacun possède un pouvoir magique et un seul. A partir de là, l'histoire allait bien sûr porter sur un héros qui peut déroger à cette règle, avoir tous les pouvoirs. L'histoire n'est pas particulièrement originale en soi, mais je crois qu'une grande partie du succès de Lanfeust est dûe au ton très différent de ce qui se faisait à l'époque en fantasy. Je n'avais pas une vraie "culture fantasy", j'y suis donc allé de façon totalement décomplexée, traitant l'histoire à ma façon un peu ironique et décalée. Ca me semblait naturel.

J'ai découvert Lanfeust alors que je fréquentais avec assiduité les tables de jeux de rôles... Êtes-vous vous même joueur de JdR?
Non, pas vraiment ! J'avais tâté un peu de Donjons & Dragons quand j'avais 18 ans, au tout début des années 80, ça arrivait à peine en France. Mais c'était vraiment compliqué, d'autant que tous les bouquins n'existaient qu'en anglais !

Crayonné de la planche 10 du tome 2 ©Vincent / GlénatTu as donné un nouveau souffle à l'héroïc-fantasy en bande dessinée... Qu'est ce qui t'a intéressé dans ce genre littéraire?
En réalité je n'ai jamais vraiment eu l'impression de faire avant tout de la fantasy. Pour moi je faisais de la BD d'humour et d'aventure, sous diverses formes: polar, historique, fantasy, peu importe le vecteur. Ce qui m'intéresse, c'est les personnages que je peux développer et les situations de comédie qui en découlent. Après, il est vrai que la fantasy me convient bien, puisque c'est un genre qui donne une grande liberté d'invention de l'univers, des géographies ou des bestiaires, des coutumes sociales. Gamin, j'ai beaucoup été influencé par les romans de Jack Vance, par leur côté vivant et truculent.

Quand tu démarres l'écriture d'un nouveau scénario, sais-tu déjà où ce dernier va te mener?
Où il va me mener, oui. Mais comment, je n'en ai encore aucune idée. Je connais le point d'arrivée, mais pas le chemin que je vais emprunter. Je suis un improvisateur qui se laisse porter par ses personnages. Même dans Chimère(s)1887, dont le synopsis était très précis et pointu pour 6 albums, nous sommes en train de tout changer. Les personnages ont une vie propre...


Venons-en à Chimère(s) 1887 dont le second tome est prévu pour avril. Comment est née l'envie de créer une histoire se déroulant dans les maisons closes à la fin du XIXième siècle?
C'était à l'origine une commande d'une boite de production, pour une série télé. J'avais demandé à Melanÿn de travailler avec moi. Notre scénario n'a pas été choisi, principalement parce que Chimère avait 13 ans. Et comme nous avions pré-écrit le synopsis d'une saison entière, on s'est dits que c'était dommage de laisser perdre une histoire dans laquelle nous nous étions tellement investis. J'aime le XIX° siècle, et la plongée dans l'univers de Chimère m'avait vraiment absorbé. Je voulais que sous une forme ou une autre, ce personnage voie le jour.

Etait-ce la première fois que tu travaillais pour le petit écran?
Oui, j'avais déjà eu des expériences avortées de long métrage avec UGC, avec qui tout a toujours été nickel, mais c'était la première fois que je croisais une boite de prod télé.

La transposition du scénario de son format série TV à celui de la BD a-t-elle nécessité de nombreux ajustements? Le travail d'écriture pour ces deux médias est-il finalement assez proche?
Une histoire reste toujours une histoire. Evidemment, les modes narratifs entre une série télé et de la BD sont très différents. En télé, on peut être beaucoup plus long dans les scènes de dialogues, mais la bd, avec sa non-limitation de budget, permet beaucoup plus de décors, d'extérieurs, beaucoup plus de liberté.

Crayonné de la planche 5 du tome 2  ©Vincent / Glénat Pour une série TV, la contrainte du budget induit-elle sur le travail d’écriture proprement dit ou est-ce en aval que les coupes sont faites?
Bien sûr, quand on écrit quelque chose qui doit être filmé, on a toujours le coût en tête. C'est un exercice pas toujours facile quand on a l'habitude d'être très dépensier en BD, d'avoir des milliers de figurants, des châteaux et des dragons, et que tout ça coûte un crayon, du papier et du talent de dessinateur !

L'élaboration du scénario a-t-elle nécessité de longues (et sans doute passionnantes!) recherches documentaires sur le sujet? Quelles furent tes principales sources? Quel(s) ouvrage(s) conseillerais-tu à un lecteur désireux d'approfondir le sujet?
Bien sûr, il faut se documenter dès qu'on aborde un sujet historique ! Nous avons glané beaucoup de choses, à droite et à gauche. Il fallait être précis sur toute l'affaire du canal de Panama, être cohérent sur les personnages historiques. Et pour ce qui est de la vie quotidienne dans un bordel, il y a un livre hélas aujourd'hui épuisé, Les Petites Marchandes de Plaisir, de Jacques Cellard, qui regorge de détails qui nous permettent de donner une crédibilité à la toile de fond.

