Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Je suis d’ascendance britannique. Là-bas tout le monde se youoie, ça marche très bien. Donc, « tu », ça me va.
Merci bien… Peux-tu en quelques mots nous parler de toi(âge, études, boulot, numéro de compte en suisse ou aux îles caïmans)?
Je suis né dans les années 70, j’ai été champion de billes à l’école primaire, champion de blagues au collège, champion de fringues au lycée. J’ai fait semblant de faire des études supérieures, j’ai eu des petits boulots aussi variés que n’importe qui, j’ai pas mal écrit pour la télé jeunesse (programmes courts, bandes-annonces), j’ai aussi photographié le mariage d’au moins trois couples de mes amis.
Enfant, quel lecteur de BD étais-tu? L’envie de devenir auteur est-elle un rêve de gosse ?
Je crois que je suis tombé dans la BD avec Pif Gadget, dont des voisins plus âgés m’avaient offert une immense collection, des centaines de numéros. J’ai l’impression d’avoir vécu des dizaines de vies grâce à Pif et ses héros. Je n’ai jamais lu de Picsou ou Mickey. J’ai été très déçu par le premier Tintin qu’on m’a offert : je m’attendais à de l’aventure, j’ai eu les bijoux de la Castafiore… Mais plus tard, j’ai pleuré de rire avec les Dupondt, et j’ai été carrément terrifié et hanté par Tintin au Tibet. J’ai passé mon enfance à me dire « plus tard, j’aurai tous les Tintin, tous les Astérix, tous les Gaston, etc… ». Aujourd’hui je les ai. L’enfant que j’étais serait fier de moi.
Je n’ai jamais pensé écrire de la BD, mais j’ai toujours voulu raconter des histoires. Mon imaginaire me guidait plus vers le cinéma, peut-être parce que c’est plus prestigieux, ou plus visible. Mais c’est aussi plus difficile, et je me suis mangé quelques belles déceptions. Essentiellement parce que ça coûte cher et qu’il y a souvent trop de gens moyennement légitimes qui donnent leur avis et dont il faut tenir compte. Quand il y a quelques années je me suis dit « et pourquoi pas la BD, finalement ? », c’est tombé comme une évidence. Je me demande encore pourquoi je n’y ai pas pensé avant.
Comment et pourquoi t’es-tu intéressé au personnage de Fantômas, étrangement sous-exploité dans le neuvième art?
Fantômas est étrangement sous-exploité partout. C’est pour moi un étonnement constant, mais aussi un énorme coup de pot ! J’ai pensé à Fantômas en regardant un dessin animé pour jeunes enfants où le héros rencontrait un méchant qui portait le nom de « Fantômax ». Ça m’a frappé : même pour les enfants, le nom de Fantômas (ou sa déformation avec un X final) est familier. C’est un personnage extrêmement présent dans l’inconscient collectif français, on le cite à tout propos dans les conversations, dans la presse, partout. Même si on ne connaît rien de lui, on sait qu’il évoque « le Mal »… et le masque. Fantômas est un des très rares personnages « mythologiques » français du XXème siècle, et on l’a laissé prendre la poussière dans un placard depuis… presque cent ans, en fait. Car depuis les films de Feuillade, je pense que personne ne l’a pris suffisamment au sérieux pour lui donner toute sa dimension. Je dis ça, mais c’est un commentaire rétrospectif : à l’époque je ne connaissais presque rien au personnage. Mais le soir même, après avoir vu ce dessin animé, je suis allé acheter l’anthologie Fantômas dans la collection Bouquins, et j’ai commencé à lire les romans. Et plus j’avançais, plus je sentais que je tenais vraiment quelque chose d’unique. Comme un trésor que tout le monde aurait oublié. Il n’était pas question que je laisse passer un potentiel pareil : combien d’occasions dans une vie a-t-on de travailler une telle matière ? Et mieux : combien d’occasions a-t-on de ressusciter un personnage mythique presque tombé dans l’oubli ?
Peux-tu en quelques mots présenter ce personnage emblématique et pourtant méconnu des romans-feuilleton du début du XXième siècle ?
Fantômas est un des très rares « méchants » à donner son titre à une œuvre, qui plus est une série (32 romans parus sous la plume de Souvestre et Allain). Imaginons un instant que le titre de Batman ait été The Joker. Est-ce que toute l’histoire, tout l’univers n’auraient pas été différents ?
