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Entretien avec Carole Maurel
Interview accordée aux SdI en octobre 2016


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Merci à vous !

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Absolument pas, allons-y pour le tutoiement !

Merci bien… Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Pas de fiche « Panama paper « de mon côté, je vis de ma modeste situation d'auteure BD et fais de temps en temps un peu de storyboard pour de la pub, cinéma ou film institutionnel histoire de travailler de manière plus confortable sur des projets plus personnels...
J'ai fait une formation en cinéma d'animation aux Gobelins, lorsque j'ai commencé à travailler c'était donc dans le domaine ce domaine- là. J'ai testé à peu près tous les postes ( animation, compositing, character design...) et je me suis progressivement orientée vers l'illustration et le storyboard pour finalement me consacrer principalement à la BD depuis 4 ans .

atelier d'auteur © Carole MaurelPeux-tu nous en dire un peu plus sur ton travail de storyboardeuse pour le cinéma? Existe-t-il une différence fondamentale entre ce travail et celui sur un album de BD?
On parle de deux supports différents (BD : découpage par Vignettes/planche avec succession d'images fixes et Ciné : découpage séquences/plans avec succession d'images animées ou filmées) , donc forcément il y a des différences majeures .

Les point commun pour le storyboard de ciné et celui de BD, dans les deux cas, on met en image pour la première fois le scénario , il permet déjà de mettre en place le rythme, les enchaînements de séquences, la mise en scène, les cadrages etc
Si le fait de faire du storyboard pour des films, des séries, destiné à la prise de vue réelle ou à l'animation aide énormément lorsqu'on doit en faire un pour de la bd, ça reste une discipline différente. Le storyboard de cinéma est un outil-guide destiné à aider l'ensemble de la prod et ce à toutes les étapes de fabrication. C'est un peu le cas aussi pour le storyboard de BD, la différence majeure étant qu'il permet aussi de proposer une première « mise en page » globale avec des vignettes de taille variables et de gérer l'équilibre visuel de la planche . Le storyboard de cinéma lui prend en compte le fait que si les cadrages varient, notre format de cadre lui, ne change pas et qu'un timing nous est imposé en tant que spectateur. Je ne parle même pas du storyboard de pub qui lui, est le plus souvent un outil de communication visant à « vendre » le film publicitaire avant d'être un outil technique...

Work in Progress
Legende:Luisa, ici et là, crayonné de la planche 133 © Carole MaurelLegende:Luisa, ici et là, colorisation de la planche 133 © Carole MaurelLegende:Luisa, ici et là, planche 133 finalisée © Carole Maurel


atelier d'auteur © Carole MaurelEnfant, quelle lectrice étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
J'ai jamais vraiment eu d'auteur « préféré », je suis plutôt une lectrice infidèle de ce côté-là, je fonctionne au coup de cœur par album sans trop me soucier de qui en est l'auteur en fait. Lorsque que j'étais enfant, j'avais accès à tous les grands classiques franco-belges qui étaient présents dans la bibliothèque de mon père. J'ai quasiment appris à lire avec du Franquin, Hergé, Gotlib, Uderzo etc... C'est bien plus tard, après le lycée que je me suis intéressée à un panel plus vaste d'auteurs (j'ai eu une période « Yslaire-Sorel-Bilal » lorsque j'étais étudiante) et aujourd’hui, mes affinités sont plus éclectiques, peut-être plus tournées « Roman graphique » . J'aime beaucoup de travail de Bastien Vivès, Cyril Pédrosa, Alfred, Jirô Taniguchi... J'ai découvert cette année, le travail de Jillian et Mariko Tamaki ( « Cet été là »), une pépite... Et également Cyril Bonin ( « Amorastasia », « The time before »...) Bref, ils sont nombreux les auteur/ autrices dont j'apprécie le travail ...

Devenir auteure de BD, étais-ce un rêve de gosse?
J'ai vite compris que ça allait être plus compliqué de devenir astronaute...
Disons que le dessin s'est très vite imposé à moi comme moyen d'expression et l'envie de raconter des histoires par ce biais aussi.

