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Entretien avec Joris Chamblain
Interview accordée aux SdI en décembre 2018


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Je vous en prie ! C'est toujours un plaisir de pouvoir évoquer le processus de création et pas seulement le résultat. Souvent, après entretien, le premier fait voir le second sous un jour nouveau!

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Comme vous me posez la question plutôt que de l'imposer d'entrée de jeu alors que nous ne nous connaissons pas... tu peux me tutoyer !

Merci à vous, enfin à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J'ai eu mon BAC en 2003 et j'ai arrêté le cursus scolaire pour commencer à travailler. J'ai passé mon BAFA pour être animateur en accueil de loisirs, j'ai dirigé des séjours de vacances, j'ai formé des animateurs stagiaires... bref, j'ai travaillé durant 9 ans auprès d'enfants de 5 à 18 ans ! En parallèle de cette activité professionnelle, j'ai fait partie d'un fanzine où j'ai fait mes armes dans la bd, puis en 2008 j'ai décidé de tout faire pour signer mon premier contrat. C'est arrivé 1 an plus tard pour un album de commande. Mais mon tout premier scénario à moi, issu de mes tripes, signé en 2010 et sorti fin 2012, c'est l'histoire d'une certaine gamine à chapeau...
Aujourd'hui, j'ai 34 ans, une vie heureuse et bien remplie ! J'ai le privilège d'en vivre, mais pas encore suffisamment pour de l'évasion fiscale, vu que tu me poses la question ;) non, je paie mes impôts tout bien comme il faut. J'achète des légo, je vais à Disneyland et je vais bientôt commencer à voyager ! Quant à mes qualités, je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour en juger. Je suis sérieux dans mon travail. Le reste, je le garde pour ma vie privée !

planche des Carnets de Cerise et Valentin © Soleil / Neyret / Chamblain Enfant, quel lecteur étais-tu ? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui ?
Mon grand-père travaillait dans l'imprimerie qui éditait le journal de Mickey. Donc mes premières lectures, c'était Mickey. Aujourd'hui, j'écris des histoires pour le journal de Mickey alors la boucle est bouclée ! J'étais un boulimique de lecture étant enfant puis ado. Il m'arrivait de lire plusieurs livres en même temps. Mais, étrangement, une fois que j'ai commencé à écrire, j'ai cessé de lire. Ça a duré 15 ans, durant lesquels je me sentais coupable de ne plus réussir à ouvrir un seul livre, moi qui lisais Jules Verne, Agatha Christie, Stephen King... aujourd'hui, mon auteur de chevet principal, c'est feu David Gemmell. Je peux relire ses livres à l'infini, ce sera toujours aussi grandiose ! J'avoue prendre moins le temps de lire. C'est pas bien. Mais je trouve ma nourriture intellectuelle ailleurs.

Devenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu faire de la BD. Au début en tant que dessinateur, car pour moi c'était la seule manière de raconter en BD. Et puis, j'ai découvert qu'il y avait ceux qui écrivent et ceux qui dessinent... j'ai enfin pu lâcher le crayon que je portais laborieusement pour la plume qui s'est avérée bien plus prolifique et satisfaisante! Ça n'a pas été un parcours du combattant, mais ça a pris du temps, oui. Il y a eu le fanzine, qui m'a permis d'apprendre à écrire pour d'autres, qui m'a permis aussi de rencontrer ma femme avant tout, et des auteurs professionnels dans les salons que nous fréquentions. J'ai pu montrer mon travail, écouter les conseils, réessayer, progresser... puis j'ai écrit des histoires en une planche, en 3, en 5, etc. je faisais mes gammes. Et à un moment, je me suis senti prêt pour montrer mon travail à des éditeurs!

planche des Carnets de Cerise et Valentin © Soleil / Neyret / Chamblain Quels sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Ma plus grande joie est de me lever le matin pour écrire des histoires. Ça, c'est un privilège. Je reçois du courrier, des mails d'enfants, en dédicaces les gens me disent merci, qu'ils ont été émus par mes livres, que ça a libéré certains enfants d'une inhibition face à l'écriture ou la lecture... c'est assez formidable à vivre!

