Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement?
J'habite en Amérique du Nord, on tutoie facilement ici, donc aucun problème avec ça.
Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Je suis né en France mais habite au Canada depuis plusieurs années. J'ai aussi vécu quelques années aux Antilles.
Je suis autodidacte. À 22 ans j'ai commencé à faire un dossier BD et je suis allé à Angoulême où j'ai eu la chance la première année de rencontrer un éditeur régional qui s'est montré intéressé par mon projet. Ça a pris 3 ans avant que cette maison d'éditions me signe mon premier contrat en 2000, et ma première BD « Junior L'aventurier » voyait le jour en 2001.
En 2006 j'ai pu passer à temps plein à la BD avec la publication de ma BD « Les Nuages » chez Clair de Lune. De fil en aiguille je suis passé de la BD jeunesse à la BD plus adulte.
Enfant, quel lecteur étiez-vous? Quels étaient alors vos auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Je lisais des BD, des BD et aussi des BD, plus rarement des romans. Mes parents avaient la collection des Tintin, Astérix et Lucky Luck que je lisais et relisais en boucle. Ma première BD que je me suis acheté tout seul comme un grand était un Valérian et Laureline « Sur les terres truquées », je devais avoir 7 ou 8 ans.
Devenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant?
C'est exactement ça : un rêve de gosse. Mais cela m’a pris plus de 3 ans avant d’avoir mon premier contrat d’édition, et encore quelques années avant de pouvoir en vivre, en encore quelques années avant d’avoir une première vraie reconnaissance des lecteurs et du milieu avec Giant.
Quelles sont pour vous les plus grandes joies et les plus grandes difficultés du métier ?
La grande joie c'est notre liberté, ça n'a pas de prix !! Les difficulté... il y en a, comme dans tous les métiers, la surproduction, le fait qu'on soit sous-payé pour la somme de travail qu'il faut fournir...
Comment as-tu rencontré Thierry Lamy avec qui tu as signé l’impressionnant Promises qui a révélé l’étendue de ton talent de dessinateur? Qu’est-ce qui t’as séduit dans ce western crépusculaire?
J'avais fait un dossier pour Glénat avec un autre scénariste, mais ce n'est pas passé, à cause notamment du scénario, par contre ils ont bien apprécié mon graphisme et on m'a proposé ce scénario de Thierry qui cherchait un dessinateur pour ce projet « Promise ». Ce qui m'a plu c'est surtout l'ambiance qui se dégageait : un petit village isolé, au pied des Rocheuse, pendant la Guerre Civile... il ne m'en fallait pas plus pour embarquer dans le projet, je savais que j'allais bien m'amuser avec ça ! Et puis, j'ai donc fait un dossier avec les 5 premières pages, c'est passé en commission éditoriale chez Glénat et ça a été accepté !
Le second tome de Giant vient se sortir sur les étals. Tu y racontes la vie d’une poignée d’ouvriers immigrés qui ont risqué leur vie, suspendus au-dessus du vide pour faire de New-York la ville que l’on connaît… Comment est née l’envie de raconter leur histoire?
Cette histoire est née de l’envie avant tout de réaliser une histoire se passant à New York City, ville qui me fascine depuis l’enfance. Et puis, étant un immigrant, j’ai voulu parler de ce sujet, du déracinement, de la reconstruction de soi-même dans un pays qui n’est pas le sien. Et puis je suis retombé par hasard, quelque part entre 2012 et 2013 sur la célèbre photo « Lunch atop a skyscraper », je la connaissais déjà, mais en fait, ça été comme un flash, j’ai tiré le fil de cette photo ce qui m'a amené à raconter cette histoire, celle de Giant, un personnage de fiction mais caractérisant à lui seul tout beaucoup de thème que je voulais aborder dans mon récit.
Dans ce récit choral tu abordes de nombreux aspects de l’immigration, prenant le temps de développer les raisons qui ont poussé des hommes à tout quitter et traverser un océan pour venir travailler… Si le récit se passe lors de la Grande Dépression, il trouve un étrange écho dans l’actualité… C’était une volonté de parler d’une problématique contemporaine à travers une fiction historique?
C’était le but, oui. Écrire une fiction dans un cadre historique mais qui nous parle de notre époque, qui aborde des thèmes universels et d’actualité, c’est quelque chose qui est très important pour que l’histoire parle au lecteur, pour qu’elle soit chargée émotionnellement et qu’il en demeure quelque chose une fois la lecture finie.
En lisant Giant, on perçoit que tu as dû faire un titanesque travail de recherche tant pour tisser l’histoire de ces immigrés irlandais que pour décrire leur quotidien… Quelles furent tes principales sources documentaires? Aurais-tu un ouvrage en particulier à conseiller aux lecteurs désireux d’en apprendre d’avantage sur le sujet?