Luisa, ici et là, case, étape par étape © Carole MaurelDevenir dessinatrice de BD a-t-il relevé du parcours du combattant?
Ça s'est fait progressivement. Travailler dans le dessin animé me permettait d'avoir une situation et des revenus plus confortables mais la reconnaissance vis à vis du travail que l'on fournit n'est pas la même. J'ai mis du temps à faire un choix et à me lancer car la précarité qui existe dans la BD me faisait un peu peur. J'ai mis du temps à trouver une écriture graphique personnelle qui puisse porter les scénarios de manière efficace car jusque-là j'avais l'habitude m'adapter au style d'autres auteurs.
C'est aussi une question de rencontre avec les scénaristes et éditeurs et une question de timing. Certains projets avortent à cause de ça ou aboutissent « grâce » à ça... En même temps, si j'avais attendu qu'un éditeur vienne à moi pour Luisa, si je ne m'étais pas entêtée à en chercher un, cet album n'aurait jamais vu le jour. Comme quoi, parfois il faut savoir faire preuve d'opiniâtreté ...

Quelles sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
Au risque d'être redondante , pour les difficultés : la précarité...tout le côté « administratif » auquel on n'est pas vraiment formés ou préparés... Aux difficultés que l'on connaît en débarquant dans le milieu viennent s'en greffer d'autres que l'on découvre un peu tous les jours... La plus actuelle étant les augmentations de nos cotisations retraites complémentaires (RAAP). L'autre difficulté et l'une des principales, c'est le fait de travailler de manière isolée et donc de risquer de ne pas être informés quant à ces questions administratives « réjouissantes ». Les groupes dédiés sur les réseaux sociaux sont parfois très utiles... adhérer au SNAC l'est aussi, ne serait-ce que pour avoir des regards professionnels plus expérimentés pour nous soutenir et conseiller …

Pour en revenir à des choses plus positives, les grandes joies c'est entre autre les échanges avec les lecteurs et lectrices (lorsque les gens s'approprient les histoires que vous avez mise en scène et racontées, c'est juste génial), la reconnaissance d'un travail pour lequel on s'est énormément investi (parfois sur du long terme ). Je ne peux même pas ranger le temps passer sur un album dans la case « difficultés » ...ça pourrait en être une mais je ne compte pas mes heures lorsque j'aime le travail que je fais... Je troquerais plus volontiers tout le temps passé sur la paperasse contre un peu de temps libre pour mes vacances...


Work in Progress
Luisa, ici et là, première case de la planche 175, étape 1 © Carole MaurelLuisa, ici et là, première case de la planche 175, étape 2 © Carole MaurelLuisa, ici et là, première case de la planche 175, étape 3 © Carole MaurelLuisa, ici et là, première case de la planche 175, étape 4 © Carole MaurelLuisa, ici et là, première case de la planche 175, étape 5 © Carole Maurel


Work in progress © Carole MaurelJ’avoue avoir découvert ton travail avec l’excellente Apocalypse selon Magda scénarisé par Chloé Vollmer-Lo. Comment vous êtes-vous rencontré et comment est né ce projet original et saisissant?
Je connaissais Chloé via son travail de photographe (allez voir son site qui est fabuleux) mais je ne savais pas qu'elle avait des scénarios dans ses cartons...Il s'est trouvé qu'elle m'avait prise en photo au festival « Wedo BD » (anciennement « Festiblog ») et qu'elle avait repéré mon travail comme ça. C'est ensuite l'éditeur David Chauvel qui nous a mises en relation et qui m'a proposé le projet de Chloé. En plus d'un scénario ambitieux, j'y ai vu l’opportunité de pouvoir vraiment travailler la mise en scène de manière plus aboutie que dans mon précédent album, d'avoir une approche graphique et colorée radicalement différente et d'y affirmer une écriture graphique qui se mettait déjà en place mais qui était encore un peu trop timide à ce moment-là.

Début mai, Luisa, ton dernier album, est paru sur les étals chez La boite à bulles. Comment est née cette histoire atypique à la lisière du fantastique?
C'est l'histoire de deux histoires que j'ai greffées entre elles pour n'en faire qu'une seule...

