





Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Ça dépend avec qui… Mais entre nous qui sommes gens de bonne compagnie, tutoyons-nous.
Merci à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ?
J’ai grandi dans les bocages du Poitou et les mystères du Berry et je passais mes vacances sur l’Île de Ré. J’ai étudié la littérature et les langues, anglais, polonais et italien, à Poitiers. J’ai enseigné la langue française d’abord en Pologne puis en Chine où je vis depuis 2008, du coup je me suis mis au chinois aussi. Je suis maintenant responsable d’une librairie française à Shanghai. Je m’intéresse à la culture classique chinoise, notamment aux pratiques d’éveil que sont le taijiquan et le qigong, que j’enseigne dans mon temps libre. Et la bande dessinée est une passion quotidienne depuis l’enfance. Cela se traduit par l’écriture de scénarios et je bosse aussi avec mes amis des Éditions de la Cerise qui éditent de sacrés auteurs chinois en France.

Enfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui ?
J’étais un gros lecteur. Je viens d’une famille d’instituteurs depuis trois générations donc il y avait toujours des bouquins autour de moi et je dévorais tout. Je lisais surtout des livres sur la Nature, les animaux, des classiques comme London, Stevenson, Leblanc, Verne, Dumas. Chez mes grands-parents, il y avait des Journal de Mickey des années 50 et chez ma nourrice Pif Gadget et j’étais abonné à Picsou. Je lisais aussi des BD de gare style Akim ou Zembla. Et chez mes oncles, je pouvais lire Reiser, les Pieds Nickelés, Bilal, Tardi, McKay, Franquin...
Comme je venais d’une famille de gauche, j’ai échappé à tout ce qui devait être plus ou moins considéré comme de droite, Tintin, Blake et Mortimer, Michel Vaillant, Alix… Je ne lisais pas non plus le Journal de Spirou. Aux héros lisses et propres sur eux, je préférais les anti-héros style Donald ou Gaston. Puis à l’adolescence, j’ai acheté des Métal Hurlant d’occasion et des déstockages des éditions Aedena. Je me suis abonné à Pilote et à A Suivre jusqu’à leur fin. J’ai découvert Moebius et Pratt, deux figures tutélaires qui ont marqué tellement de lecteurs et qui m’ont certainement le plus influencé à l’époque.
Aujourd’hui, je suis toujours un gros fan de Moebius, je ne me lasse pas d’admirer son graphisme et son imaginaire. Et je crois que cela préserve en moi une part d'adolescence. Je visite moins Pratt, mais quand je le fais, je suis toujours frappé par son talent de narrateur.
Sinon je n’ai pas vraiment d’auteurs de chevet. Comme je travaille dans une librairie, je feuillette plein de choses mais mes lectures sont souvent en lien avec l’écriture d’un scénario en cours. Ou bien, je lis sur le taoïsme, la culture classique chinoise, un roman, un essai, un livre d’Histoire. En bande dessinée, il y a beaucoup d’auteurs que je relis et que j’analyse sous tel ou tel aspect. Par exemple récemment il y a Breccia, Buzzelli, Kirby, Corben, Jijé, Gillon, Matsumoto, Pichard, Giraud…
Devenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation?
Peut-être vers 14 ans, j’ai compris que des scénaristes bossaient avec des dessinateurs et j’ai commencé à écrire à ce moment-là. Et puis les deux auteurs cités plus haut, Moebius et Pratt m’ont tellement fait rêver que cela m’a poussé à écrire.
Signer ton premier contrat a-t-il relevé du parcours du combattant ?
C’était pour la revue Je Bouquine. J’ai fait une adaptation du début de Don Quichotte qui a été prise tout de suite, très facilement. C’est David Prudhomme qui a fait de belles planches de cela. Ensuite, j’ai fait un dizaine d’adaptations pour cette revue. Pour les projets d’albums, il y a eu beaucoup de refus et finalement seuls La Danse Macabre et La Cité des Chiens sont sortis à ce jour.
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
Il y a le plaisir solitaire de commencer un récit, de chercher de la documentation et d’agencer les idées, de sentir les personnages prendre vie. Il y a le plaisir du partage des idées et de l’alchimie qui se crée avec un dessinateur. Il y a le plaisir de la complicité, du jeu des références, avec des auteurs ou gens du milieu de la bande dessinée qui apprécient ce que je fais. Et surtout il y a le plaisir du raconteur, l’émotion, quand j’arrive à intéresser ou même captiver un lecteur, ce qui est mon but.
Quant aux difficultés, je ne vis pas du tout de la bande dessinée, c’est un métier qui comporte de grandes difficultés financières surtout actuellement avec les crapules libérales qui sont au gouvernement et qui imposent une taxation inconsidérée aux auteurs. Il y a des difficultés artistiques avec des éditeurs qu’on sent crispés, en manque de vision ou d’exigence éditoriale, et dans une politique à court terme où on copie le produit culturel qui a marché chez le voisin. Il y a les difficultés critiques du médium bande dessinée car on a des chroniqueurs qui évoquent le sujet d’un album mais analysent peu l’intrigue ou la spécificité de la narration graphique. Comme je vis à Shanghai, il y a une difficulté pour moi à rencontrer des autrices et auteurs directement ou des éditeurs. Tout se fait à distance, avec les malentendus que cela peut causer.

