Haut de page.

Entretien avec Agnès Maupré
Interview accordée aux SdI en février 2014


Le premier tome du Chevalier d’Eon est en passe de sortir et nous souhaitions te poser quelques questions à propos de cette nouvelle série…
Pourquoi t’es-tu intéressée à cet énigmatique espion de Louis XV et comment l’as-tu «rencontré»?

Par Milady, un peu par hasard. De la chanson de Mylène Farmer «Sans Contrefaçon» et des autres endroits où j’avais pu l’apercevoir comme le film «Beaumarchais, l’insolent», je pensais que le chevalier était une femme travestie en homme pour gagner en liberté de mouvement. Comme j’étais en plein dans l’écriture de Milady, ça m’intéressait d’y jeter un œil. Quand je me suis rendu compte que le chevalier d’Eon était au contraire un homme travesti en femme et qu’en plus, il avait été condamné par le roi à la cinquantaine à ne plus quitter l’habit féminin, la bizarrerie de son destin m’a hypnotisée. Je suis tombée amoureuse de ce type qui, de son vivant, était déjà pleinement un personnage, avec une trajectoire de personnage. Et c’était quelque chose dont il était conscient et dont il jouait. J’ai eu l’impression qu’il m’invitait à jouer avec lui. Je pense qu’il serait ravi de savoir qu’on continue à parler de lui et rêver de lui deux siècles après sa mort.

la part féminine du chevalier d'Eon © Ankama / Agnès MaupréIl est vrai que de son vivant, il avait déjà tout du héros de roman… Jusqu’à sa mort même! N’est-il pas enterré au cimetière de Saint-Pancrace, dans l’ancien comté de Middlesex (ça ne s’invente pas!).
Oui, je pense que du début à la fin, si le chevalier a su être un homme de l’ombre, un espion efficace, il a aussi beaucoup joué avec son image, faisant miroiter ses multiples facettes. Pour le Middlesex, je ne sais pas si cette ironie est purement due au hasard ou si des contemporains facétieux se sont chargés de l’enterrement du chevalier…

Après ton superbe Milady, voilà que ta nouvelle histoire est encore une série à costume… L’Histoire est-elle l’une de tes passions?
En fait non, je suis tout à fait ignare mais justement, j'aime bien apprendre des choses en faisant des livres. Pour Milady, l’aspect historique était déjà géré par Dumas. J’ai dû faire quelques recherches pour comprendre mieux le contexte, sur le siège de la Rochelle par exemple, mais j’étais sur un territoire balisé. Pour d’Eon, c’était plus difficile. On ne peut pas écrire sur un espion et un diplomate sans comprendre un minimum la géopolitique de l’époque. Qui évidemment est un sac de nœuds avec au centre Louis XV, très complexe, plein de contradictions, et son service secret. En plus, d’Eon est mort à 82 ans, en 1810. Il aura connu Louis XV, Louis XVI, la révolution, les prémisses de la révolution industrielle en Angleterre. Et tout ça en plus de son incroyable destin personnel.

Beaumarchais, recherche de personnage © Ankama / Agnès MaupréMilady peut être considérée comme une œuvre «féministe». En développant de façon saisissante et touchante cet ennemi mortel des mousquetaires de l’œuvre de Dumas, tu l’humanisais, mettant à bas ce masque de monstre froid et insensible dont l’avait paré son créateur, la réhabilitant en quelque sorte… L’angle choisi pour ce Chevalier d’Eon et certains dialogues laissent à penser qu’il en est de même pour cette nouvelle série. Est-ce un choix conscient ou inconscient?
Je ne suis pas sûre que Dumas ait vraiment vu dans Milady froideur et insensibilité. A mon avis, le féminisme est déjà présent dans son récit, même si plus sous-jacent. Pour d’Eon, ce qui est drôle, c’est que je suis arrivé à lui dans une optique féministe puisque je pensais que c’était une femme qui avait décidé qu’elle serait plus libre en homme. Mais, même avec le cas inverse, la question du féminisme est présente. D’Eon le savait très bien. Il a été une égérie du féminisme du XVIIIème siècle. Une nouvelle Jeanne d’Arc. C’est probablement une des raisons qui l’ont poussé à accepter sa transformation définitive. En homme, il avait eu une vie intéressante. En femme, il avait eu une vie exceptionnelle. Il n’était pas du genre à préférer les demi-mesures. Et il a fait ça bien. Il a même écrit une «lettres aux femmes» dans laquelle il dit: «Femmes, recevez-moi dans votre sein, je suis digne de vous.»

Le Chevalier d'Eon © Ankama / Agnès MaupréLa vie aventureuse du Chevalier d’Eon a été inspiré cinéaste et romanciers. Quelles furent tes principales sources sur le Chevalier d’Eon?
D’abord, les «Mémoires du chevalier d’Eon» de Gaillardet, écrites peu de temps après sa mort. C’est une biographie très romancée, très vivante et Gaillardet est le premier à avoir emprunté les documents d’archives sur le chevalier. J’ai lu pas mal d’autres biographies plus circonspectes écrites par des historiens et deux ouvrages sur le Secret du Roi : par Albert duc de Broglie, centré sur le personnage du comte de Broglie, chef du service secret de Louis XV et par Gilles Perrault, une grande fresque de ce service secret. J’ai aussi jeté un œil au manga. Et sinon, je me suis immergée dans le monde du chevalier à Tonnerre, dans les archives de la bibliothèque et avec un descendant de sa famille, Philippe Luyt, qui a eu la gentillesse de me laisser humer les reliques du chevalier, son casque, son épée, son éventail… C’est assez magique de pouvoir toucher les affaires intimes de son personnage. A ce moment-là, d’ailleurs, la maison du chevalier était même en vente, une très belle maison au bord de l’eau et de la voie ferrée…

Comment as-tu rencontré Philippe Luyt et quel lien de parenté entretien-t-il avec le Chevalier?
Par l’office de tourisme de Tonnerre. M. Luyt a récupéré pas mal d’archives sur le chevalier, c’est une passion personnelle et il est souvent sollicité par des journalistes, des historiens. Il en parle très bien et très volontiers. C’était une chance pour moi d’avoir accès à ce savoir intime, familial. M. Luyt n’est pas un descendant direct du chevalier puisque celui-ci n’a pas eu d’enfant. Il est issu d’une autre branche. Ce qui ne l’empêche pas d’en savoir beaucoup sur le personnage.

