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Entretien avec Aurélien Morinière
Interview accordée aux SdI en avril 2018


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Bonjour et tout d’abord merci de me soumettre à la question.

Personne ne devrait être torturé…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?

Pas vraiment non, j’ai même un peu de mal avec le vouvoiement la plupart du temps. les trucs un peu protocolaires, quand il n’y a pas un cocktail pour faire passer la pilule, c’est généralement un peu emmerdant.

Et bien très cher, optons pour le « tu », pour faire moins soirée mondaine.
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)

Alors, à ce genre de question je ne sais jamais vraiment comment répondre sans faire un liste un peu ennuyeuse.
J’ai suivi un parcours artistique dans mes études à partir du lycée et jusqu’à l’université (à Paris) où je suis allé, vaillamment jusqu’en maîtrise d’arts plastiques et science des l’art (à l’époque… maintenant ça s’appelle un master. Ça doit faire plus classe sans doute).
J’ai 42 ans maintenant et j’ai un nombre incalculable de qualités alors je vais vous épargner leur énumération autrement cette lecture va être interminable.

Mes passions … eh bien ça va sans doute être un peu idiot de dire le dessin et la peinture ? Mais bon, c’est le cas, je ne vais pas faire semblant. Mais autrement la musique, la photographie. Bon c’est un peu banal dans le milieu. Bizarrement les gens qui dessinent sont passionnés par le dessin et/ou toute forme de création artistique.
En dehors de ça je suis fasciné (et donc sans doute passionné d’une certaine manière) par tout ce qui a trait à la nature sauvage, sans doute parce-qu’elle est une source d’inspiration inépuisable pour moi.
Autrement j’ai un compte sur l’ile de Brava, au cap vert. Le code c’est 3 coups rapides, deux coups lent, deux coups rapides, 4 coups lents, 2 coups rapides. J’y ai rangé ma collection de pinces de crabe.

© Aurélien MorinièreEnfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Je n’étais pas un dévoreur de BD. Je lisais surtout des encyclopédies sur les animaux. Mais je lisais tout de même des Pif gadget ou des Picsou magazine assez régulièrement. Et puis Gotlib avec Gai Luron que je recopiais du mieux que je pouvais. Je crois que son trait et celui de Franquin ont été les premiers à me fasciner au point de vouloir essayer faire pareil. Et un jour je suis tombé sur une édition de Buck Rogers de 1977. Celle dessinée pas Dick Calkins avec P.F. Nowlan au scénario. Il y avait une préface de Ray Bradbury à laquelle je n’ai absolument pas prêté attention à l’époque. Je n’avais aucune idée de qui c’était. À vrai dire je n’ai aucun souvenir de l’histoire. J’étais juste fasciné par les dessins que j’ai trouvé très étranges. Avec un classicisme de gravures du 19ème siècle absolument charmant …. enfin je n’avais pas cette appréciation à l’époque évidemment, c’était juste tout à fait atypique pour moi au regard de ma pauvre éducation picturale autodidacte.

Ensuite j’ai plongé dans Moebius avec ses univers incroyables. Moebius a été un pont entre ma jeunesse de lecteur et le créatif que je suis aujourd’hui … et qui lit encore moins de BD. Mais il y a quand même des auteurs dont j’admire tout particulièrement le travail. Dino Battaglia et Sergio Toppi sont des maîtres du noir absolument incroyables par exemple (globalement l’école italienne est vraiment farcie d’artistes majeurs.)

© Aurélien MorinièreDevenir dessinateur de BD, était-ce un rêve de gosse? Publier ton premier album a-t-il relevé du parcours du combattant?
Je ne crois pas que ce fut aussi précis. Je dessinais et je pense que je n’imaginais pas m’arrêter. En faire un métier, c’est un peu abstrait. Je n’étais pas très intéressé par des considérations de devenir, par les gens, par des idées de carrière. Je ne suis même pas certain d’être tellement plus concerné par ces chose-là maintenant. Je m’occupais surtout d’observer des fourmis et de recopier des livres sur les baleines. De dessiner des animaux ou mes camarades de classe. Est-ce que ça allait me servir plus tard… bah, je ne me souviens pas de m’être vraiment posé la question tandis qu’autour de moi, dans ma famille, je suppose que la panique a dû commencer à gagner un peu étant donné que je ne semblai pas vraiment concerné par le monde « réel ».