Dans les romans (et dans notre BD), Fantômas est le moteur de tout, tout tourne autour de lui, et les héros qui gravitent dans son orbite ne seraient rien s’il n’existait pas, ou s’il venait à disparaître. C’est lui qui génère l’histoire et qui déforme l’Histoire. Il est une sorte d’incarnation fantasmée du mal absolu, c’est un anarchiste total, il refuse l’ordre établi mais il refuse aussi l’ordre souterrain (le fameux « code d’honneur » de la mafia, par exemple, ce ne serait pas du tout son truc). Il est juste… mauvais. Il n’y a pas à chercher de traumatisme d’enfance ou de grand dessein caché : il ne se préoccupe que de foutre le bordel, de massacrer, de voler, de défier le pouvoir… Et la réussite qu’il obtient dans ces domaines, ainsi qu’une panoplie sans cesse grandissante d’armes, gadgets et autres bidules de ce genre, suffisent selon moi à le qualifier de super-héros… ou de super-vilain. Plus de 25 ans avant la naissance de Superman !
Comment as-tu rencontré Julie Rocheleau qui met en scène ton récit de façon si saisissante?
J’ai proposé mon scénario sans dessinateur à Dargaud. Ils ont cherché un dessinateur. On a eu plusieurs pistes de noms plus ou moins reconnus. Mais, avec un admirable sens du timing, Julie a envoyé chez Dargaud un projet avec quelques planches de démonstration. Le dessin a retenu l’attention de Pauline Mermet, notre éditrice, qui me l’a soumis. Et c’est comme ça qu’a commencé notre collaboration transatlantique. Aujourd’hui, alors que le premier album est sorti et que nous sommes déjà à mi-chemin du deuxième, je peux dire une chose : je n’aurais jamais espéré travailler avec une dessinatrice aussi talentueuse pour ma première incursion dans la BD. C’est une chance que je mesure chaque jour. Sans son dessin énergique, sauvage, expressionniste et audacieux, Fantômas ne serait pas moitié aussi réussi.
Cette nouvelle série est-elle une adaptation des romans de Pierre Souvestre et Marcel Allain ou est-elle une création originale inspirée de leur œuvre ?
Il s’agit d’une création originale. Selon moi, l’un des torts principaux des adaptations « sérieuses » de Fantômas depuis 40 ans -aussi bien au cinéma qu’à la télévision, dans des dramatiques radio ou même en BD dans les années 90 – a été de reprendre les histoires de Souvestre et Allain telles qu’elles avec quelques petits arrangements cosmétiques. Ça ne fonctionne pas. Ce sont des récits décousus, avec des enjeux d’un autre temps, des dialogues délicieusement désuets et des situations inutilement alambiquées. Il faut comprendre que ces livres ont été écrits à un rythme hallucinant de 400 pages (un épisode) par mois. Ça tirait à la ligne, ça partait dans tous les sens, ils inventaient presque leur histoire en impro… C’est du Alexandre Dumas sous amphétamines, complètement foutraque et sans queue ni tête. C’était génial et addictif en 1911, mais aujourd’hui on a besoin de plus de structure et de cohérence pour être captivé. Cependant, le corpus est d’une richesse incroyable : c’est bourré de personnages plus grands que nature, de situations extraordinaires, de coups de théâtre jubilatoires… Pour un scénariste, c’est comme un cadeau tombé du ciel. J’ai souvent pris énormément de plaisir à lire les livres. Je prends donc l’œuvre originale comme un énorme coffre à jouets, et je pioche dedans tout ce que j’aime, j’y ajoute mes propres envies, des nouvelles séquences, j’approfondis les liens entre les personnages, je leur mitonne des dialogues aux petits oignons et j’articule tout ça dans une structure solide qui me permet tout les débordements, car il faut rester dans l’esprit du Fantômas d’origine : du roman –feuilleton démesuré et explosif. Julie, au dessin, apporte sa propre touche de folie, surenchérit et en rajoute. On n’a jamais peur d’en faire trop. Ce travail est tout de même dominé par trois ambitions : Donner du plaisir à chaque page ; écrire la meilleure histoire possible ; et réhabiliter durablement le personnage pour qu’il revienne au premier plan de la culture pop française – voire mondiale ou galactique. C’est le résultat que Julie et moi visons. Quant au résultat que nous allons réellement obtenir… On verra bien !