Les grandes difficultés sont que la situation des auteurs actuellement est intolérable et que nous sommes un genre de maladie orpheline pour le gouvernement. On nous demande d'avoir les mêmes devoirs que n'importe quel corps de métier, soit, mais alors qu'on nous accorde aussi les mêmes droits. Personnellement, j'ai la chance de bien vivre de mon métier, mais je suis vraiment très privilégié par rapport à la grande majorité de mes collègues. Mais je reste attentif, ça peut changer pour moi à tout instant. Il faut être vigilant, ne pas se reposer sur ses lauriers... et il faut bosser sans cesse.

Comment as-tu rencontré Aurélie Neyret avec qui vous avez signé les somptueux et bouleversants Carnets de Cerise ? Vous attendiez-vous à un tel succès en amorçant cette (magnifique!) série ?
J'ai découvert son travail en 2009 via le forum « café-salé », puis je l'ai contactée via son blog de l'époque. Nous avons mis un an et demi à monter le dossier, la suite vous la connaissez ^^
Évidemment qu'on ne pouvait prévoir un tel succès! Ce serait d'une grande prétention et d'une grande clairvoyance ! On savait qu'on faisait un livre avec le cœur, qu'il nous touchait particulièrement et on espérait vivement que les lecteurs curieux d'ouvrir ce livre seraient touchés tout autant. Ils l'ont été et n'ont pas hésité à le partager. Ce sont les lecteurs et les libraires qui ont fait le succès de cette série et on ne les remerciera jamais assez!

Enola et les animaux extraordinaires, planche du tome 5 © Soleil / Thibaudier / Chamblain Les Carnets de Cerise et Valentin viennent de paraître… Quand s’est imposée l’idée de remettre en scène la touchante Cerise ?
Au salon de Montreuil en décembre 2017. Le tome 5 des carnets de Cerise venait tout juste de paraître et nous faisions, Aurélie et moi, le bilan de nos espoirs, nos frustrations sur la saga. N'avoir vu que trop peu Valentin était l'une d'elles. Ça faisait déjà quelques années que l'idée de petits spin-off nous titillaient mais nous étions alors trop concentrés sur la série-mère. Aurélie rêvait aussi de faire un album entièrement (ou quasi) en page de carnets. Et durant ce salon, Clotilde Vu et Barbara Canepa, nos directrices de collection nous ont dit que 2018, allait être l'année des 10 ans de la collection métamorphose, et qu'elles seraient ravies que Cerise fasse partie de l'aventure, d'une manière ou d'une autre. Alors tout s'est emboîté dans ma tête en quelques minutes : on allait faire un petit épilogue centré sur Valentin, pour fêter les 10 ans de la collection et j'allais parler de la peur de voyager ! Et hop ! Le tour était joué!

S’ils sont estampillés « jeunesse », tes récits parviennent à toucher des lecteurs plus âgés, par les thématiques abordées et tes personnages particulièrement touchants… Quelle est ta « recette » si tant soit est qu’il en existe une ?
Est-ce qu'on demande à un magicien comment il fait pour faire disparaître la tour Eiffel, pour couper sa partenaire en deux ou pour avoir des dents aussi blanches ? Non ! S'il y avait un secret, ça induirait qu'il suffirait de le reproduire pour que ça ait le même effet. Or, non. J'ai aussi des albums qui ne marchent pas, alors que j'estime les avoir écrits de la même façon ! Ce n'est pas de la chimie. J'essaie simplement d'être juste envers moi-même quand je décris une émotion, j'essaie d'être rigoureux dans mon travail, et je connais bien mon public pour avoir travaillé longtemps auprès d'enfants. Si les lecteurs sont touchés à leur tour, alors j'en suis ravi! L'ingrédient principal de ma recette, c'est l'envie profonde de raconter des histoires.