Mais bizarrement, après mes étude artistiques, et alors que je n’étais pas saisi d’une ambition folle de m’impliquer dans préoccupation matérielles … un projet m’est tombé dessus et c’est parti. Un peu avant que je puisse me rendre compte que j’étais devenu dessinateur de bande dessinée. Donc non, ça n’a pas été un parcours du combattant pour démarrer. Bien entendu c’est un milieu particulier et la bataille, elle est un peu permanente.

Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de dessinateur?
La grande joie c’est sans aucun doute la liberté. La liberté de travailler un peu où on veut, de gérer son planning, en principe, comme on l’entend. Je dis en principe parce qu’il y a une foule de contraintes et d’imprévus qui font qu’on est assez régulièrement plongé dans l’anxiété de terminer à temps. Mais c’est une responsabilité qui nous appartient. Alors comme elle m’appartient, je peux l’assumer. Et de toute manière, tant qu’en été j’ai la possibilité d’aller me baigner dans un lac en fin de journée, tout passe.

La difficulté réside aussi dans l’endurance que la réalisation d’un album requiert. Il s’agit d’être plongé dans un projet pendant plusieurs mois, sans trop faiblir, pour arriver à mener à le mener à bien, et en gardant du plaisir. Ce qui n’est pas si évident au bout de plusieurs semaines de boulot. Il faut se ménager des espaces en dehors de la BD. Des espaces de création annexe notamment. Enfin moi j’en ai besoin en tout cas, avec la musique ou la peinture.

© Aurélien MorinièreComment as-tu rencontré Jean-Claude Bartoll qui signe le scénario de ton dernier album, le Choix du Roi? Qu’est ce qui t’a intéressé dans ce projet?
J’ai rencontré Jean-Claude au Festival de La Teste de Buch il y a quelques années. On a bien sympathisé sans que ça aboutisse de suite à quelque chose de concret. Et puis ça a dût rester dans un coin de son esprit puisque nous nous sommes réunis sur « Le Choix du Roi » à son initiative.
J’avais une forme d’appréhension à réaliser un récit dans un contexte historique. Ce n’est pas mon penchant naturel et pas tellement mon univers. Mais mon penchant naturel est aussi de chercher à me déstabiliser. J’avais envie de ce challenge.
Je ne connaissais que vaguement l’histoire de ce couple sulfureux que formaient Wallis Simpson et Edward VIII. Mais les zones d’ombre de cette relation et les liens plus qu’ambivalents qui existaient entre ces deux caractères et le régime nazi n’ont de cesse de m’intriguer depuis que j’explore un peu cette période grâce à Jean-Claude.

Qu’est-ce qui t’a le plus surpris dans le scénario solidement documenté élaboré par Jean-Claude Bartoll? Quel(s) ouvrage(s) conseillerais-tu à des lecteurs désireux d’en apprendre d’avantage sur cet éphémère et ambigu monarque.
recherche © Aurélien MorinièreJe crois que le plus surprenant au départ de ce projet, c’est le fait de tourner autour de personnages qu’on ne trouve pas exactement sympathiques. Pour autant, certains finissent par se démarquer au fil du récit, comme personnages plutôt annexe au début, puis ils prennent de l’importance dans l’intrigue et quittent leur rôle de simple observateur. Mais bizarrement ces personnages là sont des personnages fictifs … pour la plupart. Car Churchill est incontournable.
Pour les ouvrages, étant donné mon besoin de nourriture visuelle pour le projet, je me suis surtout plongé dans des documentaires. Il y a « Edward VIII the traitor king », un documentaire en anglais de Chanel 4 qui date de 1995.
Il existe également des références en français de l’émission secret d’histoire, mais ça implique beaucoup d’emphase dans la présentation qui me gène particulièrement lorsqu’on cherche un peu de rigueur.

Lorsque qu’on se penche sur ta bibliographie, on ne peut qu’être impressionné par les multiples genres que tu explores, adaptant à chaque fois ton trait aux histoires que tu racontes. Comment as-tu abordé graphiquement ce récit historique mettant en scène des personnages historiques?
Je dois avouer que c’est sans doute justement l’album qui m’a posé le plus de questions à ce sujet et ce pour deux raisons.
D’une part parce-que c’est un genre documenté est tout à fait nouveau pour moi, avec une petite exception pour « Baudelaire ou le roman rêvé d’Edgar Alan Poe » pour lequel j’avais dû exploiter quelques personnages historiques ainsi que des ambiance (mais cela restait extrêmement romancé). Le contexte historique implique des documentations qui peuvent freiner la spontanéité et ralentir l’exécution d’un album. C’est frustrant, mais nécessaire pour se tromper le moins possible (et on se trompe toujours sur quelques détails).

L’autre raison c’est que cet album arrive à un moment de ma carrière où je m’interroge sur ce que je souhaite produire graphiquement. Je suis satisfait de mon parcours, je ne regrette rien, mais depuis ce temps, mon univers graphique personnel n’a cessé de se développer en dehors de la BD et il ne transparaît pas (encore) dans mes albums. Or, c’est ce vers quoi je tends à présent. Ça ne fera pas en un claquement de doigt et ça dépend des projets, mais j’essaye d’opérer un glissement. Ce n’est pas simple, c’est beaucoup d’interrogation et un peu d’anxiété.

© Aurélien MorinièreQuelles furent tes principales sources documentaires?
Il faut avouer qu’internet est mine d’or. Ça facilite é énormément les opérations pour nous autres. Même s’il faut bien vérifier les sources, que les informations de l’image correspondent bien à ce qu’on cherche. Pour cela il faut faire quelques recoupements. Mais on est bien obligé de constater qu’on gagne un temps fou par rapport aux recherches en bibliothèque. Evidemment Jean-Claude m’a aussi transmis des documents lorsque la narration exigeait quelque chose de précis q’i avait déjà anticipé où qui correspondaient à des envie qu’il pouvait avoir.

Comment s’est organisé le travail avec Jean-Claude Bartoll sur cet album? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation?
Jean Claude a procédé par bonds. Il m’a envoyé le scénario en 3 fois. Par gros morceaux. Ce qui me permettait de commencer à réfléchir puis à avancer à mon rythme. Mais mon rythme est tout à fait erratique en BD. Je pense que ça peut être déstabilisant pour un scénariste ou un éditeur. C’est à dire que je suis très lent sur un période et puis soudain ça explose et ça va extrêmement vite. Et ce rythme change en fonction des projets. Et la méthode aussi et parfois même en cours de réalisation.

Au début de l’album, j’effectuais mon storyboard, puis mon crayonné, puis mon encrage. Et puis petit à petite j’ai glissé vers un storyboard que je corrigeais petit à petit pour le transformer en crayonné précis directement. J’ai eu besoin de sauter une étape afin de gagner en spontanéité car je me suis rendu compte qu’avec cette thématique historique, mon trait avait tendance à devenir rigide au fur et à mesure de ces trois étapes. JC a dû angoisser un peu de ne rien voir venir parfois. Mon éditeur connait mon fonctionnement, mais je me dis que ça le surprend à chaque fois. Pour autant il ne manifeste pas particulièrement de stress.

Laquelle te procure le plus de plaisir?
C’est difficile à dire. Ça dépend aussi des projets. Mais je crois que l’encrage est tout de même assez jouissif. Parce-que je retrouve quelque chose de l’ordre de l’improvisation. Bizarrement, l’encrage est le moment des expériences pour moi. Je cherche de la matière, de la densité.

Le choiw du roi, work in progress © Aurélien MorinièrePour quand est prévue la suite de cet album aussi édifiant que captivant qui présente un épisode et un personnage assez méconnu du grand public?
La suite se présentera sous la forme d’un second tome un avec une pagination un peu plus importante que sur le tome 1. La parution devrait arriver avant la fin 2018. L’histoire nous amènera jusqu’à l’amorce de la seconde guerre mondiale. Une suite serait éventuellement possible puisqu’il y a beaucoup de chose à raconter par la suite, mais ça dépendra de l’accueil de la série.

La peinture semble occuper une place de plus en plus importante dans tes activités... peux-tu nous parler de cette autre composante de ton travail?
La peinture a commencé à prendre une place de plus en plus importante dans mon activité depuis quelques années. C’est une toute autre manière de m’exprimer, plus immédiate et spontanée. Finalement assez complémentaire. J’y aborde des choses plus intimes ancrées dans l’inconscient, sans doute comme une sorte de catharsis. La bande dessinée est une démarche plus réfléchie qui s’inscrit sur la durée et demande un investissement intellectuel tout autre. Avec la peinture j’essaye d’induire un univers et une sorte de narration en une seule image en proposant des scènes intrigantes dont une grande partie du sens reste mystérieux … parfois même pour moi. Mais c’est le propre de l’inconscient justement. La mécanique du rêve, son étrangeté, la fascination qu’elle engendre et le léger malaise qui peut l’accompagner est un objet de recherche. Dans cette exploration je m’appuie assez systématiquement sur la nature brute, la mythologie, la paganisme. Des choses assez archaïques finalement.