Peux-tu en quelques mots nous faire le pitch de l’album ?
Après avoir passé seize ans à mettre l’Europe à feu et à sang, Fantômas est enfin exécuté. Pourtant, juste avant que la lame de la guillotine ne sépare sa tête de son corps, il prévient le peuple : il se vengera. Cet album et les deux suivants racontent cette vengeance.
Si la langue n’est pas une barrière, un océan vous sépare… Comment s’est organisé votre travail sur l’album avec Julie Rocheleau?
Après avoir fait mourir d’épuisement quelques pigeons voyageurs et avoir constaté les limitations du télégraphe, on a décidé d’utiliser internet. C’est un outil moderne assez fascinant. Je te conseille d’essayer.
D’accord, je remballe ma question…
Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail ? Serait-il possible, pour une planche donnée, de les visualiser afin de mieux appréhender votre façon de travailler à tous les deux ?
J’ai écrit un traitement, scène par scène des trois premiers albums. Puis je développe ça dans un découpage que j’envoie à Julie. Ce que j’appelle découpage : Il s’agit d’une planche de BD vierge, avec les cases dessinées, les bulles dans les cases, et la description de ce qu’il s’y passe. Apparemment, rares sont les scénaristes qui font ça (ils ont plus tendance à livrer des scénario écrits un peu comme un scénario de film) mais moi j’ai spontanément commencé comme ça. J’ai besoin de visualiser la planche pour savoir si elle fonctionne, ça me permet aussi de donner au dessinateur une bonne idée de la place que je veux donner à chaque événement dans la page.
Je t’aurais bien fourni des exemples, mais c’est un peu fastidieux de tout retrouver… plus tard, peut-être.
Julie fait un story-board qui peut être exactement ce que je prévoyais ou très différent, je lui fais des remarques quand j’en ai, elle modifie s’il y a lieu ou me convainc que son idée est la bonne, puis elle passe aux crayonnés, puis à la couleur. À chaque étape on discute le moindre détail, on peut parfois s’engueuler, mais jamais pour des questions d’ego, juste parce qu’on veut le meilleur pour l’histoire. Pour ce premier album, jusqu’à l’avant-veille de l’impression on modifiait encore des trucs qu’on était les seuls à voir, comme la taille de la queue d’une bulle… On forme une très bonne équipe, je pense.
Comment as-tu défini tes personnages ? A partir de quelle « matière » Julie a-t-elle imaginé leurs apparences?
Les caractères des personnages se sont définis d’eux-mêmes : tout est dans les livres, j’ai changé très peu de choses. Pour leur physique, c’est un peu pareil. On savait que Juve était puissant physiquement, bourru et moustachu, Fandor beau garçon faussement lisse, Lady Beltham tragique… Souvent, la première tentative de Julie était la bonne. C’est pour Fantômas qu’on a le plus cherché : il fallait sortir de l’image à la Arsène Lupin immortalisée par l’affiche du film d’origine. Je ne voulais pas du loup noir ni du haut-de-forme. On voulait surtout qu’il soit très présent tout en étant le moins défini possible. Qu’il reste comme une ombre menaçante et insaisissable. Je crois que Julie a très bien réussi ça.
Le rythme de l’intrigue que tu as concocté est pour le moins soutenu…Est-ce pour conserver le rythme des péripéties du roman feuilleton ?
Je n’écrirais pas toutes les histoires du monde sur le même rythme, c’est sûr. Mais pour Fantômas, en effet, je voulais faire comme une sorte de quintessence du roman-feuilleton, un « roman-feuilleton sans les passages chiants ». Ce que certaines séries américaines parviennent très bien à faire, d’ailleurs : remplir le récit jusqu’à la gueule de surprises, de morceaux de bravoure, d’humour noir, de tragédie, de coups de théâtre… En tant que lecteur ou spectateur, je déteste les séquences où, dès les premiers mots, les premières images, on sait comment la scène va se dérouler. Je m’applique à faire exactement l’inverse, à me surprendre moi-même. Je ne dis pas que j’y parviens toujours, mais c’est le but que je me fixe à chaque fois. Trouver l’angle original, la façon de raconter inattendue, le petit truc qui va donner plus de force, d’impact, de plaisir. C’est un exercice d’équilibriste parce que sur Fantômas je joue constamment avec les clichés, il faut que je reste dans les codes du « genre ». Mais la narration en elle-même permet une infinité de combinaisons. J’aime ralentir l’action quand elle devrait accélérer, faire sauter une bombe quand tout le monde dort, j’aime autant les dialogues que l’action, et j’essaie de rassembler tout ça dans un tout cohérent. Je veux qu’il y ait un souffle, une énergie, quelque chose qui t’emporte... J’aime me dire que les gens vont avaler l’album comme un hamburger et puis, une fois la digestion passée, peut-être le relire plus calmement et découvrir tout ce qu’ils n’avaient pas vu. Détailler les ingrédients, voir que ce n’est pas juste du fast-food. Certains éléments plantés dans ce premier album et qui semblent anodins auront des répercussions ou des explications dans les 8 albums à venir (en espérant qu’on aille jusque-là).
Dans quel état d’esprit étais-tu lors de la sortie de ton premier album? Quelle étape de la réalisation de l’album t’a procuré le plus de plaisir ?
Je savais qu’on tenait un bon album. J’en étais fier. Je me disais : si les gens ne trouvent pas que c’est bon, alors c’est que je suis mauvais, car j’ai fait vraiment mon maximum. Je m’apprêtais à moitié à faire une dépression si l’accueil était négatif, mais au fond de moi j’étais quand même en paix avec moi-même : pas de frustration, Julie et moi avons fait exactement ce que nous avons voulu. Dargaud ne nous a jamais empêchés d’y aller à fond, de tenter des trucs sur le dessin, le découpage, la narration. Ils nous ont encouragés à être nous-mêmes le plus possible. On mettait dans les rayons l’album que nous avions voulu, et Dargaud le soutenait entièrement, a beaucoup communiqué dessus, nous a donné une visibilité qu’on n’aurait pas espéré. Et quand les critiques ont commencé à tomber, toutes très positives, on a été… contents et soulagés. Seul petit détail : les gens attendent la suite… Le soulagement a donc été de courte durée, maintenant vient le temps de la pression ! J’espère qu’on ne les décevra pas !
Quant à ce qui me donne le plus de plaisir dans la réalisation de l’album, sans conteste, c’est la découverte des dessins de Julie. À chaque fois, c’est comme un petit miracle : mon histoire, en mieux. Je ne m’en lasse pas.
A part la suite des aventures de Fantômas (que nous attendons aussi avec impatience!) , as-tu d’autres projets sur le grill ?
Oui. Chez Casterman notamment, 3x120 pages, adaptations de polars suédois. C’est signé, mais pour des raisons qui me dépassent un peu, on n’a pas encore le droit d’en parler (cela dit, l’info est sur internet, je dis ça, je dis rien). J’ai aussi quelques autres projets, toujours avec Casterman ou Dargaud, mais rien de contractualisé pour l’instant.
Quels sont tes derniers coups de cœur, tous médias confondus ?
Django Unchained. Wilfrid Lupano. Seven Wonders. Steve Tesich. Nils Frahm, The Bridge (Broen / Bron), les lasagnes au cheval.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
« Comment fais-tu pour être aussi génial ? » (réponse : « oh, tu exagères… Vraiment ? Hoo.»)
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD : Calvin. Et Hobbes. (Et Linus, dans Peanuts)
un personnage biblique : Le poisson qui se retrouve comme un con suspendu en l’air au moment où la Mer Rouge s’ouvre en deux. On n’en parle pas assez, de celui-là.
un personnage de roman : Phil Connors (ok, c’est un personnage de film, et alors ?)
une chanson : Ce truc que tu fredonnes toute la journée mais dont tu ne sais même pas d’où ça vient.
un instrument de musique : La clarinette.
un jeu de société : Le bilboquet.
une recette culinaire : la soupe au caillou
une pâtisserie : le décroissant au beurre
une ville : Painfull Gulch
une qualité : la bonté
un défaut : le mépris
un monument : le Manneken Pis
une boisson : l’eau
un proverbe : « Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux. »
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé et, aussi et surtout, pour avoir remis en scène ce Génie du Mal, quelque peu écorné par le septième art dans les années 60…
Merci à toi.