Bien que Giant soit une fiction je voulais l’ancrer dans la réalité historique. Donc il m’a effectivement fallu comprendre l’époque, comment les gens vivaient. Leurs vêtements, leurs coiffures, l’environnement urbain et politique, etc.
Habitant à seulement 9 de route de NYC, j’ai l’occasion d’y aller souvent. Et là-bas je suis allé dans plusieurs musées et ai pu avoir accès aux archives photos privées du Rockefeller Center. J’ai vu ainsi des photos du chantier autres que la célèbre photo des 11 ouvriers prenant leur lunch les pieds dans le vide.
Également la NYPL m’a offert l’occasion de consulter énormément de photos d’époque. Et puis il y a les livres des photographes de l’époque Lewis Hine, Dorothea Lange, Bérénice Abott...). Le livre que je conseille si on veut en savoir plus sur le métier de iron worker depuis les premiers chantiers fin 19e jusqu’en 2001 est
Ciel d’Acier de Michel Moutot.
De nombreuses photos des ouvriers semblent avoir été prises durant les travaux… Quel genre d’articles ou d’ouvrages devait-elles alors illustrer? Y était-il alors fait mention de leur statut d’immigrés?
Pour ce qui concerne le Rockefeller Center, la photo la plus célèbre est celle que j’ai évoquée plus tôt. Mais cette mise en scène a surtout servi de photo de propagande à la famille Rockefeller qui construisait là le plus gros chantier privé du monde.
L’Amérique en général et New-York en particulier a été édifié par les migrants venant du Vieux Continent. Les étatsuniens ont-ils encore conscience de ce qu’ils leur doivent?
Les seules natifs du continent sont les amérindiens, donc à part eux, tout le monde vient d’ailleurs depuis plus ou moins longtemps. Quant à savoir si les habitants des USA en ont conscience... Il y a des gens ouverts et cultiver qui le savent et d’autres qui sont traitent les immigrants comme une sous caste, comme dans tous les pays, la France n’y faisant pas exception.
Je trouve la fin de ton récit particulièrement percutante… Elle s’impose comme une évidence alors qu’elle est à mille lieux des fins que l’on pouvait s’imaginer… Savais-tu dès le début comment aller s’achever cette chronique sociale ou la fin a-t-elle évolué au fil de l’élaboration de l’album?
Je commence par la fin, le thème que je veux aborder et ensuite je remonte à rebours la construction de mon scénario. Donc c’est ce qu’on demande à une fin, de ne pas être prévisible pendant la lecture mais quand le lecteur y arrive, le lecteur se rend compte que cela ne pouvait que finir ainsi.
Ces deux albums font la part belle aux silences avec des planches muettes particulièrement saisissante… Peux-tu nous expliquer comment et pourquoi ils sont partie prenante de la narration?
Elles permettent de montrer le temps qui passe mais aussi de faire respirer le récit. Tout est une question de rythme. Et puis une case muette suffisamment travaillée permet au lecteur de se raconter sa propre histoire sur ce qu’il voit. Il y met de sa personne et cela lui permet d’embarquer encore plus dans l’histoire. D’y participer sans être passif.
Ta colorisation s’avère particulièrement subtile, accompagnant le récit comme une musique de film, soulignant avec une rare justesse l’ambiance de chaque scène… Comment as-tu abordé la couleur de ce diptyque?
Il me fallait une mise en couleur qui servent l’ambiance de l’époque et comme les photos sont sépia ou en NB, je suis allé naturellement vers ces tons. Mais aussi je me suis inspirée d’un mouvement de peinture de la fin du 19e, la « achcan school » qui représentait des scènes de la vie quotidienne dans les quartiers populaires de NYC.
Peux-tu nous parler en quelques mots de la technique et des outils que tu as utilisé pour dessiner Giant?
La même que pour Promise, tout en numérique, du crayonné à la couleur en passant par l’encrage.
Quelle étape de l’élaboration d’un album te procure le plus de plaisir?
Le découpage dessiné est le plus difficile et celui que je préfère. C’est à ce moment que les mots du scénario deviennent des images. C’est là où la mise en scène et la mise en page doit être travailler au plus près de l’histoire. Ensuite, le dessin, c’est comme la couche de peinture pour rendre tout ça jolie. Mais si les fondations du scénario et la structure narrative ne sont pas là, l’histoire ne fonctionnera pas.
Peux-tu nous parler en quelque mot de ton prochain album?
J’explore toujours NYC de l’entre deux-guerre. C’est comme une série dont le personnage principal et la ville elle-même. Mais autres personnages, autres titres, autres sujets et thèmes abordés. Et ce seront toujours des récits en 2 tomes. Le prochain s’appeler Bootblack.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
L’album
Love & Hâte de Michael Kiwanuka. Je l’ai découvert dans la bande-son de l’excellente série
Big Little Lies du réalisateur Jean-Marc Vallé.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé!