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Entretien avec Xavier Mérand
interview accordée aux SdI en février 2016


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?

Non, je suis même plutôt pour un tutoiement rapide, ce qui me donne le sentiment d'être encore jeune ! smiley

On est sur la même longueur d’onde alors (et c’est si bon de rajeunir un peu smiley )…

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)

Je suis un quadra parisien, passionné de jeux et atteint d'une maladie génétique de la rétine. Avant de me plonger dans la création d'AccessiJeux, j'ai passé presque 20 ans à autoproduire une carrière de chanteur (chanson française dans un style un peu classique humoristique…) mais à 40 ans on a plus les mêmes ambitions qu'à 20 et si la musique fera toujours partie de ma vie, c'est aux jeux que je pense en me rasant (rarement) le matin!

Enfant, quel joueur étais-tu? N’as-tu jamais cessé de jouer ou un jeu en particulier t’as-t-il fait basculer dans le jeu de société « moderne » ?
Je suis issu d'une famille nombreuse et dans les années 80 on n'avait pas tous les loisirs numériques d'aujourd'hui. Comme beaucoup à cette époque, j'ai donc été élevé au Cluedo, Monopoly, Scrabble, Scotland Yard, Voyage en France, Richesses du Monde…. C'est en devenant papa début 2000 que je me suis replongé dans les jeux et que j'ai découvert les jeux modernes et plus particulièrement « Catane » qui m'a rendu addict.

une partie en aveugle...Comment est née l’association AccessiJeux qui s’est donné pour mission de rendre le jeu accessible aux déficients visuels?
Depuis la découverte de Catane que j'ai partagé avec mon cercle d'ami proche, nous sommes un petit groupe à se retrouver pour s'adonner aux joies de nouveaux jeux : Chevaliers de la Table Ronde, Citadelles, Puerto Rico, Agricola…

A chaque fois que nous jouons à ce type de jeux, je viens équipé de ma « vidéoloupe ». En gros, c'est un petit appareil de la taille d'un smartphone qui permet de grossir le texte que l'on vise en différentes tailles, voire d'en changer les couleurs. Pour mon confort personnel, je grossis donc le texte des cartes et inverse les couleurs (texte blanc sur fond noir).

De ces soirées arrosées (avec modération) et surtout enthousiasmantes, est né une réflexion « Suis-je le seul bigleux à aimer les cubes en bois ? Quelles solutions pourrions-nous trouver pour faire découvrir ce plaisir aux déficients visuels ? » Car après tout, pourquoi sous prétexte qu'on est handicapé, on n'aurait pas le droit de jubiler en annonçant à tout le monde qu'on est le félon d'une partie de Chevaliers de la Table Ronde ?!

Il s'avère que l'un des amis de ce cercle de jeu est développeur de sites web et d'appli smartphone. Je lui ai dit un jour « ça te brancherait qu'on fasse une appli qui permettrait aux joueurs non-voyants de pouvoir écouter le contenu d'une carte, pictogrammes et textes, via la synthèse vocale de leur téléphone ou tablette ? » Ce à quoi il a répondu « Carrément ! »smiley

J'ai ensuite animé un groupe Facebook sur le sujet durant un peu plus d'un an. Des membres nous rejoignaient tous les jours. Tout ça a fini de nous décider : on monte une association et on essaye de trouver des financeurs pour ce projet d'appli!

Affiche du jeudi jeu pour tous...L’association est parrainée par deux figures du monde du jeu : Bruno Cathala, prolifique et talentueux auteur, et Benoît Forget, fondateur des Editions Purple Brain Créations . Comment ont-ils été sensibilisés à votre travail d’ouverture du monde du jeu?
Bruno j'étais en contact avec lui par email car j'avais divers prototypes de jeux en cours de création et j'avais vu un interview de lui sur Tric Trac dans lequel il expliquait qu'il aimait travailler avec différents auteurs… J'avais donc tenté ma chance et l'idée d'un de mes jeux l'avait amusé. Finalement on n’a pas travaillé ensemble mais quand j'ai décidé de monter l'asso et de choisir un parrain, je ne suis pas allé chercher plus loin ! La mission de l'association lui a beaucoup plu et surtout notre idée d'application smartphone... Comme il dit, tous les joueurs passionnés de jeux modernes seront contents d'avoir notre appli quand ils seront trop vieux pour lire sur des cartes !smiley

Pour Benoît c'est différent. Iello est notre partenaire historique avec Gigamic. Ils nous aident depuis les premiers jours de l'asso en nous envoyant des boîtes de jeux pour nos tests. On a donc reçu toute la gamme « Contes et Jeux » de Purple Brain et on a adoré ces jeux ! Ils sont familiaux, avec des mécaniques modernes et surtout, on a trouvé des façons de les rendre accessibles pour la plupart d'entre eux. Benoît avait l'air content qu'on rende ses jeux accessibles aux non-voyants. On a fait connaissance à l'occasion de diverses manifestations ludiques cette année. Après avoir choisi un auteur pour notre première année, on voulait un éditeur pour parrainer la deuxième année d'AccessiJeux. On lui a proposé et il s'est dit flatté qu'on pense à lui mais en fait, c'est nous qui sommes flatté que le monde du jeu nous soutienne autant !

Où en est le projet d’application pour smartphone ? Penses-tu passer par un financement participatif pour mener cet ambitieux projet à terme ?
Nous avons fait tout le travail de pré-développement c'est à dire qu'on a un cahier des charges bien précis des fonctionnalités que proposera l'appli. C'est un gros projet qui demande plusieurs mois de développement et donc on a demandé à deux organismes (La Fondation de France et le CCAH) de co-financer ce projet. En off, on a de bons signaux mais on doit attendre début mars pour avoir les accords de financement et se lancer corps et âmes dans ce projet ambitieux !

une partie en aveugle...Concrètement, au sein d’Accessijeux , comment travaillez-vous pour rendre un jeu de société accessible aux non-voyants ou aux mal voyants? Cela doit vous demander un travail considérable!
Pour commencer je regarde beaucoup de vidéos de règles de jeux sur Tric Trac, Ludovox et VidéoRègles. C'est comme ça que je sélectionne les jeux qu'on va adapter. Bon, si un éditeur partenaire (ils ne le sont pas tous) sort un nouveau jeu on les regarde bien sûr en priorité car on sait qu'on pourra obtenir la boîte pour travailler sur les adaptations, mais il nous arrive aussi d'acheter des jeux parce qu'on sait qu'on pourra les adapter.

Avec le matériel dont on dispose, tous les jeux ne sont pas adaptables. Exit par exemple tous les jeux avec du texte (d'où le projet d'appli). Une fois le jeu choisi, j'envoie un mail à notre base de données de bénévoles pour leur proposer un atelier. Ils viennent donc au local de l'association qui est hébergé au sein d'une pépinière associative appelée La Conserv' dans l'ancien conservatoire du 12e arrondissement de Paris.

Généralement quand ils viennent, j'ai déjà les idées pour adapter le jeu, mais on fait le point ensemble et les bénévoles proposent souvent des idées qui enrichissent les adaptations. Ensuite c'est eux qui travaille et moi qui fait l'inspecteur des travaux finis ! L'étape d'après c'est les tests. Parfois on fait venir des joueurs non-voyants à l'asso pour avoir leur avis sur les adaptations, et parfois on sort les jeux pour la première fois lors de nos soirées « Jeux Pour Tous » qui ont lieu le premier jeudi de chaque mois à la Maison des Associations du 12e de 18h à 22h.

Après, les jeux rejoignent notre boutique en ligne et nos adhérents peuvent les acheter au même prix qu'un jeu non adapté… C'est le principal service qu'on peut leur offrir. Ce qui est sympa c'est que sur notre groupe Facebook, on récolte ensuite des avis sur les jeux et leurs adaptations et donc que rien n'est figé si certains trouvent de meilleures idées...

Pouvez-vous nous parler en quelques mots du projet de financement d’une imprimante Braille que vous venez de lancer sur Co-City ?
Co-city est une association qui fait partie de notre pépinière associative. C'est une plateforme de Crowdfounding mais uniquement pour des projets d'innovation sociale. Les choisir pour notre projet était donc une évidence.