Crayonné de la planche 15 du tome 2   ©Vincent / GlénatEn tous cas, l'album regorge de détails intéressants, notamment dans le rapport des filles à l'argent qui transite par la gérante de l'établissement...
C'est le principe de la Dette, c'est comme ça que les filles étaient tenues. Elles devaient tout acheter par l'intermédiaire de la maison, qui leur facturait tout au prix fort. En pratique, le système était organisé pour que les filles ne puissent jamais rembourser leur dette et restent à travailler jusqu'au bout.

Tout en ayant l’illusion qu’elles pourront s’en sortir un jour… un système bien pervers!
Oui, c'était de fait une prison dont très peu de filles parvenaient à sortir. On a essayé de rendre un peu cette ambiance presque carcérale, même si elle est cachée sous des dentelles.



Le scénario de la série a été écrit à quatre mains avec Melanÿn... Comment s'est organisé votre travail?
Ce n'est pas la première fois que nous travaillons ensemble, Melanÿn est souvent intervenue dans des épisodes des Légendes de Troy. Nous avons une grande habitude de la collaboration, et ça se fait très naturellement. On discute beaucoup ensemble de nos personnages, de nos situations, on écrit ensemble (souvent dans un bar!) le synopsis. Après quoi Melanÿn se met à l'écriture d'une première version, que je rewrite et lui repasse, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on soit complètement satisfaits !

Comment avez-vous travaillé les personnages principaux de la série avec Melanÿn? Avez-vous conjointement élaboré une fiche détaillant leur histoire, leur caractère, leurs motivations et leur rôle? Si tel était le cas, serait-il possible de visualiser l'une d'entre elle, édulcorée des passages qui révéleraient trop l'intrigue des tomes à venir?
Tout à fait, le bureau était plein de papiers épinglés aux murs, avec les fiches de tous les persos, des annotations, des post-it par-dessus ! Il y avait beaucoup plus de personnages à gérer que dans une histoire classique. Par contre maintenant que le boulot est fait, les fiches sont parties à la poubelle, désolé!

Tant pis! Mais… serait –il possible d’avoir une photo de ton atelier pour essayer de capter cette effervescence?
On n’a pas fait de photos quand on bossait sur Chimère !

Crayonné de la planche 8 du tome 2   ©Vincent / GlénatDans quel environnement sonore travailles-tu habituellement? Silence monacal ? musique de circonstance ?
Musique, toujours. Beaucoup de musiques de films pour l'écriture, du jazz aussi, et pour le fun du rock, du vieux punk, de l'electro... j'écoute beaucoup de choses, j'ai une grande CDthèque et suivant l'ambiance, le moment et surtout ce que je suis en train d'écrire, je choisis la musique. Pendant l'écriture de Chimère(s) j'ai pas mal écouté les BO de Michael Nyman (qui a fait toutes les musiques des films de Peter Greenaway), du Angelo Badalamenti (qui a fait beaucoup de musiques pour David Lynch)... surtout des musiques qui mettent mal à l'aise en fait !

La mise en image du scénario a été réalisée par Vincent, dont le travail de haute tenue atténue considérablement la noirceur du propos. Comment s'est fait le choix du dessinateur?
C'est Jacques Glénat qui nous a présenté Vincent. On a tout de suite été séduits tant par l'homme que par son travail. Il a parfaitement réussi un challenge très délicat: raconter 46 pages dans un bordel, en étant réaliste, sans jamais mettre quoi que ce soit d'érotique dans son dessin. Chimère est une gosse de 13 ans, nous ne voulions pas qu'il puisse y avoir de voyeurisme malsain. Il fallait un dessinateur qui trouve la façon subtile de traiter le sujet.

Quelle « matière première » as-tu donnée à Vincent pour qu'il élabore leurs apparences?
On a discuté de l'angle choisi, et nous étions tous d'accord. Ca c'est fait très simplement, c'est un vrai auteur. Il nous a proposé des visuels correspondant aux filles décrites, et je crois qu'on a rien changé, il était tombé juste du premier coup.

 Crayonné de la planche 16 du tome 2   ©Vincent / Glénat Comment s'est organisé le travail avec Vincent? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les étapes de votre travail en commun? Serait-il possible de visualiser ces différentes étapes et de voir, notamment, le découpage que tu as fourni à Vincent pour une planche donnée?
Eh bien je fournis toujours un scénario en deux colonnes, description de l'image à gauche, texte à droite, et un découpage indicatif. Nous livrons les pages par tranches. Vincent nous renvoie les crayonnés pour vérifier qu'on s'est bien compris avant d'encrer. Ensuite il gère la couleur avec Piero.

Quelle étape préfères-tu dans l'élaboration d'un album?
L'idée de départ, l'enthousiasme et l'énergie du moment où on jette les premières notes sur le papier. Rien n'est encore figé, tout est possible ! Ensuite je dois avouer particulièrement prendre plaisir à l'affinement des dialogues.