D'un côté j'avais la thématique, les personnages principaux, mais pas de « double adolescente ». Il y avait une approche fantastique, Luisa adulte avait des hallucinations et était hantée par le fantôme de sa copine de collège Lucie... Ca ne fonctionnait pas, les intrigues n'étaient pas assez poussées et l'ensemble franchement ennuyeux. J'ai dû revoir le scénario deux à trois fois avant de trouver un angle plus efficace. Je me suis souvenue avoir écrit un dialogue entre la personne que je suis devenue et l'ado que j'étais. J'ai associé cet idée à mon histoire, ça a rendu l'écriture beaucoup plus facile et la lecture plus prenante. S'imaginer avoir un entretien avec la personne que l'on a été dans le passé ou celle que l'on tend à devenir dans le futur, c'est un fantasme qui appartient à tout le monde...

Work in Progress
Luisa, ici et là, storyboard de la planche 174 © Carole MaurelLuisa, ici et là, crayonné de la planche 174 © Carole Maurel
Luisa, ici et là, encrage de la planche 174 © Carole MaurelLuisa, ici et là, planche 174 finalisée © Carole Maurel

Comment créés-tu généralement l’apparence de tes personnages? Lequel s’est imposé le plus naturellement et lequel t’a donné le plus de fil à retordre?
J'avais la morphologie globale des personnages dès le départ (d'ailleurs, elles sont assez voisines d'un personnage à l'autre...je promets de varier un peu plus les physiques dans mes prochains albums.) ça s'est donc joué surtout sur des détails , anecdotiques pour certains ( des tatouages qui disparaissent sur Sasha , ou une coupe de cheveux qui change pour lui donner un côté moins « sage »)

Ca a été plus complexe pour Luisa qui a connu quelques métamorphoses avant de devenir ce qu'elle est dans l'album. Il fallait qu'elle soit reconnaissable, à 15 comme à 35 ans, d'où les yeux clairs et le grain de beauté. J'ai un trait semi-réaliste et j'avoue ne pas trop aimer m’embarrasser de micro détails, il fallait donc que les similitudes et différences soient visibles au premier coup d’œil .


work in progress © Carole MaurelDu synopsis à l’album finalisé, quelles furent les différentes étapes de la réalisation de l’album?
En tout premier il y a l'envie d'aborder tel sujet, ensuite trouver « comment l'aborder », le choix d'un angle ou d'une approche (et ça peut prendre beaucoup de temps selon les cas ), parvenir à dresser une première chronologie approximative de l'histoire, quitte à revenir dessus, déterminer qui sont les personnages qui « peuplent » cette histoire , leur écrire leur propre histoire à chacun ( même les secondaires, mêmes les personnages mentionnés mais absents ,ça aide en cas de blocage...) ensuite va se dessiner progressivement un semblent de synopsis, puis un scénario plus poussé avec des scènes sur lesquelles on va poser des dialogues, il y a beaucoup de scènes que j'avais écrites avant d'avoir le scénario structuré ...C'est toujours un peu délicat à décrire les étapes de l'écriture car beaucoup de choses doivent s'imposer à nous et l'inspiration peut se montrer très capricieuse. Si je devais m'y remettre aujourd'hui, je ne suis pas sûre que le processus serait le même que pour Luisa, tant la chose me paraît nébuleuse avec du recul.

Ensuite, passé cette étape laborieuse (pour moi, en tous cas) vient celle du pré-découpage , une sorte de storyboard très brouillon qui permet de caler le nombre de vignette par pages,leurs tailles etc. Puis le Storyboard, un peu plus poussé avec le quel on va déterminer les cadrages, la mise en scène, les posing et expressions des personnages , distribution des dialogues etc...selon la qualité du storyboard il peut y avoir une étape intermédiaire avant l'encrage qu'est le crayonné ...Pour moi c'est pas systématique...)

Une fois que le storyboard est validé , je passe à l'encrage puis à la couleur . Puis vient le temps des sauvegardes et des allez-retours pour les corrections ( plus ou moins long selon les cas)

Quelle étape te procure le plus de plaisir?
Il y en a deux : le storyboard parce que c'est à ce moment là que les personnages commencent vraiment à « vivre » et à exister. Et l'autre c'est la couleur, et satisfaction de voir sa planche finalisée .


Work in Progress
Luisa, ici et là, storyboard de la planche 97 © Carole MaurelLuisa, ici et là, crayonné de la planche 97 © Carole Maurel
Luisa, ici et là, encrage de la planche 97 © Carole MaurelLuisa, ici et là, planche 97 finalisée © Carole Maurel


Work in progress © Carole MaurelSur quel(s) nouveau(x) projet(s) travailles-tu actuellement?
Je suis finir la mise en couleur d' un projet qui devrait sortir début 2017 ( mi janvier) chez Delcourt scénarisé par Mademoiselle Navie qui s’appellera Collaboration Horizontale une histoire qui se passe sous l'occupation durant la seconde guerre mondiale, à Paris . Et un autre prévu chez Steinkis pour 2017 également.

J'ai également illustré un reportage BD pour le numéro 2 de la revue TOPO, un sujet sur les usines textiles au Bangladesh en collaboration avec la journaliste Elsa Fayner (sortie prévue en novembre 2016).

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur?
Beaucoup, beaucoup de séries , Black Mirror, Orphan Black, Sense Eight, OITNB ( même si ce sont des coups de cœur de longue date ) ( cette phrase est sponsorisée par Netflix.)
En BD j'ai beaucoup ri dernièrement avec De rien de Geoffroy Monde, l'humour absurde comme je l'aime...J'ai découvert l'univers de Cyril Bonin et j'ai notamment adoré Amorastasia

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Je pense qu'on a déjà pas mal de chosesmiley

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

travaux d'artiste © Carole Maurelun personnage de BD: j'hésite Un mix entre Polina et Olga (le personnage principal d'Amorastasia justement) Des personnages qui doutent, dont l'accomplissement se nourrit de leurs échecs et qui sont un peu en quelque sorte en« work in progress ».
un personnage de roman: Sûrement le personnage du Père dans « En attendant Bojangles » Olivier Bourdeaut (en fait c'est le dernier lu et donc le premier roman qui me vient en tête, pour être honnête je n'en lis pas énormément, je préfère les pamphlets, recueils de poèmes ou essais...)
un personnage de cinéma: une des nanas du film Le boulevard de la mort de Tarantino ...Elles sont quand même terribles ! (en répondant à ce questionnaire je me rend compte que finalement, j'ai plutôt tendance à répondre à la question « que voudrais-tu être » ce qui n'est pas tout à fait pareil... Il y a parfois un faussez énorme entre un personnage qu'on admire, ce que l'on s'imagine être et ce que l'on est réellement...
une chanson: pareil, je sais que je répondrais plus facilement à la question « quelle est ta chanson préférée »...possible que la chanson qui me définisse n'en soit pas une que j'écoute ou que j'aime ahah... Faudrait demander à quelqu'un de mon entourage...
un instrument de musique: sans hésiter un piano, si possible un Bastringue qui sonne un peu désaccordé , juste comme il faut ( alors que je joue de la guitare ...)
atelier d'auteur © Carole Maurelun jeu de société: Pareil exemple typique : j'aime bien le jeu Coups d'un soirs ( illustré par de nombreux collègues et édité par vraoum) mais c'est pas représentatif de qui je suis hein ( merci bien...). Pour le coup ce serait plutôt un jeu un peu régressif, qui se joue à deux du genre dix de chute ou puissance 4...
une découverte scientifique: la découverte d'un truc un peu insaisissable … c'est abusé si je réponds le Boson de Higgs ?
une recette culinaire: un plat thaï ?
une pâtisserie: les crêpes...rien n'égale les crêpes...
une boisson: le cidre pour aller avec les crêpes
une ville: Nantes, pour aller avec les crêpes et le cidre...
une qualité: énigmatique
un défaut: énigmatique
un monument: non mais un « plat » je veux bien mais là, franchement, là vous voyez trop « grand » !
un proverbe: « Il n'y a pas de hasard dans les rencontres...elles ont lieu quand nous atteignons une limite, que nous avons besoin de mourir pour renaître... » (c'est tronqué d'une citation de P Coelho très utilisée sur des skyblogs assez vilains avec de belles images de fond bien kitsch ...Mais comme le kitsch ne me fais pas peur...)


Un dernier mot pour la postérité ?
À très vite, en 2017 !

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !

Le Korrigan