Le choiw du roi, work in progress © Aurélien MorinièreTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur?
En illustration, je suis assez récemment tombé sur le travail de Scott Fischer que je trouve fantastique. D’abord en terme de qualité graphique, d’esthétique et d’univers. Puis en terme de technique parce-qu’il explore des supports assez atypique, sur des papiers translucides qui lui permettent de travailler sur le recto et le verso, avec des encres et des huiles. il travaille également sur du cuivre en mêlant peinture et gravure. C’est extrêmement inventif et minutieux en plus d’être somptueux.

Pour ce qui des séries, Black Mirror est une merveille de noirceur et de regard critique sur notre monde. C’est l’essence même de l’anticipation ou de la science-fiction de de livrer une vision du présent au travers de l’extrapolation. Black Mirror est sans concession de ce point de vue. Merveilleusement écrit et réalisé. Et j’apprécie particulièrement ce principe d’histoire indépendante et qui pourtant participent d’une vision globale.

Au cinéma j’ai particulièrement apprécié Get Out de Jordan Peele (qui date un peu maintenant). Surprenant du début à la fin et dont je ne pourrais pas tellement parler sans divulgâcher le contenu. C’est un festival d’ironie, de suspens et de critique sociale.

Le choiw du roi, work in progress © Aurélien MorinièreY a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?

Je pourrais répondre à une question concernant d’autres projets en cours. Il y a d’abord « Visages », une série scénarisée par Miceal Beausang-O'Griafa et Nathalie Ponsard-Gutknecht qui sera éditée chez Glénat. On y aborde la question complexe de l’identité et des luttes pour définir celle-ci sur un période qui va de la première guerre mondiale à la guerre froide. On y suit une galerie de personnage en lutte pour se définir eux même au milieu du chaos. Ne comptez pas dessus avant courant 2020 car on prépare plusieurs albums en même temps.

Et y a également un nouvelle graphique, « L’homme Bouc » à paraître chez hachette et scénarisée par Eric Corbeyran. Il s’agit d’un polar fantastique qui relate une enquête dans laquelle se mêlent faits divers glaçant et pratiques occultes. Le récit se déroule dans la région où je vis, le limousin, qui est un cadre idéal pour développer un univers de nature sauvage et opaque au sein de laquelle l’imagination peut vagabonder de l’extase esthétique à la peur archaïque. Parfait pour mêler l’univers que je développe en peinture et la bande dessinée.

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

un personnage de BD:John Difool
un personnage de roman:Endymion (dans les quantos d’hypéron de Dan Simmons)
un personnage de cinéma: Deckard dans Blade Runner
un peintre:Caspar David Friedrich
une chanson:« How to disappear completely » de Radiohead
un instrument de musique:C’est compliqué, j’en ai plein. En ce moment je dirais le Banjo.
un outil de dessinateur:un stylo à bille
un jeu de société:Blanc Manger Coco
une découverte scientifique:La découverte du Boson de Higgs
une recette culinaire:Le lapin à la moutarde
une pâtisserie:Une Tarte tatin
une boisson:Le lait fraise … ou le whisky (pour faire le grand écart)
une ville:J’ai du mal à décider, je ne vois pas tellement l’intérêt des villes. Disons Reykjavik puisqu’elle ressemble quasiment à un village.
une qualité:la tempérance
un défaut:l’orgueil
un monument:le Louvre
un proverbe: « S’excuser c’est bien, ne pas avoir à le faire, c’est mieux ». Ou bien : « plus tu pédales moins fort, moins tu vas vite loin ».

Un dernier mot pour la postérité ?
Je n’en sais rien, je verrais ce qui me vient au moment de ma mort. Sans doute un truc trivial et/ou complètement idiot, par esprit de contradiction.


Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé…
Merci à toi.
dans l'atelier d'Aurélien Morinière
Le Korrigan