Pourquoi ce (s) à Chimère ?
Le (s) à Chimère(s) ? On le saura plus tard, je ne vais pas spoiler ma propre série !

Parmi tous les personnages auxquels tu as donné vie, lequel as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
On me pose souvent cette question et je ne suis jamais capable d'y répondre. J'aime toujours tous mes persos, les intelligents et les imbéciles, les sympas et les mauvais, ils ont tous quelque chose qui fait que je m'y intéresse. C'est comme si on demandait à des parents s'ils ont un enfant préféré...

Crayonné de la planche 2 du tome 1 ©Vincent / GlénatQuels conseils donnerais-tu à quelqu'un désireux de se lancer dans le métier de scénariste?
Partir en courant... Faut être fou pour se lancer là-dedans. Je ne m'en rendais pas compte à l'époque, mais j'ai eu une chance incroyable.

A ce point là… Quelles sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
La grande joie, il n'y en a qu'une, c'est d'écrire, de se dire qu'on peut passer toute la journée dans la tête d'autres personnages, de vivre d'autres choses, c'est le plaisir pur de l'évasion par la création. Les grandes difficultés c'est tout le reste, à commencer par le fait d'en vivre. Et c'est primordial: on ne peut pas être auteur à mi-temps, on ne fait jamais du bon boulot de cette manière, on ne progresse pas. Or pour en vivre, il faut commencer à toucher beaucoup de lecteurs. J'ai eu la chance que ça m'arrive, et bien au-delà de mes espérances. Mais nous ne sommes pas très nombreux dans ce cas. Et puis je préfère décourager les jeunes d'entrée: ceux qui ont vraiment ça dans le sang ne laisseront pas tomber pour autant, et c'est de vrais acharnés et de bosseurs dont on a besoin!

 Crayonné de la planche 29 du tome 2   ©Vincent / GlénatQuels sont tes derniers coups de cœur (tous médias confondus)?
Je ne lis plus beaucoup de BD, mais Freak Squeele est un des derniers trucs qui m'ait mis une claque. Je lis toujours plusieurs romans par semaine, donc il y a beaucoup de choses avec lesquelles je me suis fait plaisir. Le Mandarin Tan, par exemple, fait partie de mes petits bonheurs réguliers. Là je viens de finir le "Cercle Littéraire des Amateurs de Tourtes aux Epluchures de Patates", un petit bijou d'intelligence et d'humour anglais. Et je regarde beaucoup de séries. Du sit com comme Big Bang Theory, ou du grand spectacle comme Game of Thrones de HBO. J'ai lu au fil des années tous les romans de RR Martin, et j'attendais cette adaptation au tournant. Eh bien c'est très réussi, à la hauteur de Rome ou Deadwood.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Oui, et sa réponse est 42.

Crayonné de la planche 1 du tome 1 ©Vincent / Glénat Pour finir et afin de mieux te connaître, voici un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais :

un personnage de BD : Corto Maltese ou Obélix, voire entre les deux.
un personnage bibliquev : le serpent a toujours eu toute ma sympathie.
un personnage de roman : Bertram Wooster dans les romans de Wodehouse. J'ai souvent l'impression d'être un imbécile qui ne comprend pas toujours très bien ce qui se passe autour de lui.
un personnage d'heroïc-fantasy: le Rincevent de Pratchett, pour les mêmes raisons !
une chanson : Searching For Mr Right, des Young Marble Giants. C'est sur un album de 1980 que je n'ai jamais cessé d'écouter depuis. Tout y est minimaliste, tendu, précis, sans jamais exploser.
un accessoire de scénariste : une pomme. Oui, je suis très Mac ! Sans mon mac, je suis perdu. Ce n'est même plus un accessoire, c'est toute de même avec lui que je passe le plus de temps au monde !
un jeu de société : Je suis très joueur ! Et bon client pour tous les jeux de société. Alors disons le Time's Up !
une recette culinaire : des pâtes fraîches à la truffe d'Alba. C'est simple et de bon goût, comme moi... hum.
une ville : Aix en Provence, la ville où je me suis établi et que j'aime. Elle a traversé 2000 ans sans cesser d'être une ville de culture, c'est une ville de jeunesse grâce aux facs, et on sait y vivre correctement.
une boisson : un Cros-Parantoux 1999 d'Henri Jayer.
une pâtisserie : un vieux comté de 36 mois en lamelles très fines. Oui, je ne suis pas très porté sur le sucré.
un proverbe : interview bientôt terminée, boulot bientôt commencé.

Un dernier mot pour la postérité?
Je garde mes derniers mots pour le jour où la mort passera. Et encore, ça sera sans doute un truc du genre « euh, vous ne pourriez pas plutôt revenir demain ? »

 Crayonné de la planche 5 du tome 2   Vincent, Melanÿn et Christophe Pelinq
Le Korrigan