En fait, on sait bien que parmi les déficients visuels, beaucoup ne lisent pas le braille. C'est pour ça que nos adaptations ne contiennent pas de Baille. On a fait fabriquer des stickers par un imprimeur relief qui nous permettent d'encoder les cartes avec des formes à la place des couleurs ou des numéros, Ces adaptations mettent donc dans le confort de jeu les personnes non-braillistes. Mais tout au long de l'année en jouant avec des non-voyants on a compris que ceux qui lisent le Braille, eux seraient très preneurs d'aides de jeux ou de marquage en Braille sur les cartes. Le soucis c'est que moi qui suit malvoyant, je ne lis ni n'écris pas le Braille. Les bénévoles qui viennent à l'association non plus ! On s'est dit que le meilleur moyen d'avoir un rendu pro pour ces textes en Braille c'était d'acquérir une imprimante Braille, mais ça, notre jeune association n'en a pas les moyens. Entre la communauté de notre FB qui regroupe plus de 700 personnes, la communauté ludique et notre réseau on s'est dit qu'on arriverait peut être à acheter cette imprimante via un financement participatif. L'idée que tout le monde nous aide à acquérir ce matériel est belle! On se mobilise ensemble pour rendre les jeux accessibles à tous! On compte sur vous!

Affiche de l'associationLe projet est beau en tous cas! Nous espérons qu’il arrivera à terme!
Ce qui nous fait plaisir c'est qu'on sent qu'il y a un intérêt sincère du monde du jeu pour notre démarche et pas seulement pour se donner bonne conscience ou à des fins commerciales… Quand on aime le jeu, on ne peut qu'avoir envie de partager cette passion avec un maximum de personnes et ce au-delà des différences.

Quels sont tes derniers coups de cœur ludiques ?
Miniville, Dead Of Winter… J'avoue que quand je trouve le temps d'organiser une soirée jeux entre amis on a tendance à se tourner vers nos jeux préférés : Agricola, Chevaliers de la table ronde, Catane… Il y a beaucoup d'autres jeux qui m'attirent mais dont je sais pertinemment que je ne pourrais pas y jouer (Mysterium par exemple). C'est un peu frustrant et c'est aussi l'une des raisons qui ont motivé la création de l'association : en rendre un maximum accessibles.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Oui, Peut-être la question de notre intention à l'égard du monde du jeu… On ne se veut ni militants extrémistes de l'accessibilité ni moralisateurs ou quoi que ce soit dans ce goût-là. On sait très bien que l'édition d'un jeu est une économie fragile, et que rendre un jeu accessible aux déficients visuels dès l'ouverture de la boîte c'est très difficile et ça entraîne des surcoûts. Par notre présence on veut juste sensibiliser au fait que parfois il suffit de peu pour rendre un jeu accessible à tous (un changement de couleur, un dé gravé…) et que quand l'effort peut être fait, autant le faire ! Pour l'heure le public déficient visuel n'est peut être considéré que comme une niche et c'est vrai qu'il est assez peu joueur puisque jusque-là, il y avait peu de jeux accessibles et pas de place pour les joueurs non-voyants dans les festivals… Ils ont donc rarement une culture ludique. On part de très loin, mais potentiellement, on est des millions de joueurs et donc de clients donc ça vaut le coup d'y jeter un œil !

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imagi-naire…
Si tu étais…

un personnage de BD: Le scrameustache (je ne peux plus en lire depuis mon adolescence!)
un personnage de roman: Han Solo
un personnage de cinéma: Marty Mac Fly
une chanson: La chanson du bigleux (extraite de mon premier album lol)
un jeu de société: Puerto Rico
une découverte scientifique : Les découvertes à venir qui permettront de me guérir ?
une recette culinaire: Le Risotto du sud (Poivrons poulet chorizzo!)
une pâtisserie: le mille-feuilles
une boisson: un bon vin rouge
une ville: Paris
une qualité : l'inventivité
un défaut: la susceptibilité
un monument: un lieu qui est un monument de par sa beauté : la côte sauvage de Quiberon
un proverbe : ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort

Un dernier mot pour la postérité ?
Merci de l'intérêt que vous avez eu pour notre démarche et si vous nous croisez sur un festival, on vous attend pour tester le jeu « à l'aveugle » avec un bandeau sur les yeux !

Au plaisir et merci pour tout!
Le Korrigan