Les Souris du Louvre, planche du tome (sans les textes) ©  la Gouttière / Goalec / ChamblainMilo et le monde caché, premier tome des Souris du Louvre vient de paraître… Comment est né ce récit original qui entraîne le lecteur dans le plus beau musée du monde à la suite du jeune Milo et d’un souriceau humaniste?
C'est Grégoire Seguin, éditeur chez Delcourt, qui m'a demandé à Angoulême en 2017 si je serais partant pour raconter des guerres de clans entre des souris cachées au cœur du musée. Il développait ce partenariat avec les éditions du Louvre et avait eu cette idée pour une série jeunesse, alors qu'ils ne faisaient que des one-shot jusqu'alors. J'ai dit oui tout de suite ! À ce concept, j'ai ajouté toute la partie humaine de mon récit et le secret ancestral qui unit les souris.

Sais-tu d’où lui est venu cette étrange mais savoureuse idée de guerre clanique de souris au cœur du Louvre ?
En travaillant avec Isabelle Dethan sur Gaspard, un one-shot de la collection Delcourt-le Louvre, il a parlé animaux présents au musée avec Fabrice Douar, l'autre responsable de cette collection BD côté musée du Louvre. Ils ont évoqué les pigeons sur les toits, les rats du jardin des tuileries... puis la question des souris a été abordée. En réalité, il y en a très peu. La plupart sont peintes ! Mais l'idée était née, ça a mûri dans sa tête, puis il me l'a proposée.

Les Souris du Louvre, planche du tome (sans les textes) ©  la Gouttière / Goalec / ChamblainComment as-tu rencontré Sandrine Goalec qui en signe les dessins et qu’est-ce qui vous a intéressé dans son travail ?
J'ai passé une annonce sur facebook et c'est Arnaud Poitevin (Les spectaculaires) qui l'a partagée à une amie à lui. Sandrine a un dessin simple. Mais pas simpliste attention ! Quand on regarde ces dessins, on comprend immédiatement ce qui se passe. Tout est habité, tout est vivant ! Regardez la planche 1 du tome 1, une salle de classe, et chaque élève a SON attitude ! Elle a tout compris de ce métier, en fait. Dans la composition d'images, l'enrichissement d'un décor... durant le processus, je suis intervenu sur quelques expressivités, mais guère plus.

Concrètement, du synopsis à l’album finalisé, quelles furent les grandes étapes de la réalisation de l’album et comment s’est organisé le travail à quatre main sur celui-ci ?
Ha ha ! Voilà une excellente question ! Je vais vous le faire avec les dates : 1er mars 2018, Grégoire m'appelle pour me demander où j'en suis de cette idée évoquée un an plus tôt. Je lui dit que j'y ai un peu réfléchi de temps en temps... mais que j'avais beaucoup de travail avant ça. Il me dit qu'il a un créneau pour que l'album sorte en octobre ou en novembre de la même année. Qu'il faudrait finir le tome 1 pour le 15 août. Là, je panique car ma femme allait accoucher dans les jours à venir. Mais après quelques minutes de réflexion, j'ai accepté le défi : écrire un tome 1 d'une longue saga, trouver une dessinatrice capable de faire 28 planches en moins de 6 mois, et une coloriste prête à nous suivre ! Mon fils est né au début du processus, j'ai écrit la suite de l'album la nuit, debout devant mon comptoir en portant mon fils en écharpe contre moi car il ne dormait que comme ça à ce moment-là. Puis les planches ont suivi... et l'album est sorti à l'heure. Et nous en sommes très fiers ! Pour l'écriture, j'ai regardé des reportages et ai lu beaucoup d'articles. L'adrénaline de l'urgence a fait le reste !

Les Souris du Louvre, planche du tome (sans les textes) ©  la Gouttière / Goalec / ChamblainQuel moment préfères-tu dans l’élaboration d’un album ?
Il y en a plusieurs. Durant l'écriture du synopsis détaillé, c'est le moment d'une fraction de seconde où je trouve la résolution de nœud principal. Généralement, ça me fait comprendre le sujet réel de l'histoire que j'étais en train d'écrire. Ça fait comme une petite explosion dans mon cerveau, c'est jouissif. Je crois que si j'écris autant, c'est pour me shooter à ça ! Ensuite, dans l'écriture pure, c'est le découpage qui m'éclate le plus. Choisir où mettre la caméra pour guider au plus juste l'émotion du lecteur. Enfin, ce que j'aime, c'est collaborer avec plein de gens aux sensibilités différentes, et chercher, se tromper, recommencer avec eux. J'en apprends tous les jours sur mon métier grâce à eux.

En combien de tomes la série est-elle prévue ?
Plein ! Je n'ai pas le chiffre précis en tête, mais je suis parti pour en faire une dizaine. J'ai plein d'idées, il y a plein de personnages qui vont se rajouter à nos héros et comme les albums sont très courts, ça se remplit vite. Le Louvre est si vaste ! Sans compter les ailes à Lens et à Abu Dhabi. Il y a mille et une histoires à raconter et le truc, c'est que j'ai déjà le fin mot de l'histoire ! Il est tout simple, mais propice à une infinité de péripéties. Rendez-vous dans 10 ans pour comprendre toute cette histoire !

Lili Crochette et Monsieur Mouche, crayonné d'une planche du tome 4 ©  la Gouttière / Supio / ChamblainPeux-tu nous dire quelques mots sur tes projets présents et à venir ?
Alors, en 2019 sortiront Enola et les animaux extraordinaires tome 5, Lili Crochette et Monsieur Mouche tome 5, Yakari tome 40, un collectif sur Mickey dont j'écris l'entrée et la sortie de l'album + une planche à l'intérieur, le roman Sorcières sorcières tome 4, Les souris du Louvre tome 2 (dont je viens d'entamer l'écriture), Sorcières sorcières tome 5, Nanny Mandy tome 3 et en principe démarrera une nouvelle série, Alyson Ford ! Ça, c'est ce qui est déjà écrit et ça sortira à peu près dans cet ordre. C'est assez terrifiant de faire des listes comme ça, en fait.

En parallèle, je vais à nouveau écrire le feuilleton de l'été pour le journal de Mickey en faisant vivre une grande aventure à Donald et Mickey. J'écris aussi quelques Mickey énigmes pour le magazine et je travaille de temps en temps pour Spirou magazine, il y aura au moins l'histoire de Noël, j'imagine.

Sinon, en ce moment j'écris aussi Journal d'un enfant de Lune 2, j'ai entamé Enola 6 et le roman Sorcières 5, j'ai déjà écrit Lili Crochette 6, je suis en pourparlers avec 2 éditeurs de romans pour des adaptations en bd, je vais écrire un voire plusieurs Mickey dans la collection de Glénat (j'ai 3 idées en tête) et j'ai des projets de one-shot ici ou là dans mes temps libres que je n'ai pas. Ouf ! Et mes journées ne font que 24h, avec un bébé à la maison. Mais je vais m'en sortir. Enfin, j'espère...

Lili Crochette et Monsieur Mouche, planche du tome 4 ©  la Gouttière / Supio / ChamblainImpressionnant… J’espère que tu as un peu de temps pour dormir smiley
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?

L'indispensable série bd « les enfants de la résistance ». A bien des niveaux, elle devrait être obligatoire et dans tous les cartables, car elle véhicule des valeurs fondamentales. Franchement, je suis (gentiment) jaloux ! Je n'ai jamais écrit un truc engagé comme ça. Il FAUT dire aux enfants qu'ils sont capables de se rebeller, et de savoir ce qui est juste, de s'indigner... et de résister.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Là comme ça, je ne vois pas.

Un dernier mot pour la postérité ?
Les livres sont magiques car ils nous renseignent sur nous-mêmes. Lire, c'est déjà résister. Alors bonne lecture!

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé…
Je vous en prie. Allez, j'y retourne, j'ai un album sur le feu...

Photo © Chloé Vollmer-Lo
Le Korrigan