Un futur tsar bien inquiétant © Ankama / Agnès MaupréQuels sont les documents les plus originaux ou les plus intéressants que tu as pu consulter aux archives de la bibliothèque de Tonnerre?
J’aime bien les copies de la correspondance entre d’Eon et Beaumarchais et des lettres dans lesquelles ils se plaignaient l’un de l’autre auprès du ministre dont ils dépendaient. Ces deux-là ont commencé par bien s’aimer mais dès que la tendance s’est inversée, ils ont déversé par la plume des tonneaux de bile. Ils partageaient une tendance aux bons mots et à la logorrhée…

Le Marquis de l'Hôpital © Ankama / Agnès MaupréSelon toi, pourquoi Louis XVI a-t-il exigé que le Chevalier finisse sa vie habillé en femme?
Je ne prétends pas à la vérité historique là-dessus. Ni sur grand-chose d’autre d’ailleurs… Il y a plusieurs hypothèses sur le sujet. Peut-être que Louis XVI pensait vraiment que le chevalier était une chevalière. Peut-être que c’était une punition pour avoir fait scandale et menacé l’équilibre de l’état. Peut-être pour l’empêcher de tuer en duel le fils d’un ancien ennemi. Ou bien pour tuer dans l’œuf les soupçons du roi George qui l’imaginait avoir une aventure avec sa femme. Toutes les possibilités ont l’air tirées par les cheveux, comme tout ce qui touche à d’Eon. Et lui-même a brouillé les pistes en racontant tout et son contraire. Il devait être un fabuleux conteur. La vérité le fascinait probablement moins que la perfection de l’histoire…

Comment s’est construite l’apparence de Charles de Beaumont, chevalier d'Éon?
J’ai regardé pas mal de portraits mais la plupart avaient été peints ou dessinés après sa mort, d’après fantasmes. Du coup, j’ai fait pareil. Je voulais qu’il soit un homme, androgyne, mais pas pour autant d’une séduction incontestable en femme. Finalement, je ne pense pas qu’il venait à l’esprit de beaucoup d’hommes d’enfiler la robe à panier. L’habit seul suffisait probablement à être pris pour une femme. Après… Avec l’âge, l’androgynie disparaît. Les témoins qui l’ont vu revenir vieux à Versailles racontent un militaire buriné en robe de soie qui jurait et crachait en racontant des histoires salées…

Le Chevalier d`Eon, crayonné d'une planche du tome 1 © Ankama / Agnès MaupréAs-tu travaillé sur Le Chevalier d’Eon de la même façon que sur Milady? Pourquoi avoir cette fois opté pour la couleur ?
Oui, même méthodologie : carnets de recherches, déroulé global de l’histoire, crayonnés poussés, encrage. Et en couleurs pour plusieurs raisons. Déjà j’aime varier. La couleur me manquait après Milady et là, après un an et demi d’encres colorées, je commence à avoir soif de noir. Et puis le XVIIIeme, c’est fait pour virevolter. Il fallait de la couleur. Les intrigues de cour, les bals masqués, le travestissement… En noir et blanc, j’aurais eu le sentiment qu’il manquait quelque chose. Ankama a bien voulu me laisser jouer avec mes encres multicolores, malgré les complications supplémentaires. Mais avec Céline Antoine et Marion Cugny à la fabrication, les couleurs sont merveilleusement bien sorties à l’impression. Elles ont fait un travail formidable, et le photograveur aussi.

En combien de tomes est prévu ce Chevalier d’Eon?
Après hésitations, deux. Le deuxième tome sera un poil plus long que le premier et couvrira une plus longue période de temps. On avait pensé à trois tomes, mais ça diluait trop le récit.

la tsarine © Ankama / Agnès MaupréDans quel état d’esprit es-tu à la sortie de ce nouvel album ?
Bah. Ca me fiche toujours un peu la trouille. Ca me prend beaucoup de temps de faire un bouquin, là, presque deux ans et à la longue, je trouve qu’on ne sais plus trop ce qu’on voulait dire au départ ni ce qu’on a dit à l’arrivée. Donc j’espère que le résultat est compréhensible, et agréable à lire, et que personne ne me jettera de tomates. D’un autre côté, il faut bien laisser sortir les livres pour qu’ils respirent un peu l’air du dehors, même si c’est angoissant.

Quels sont tes derniers coups de cœur, tous médias confondus ?
Au Havre, il y a une association de cinéma bis, Cannibale Peluche, qui passe des trucs très chouettes une fois par mois. Donc, ces derniers temps, Big Man Japan de Matsumoto ( ses autres films sont merveilleux aussi) et puis Paris Interdit de Van Belle. Je suis assez cinéma mais ce sont probablement des films dont je n’aurais pas entendu parler sans cette asso.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Je n’aurais déjà pas pensé à toutes celles-là !

Un grand merci pour le temps que tu nous a accordé !
Le Korrigan