Comment as-tu rencontré Jakub Rebelka qui signe les superbes dessins de la Cité des Chiens dont l’intégrale Noir & Blanc vient de paraître chez Akiléos?
Je suis tombé sur des albums de Jakub dans une librairie en Pologne et je l’ai contacté par l’intermédiaire de son site. On s’est rencontrés à Varsovie et on a beaucoup parlé de Moebius, car c’est un gros fan lui aussi. Aujourd’hui, on discute souvent en vidéo et on parle de nos découvertes culturelles, on échange beaucoup. Par exemple, il m’a fait découvrir Stefan Zechowski ou Artus Scheiner. Et moi, je lui ai fait rencontrer Dai Dunbang, un maître de dessins de Shanghai qui a lui donné son nom d’artiste chinois. Je vais en Pologne régulièrement car j’y ai des amis, de la famille, Jakub est venu en Chine et on s’est vus en France aussi, au festival d’Angoulême.
Peux-tu en quelques mots nous expliquer pourquoi auteur et éditeur ont opté pour une version entièrement en noir et blanc (par ailleurs absolument magnifique !) plutôt qu’en couleur ?
Avec la Cité des Chiens, notre intention était de faire un long récit d’une centaine de pages scindé en deux albums. Le premier album en couleurs, sorti début 2015 n’a pas eu le succès public escompté, mais néanmoins un petit succès artistique et critique. Ensuite Jakub a travaillé sur des comics pour le marché américain, et puis des jeux vidéo, des illustrations. La réalisation des planches du tome 2 a pris beaucoup de retard. Plus de trois ans après, sortir un tome 2 dans ces conditions, avec peu de commandes des libraires, aurait été un échec certain. On a donc décidé d’offrir aux anciens et nouveaux lecteurs une expérience de lecture différente, un album en grand format en noir et blanc mettant au mieux en valeur le graphisme de Jakub, avec un prologue et un épilogue sous forme de texte illustré, ce qui donne une certaine densité narrative à ce récit de 120 pages au final. L’éditeur a fait un effort sur le prix de cette intégrale pour ne pas trop léser les lecteurs du tome 1 qui voulaient connaître la suite et fin du récit. Ce n’est pas une solution idéale, mais adaptée aux contraintes du marché.
Comment est née cette intrigue tourmentée et cet univers sombre et oppressant?
J’ai cherché à m’adapter à l’univers graphique de Jakub et à ses envies. Tout est parti d’un dessin qu’il avait fait et qui m’a donné l’idée d’un univers narratif. On y voyait une jeune femme dénudée attachée à un arbre dans un marais et entourée d'un mage et de guerriers, dont un chevauchant un chien. Je me suis demandé quelles étaient les oppressions familiale et sociale que cette jeune femme pouvait subir et les premières idées du récit sont venues de là. J’ai alors écrit des descriptions de personnages et la façon dont Jakub les a dessinés a déterminé l’orientation du récit. En discutant avec Jakub, on avait aussi des idées fortes qui revenaient, comme de mettre en scène un vrai personnage de méchant qui ne soit pas juste un faire-valoir des bons persos du récit. Dans beaucoup de récits, de films, le méchant est un gars qui ricane dans son coin, le visage à moitié caché dans l’ombre, ce qui est un peu pitoyable. Nous, on voulait un méchant consistant, qui soit de plus en plus méchant au fil du récit.
On voulait aussi se relier à des émotions adolescentes en développant le récit, créer des scènes qui nous auraient enthousiasmées quand on était ado. Par exemple, quand Volas décapite son beau-frère d’un coup d’épée, c’est énorme, mais c’est très plaisant à raconter. Qui n’a pas rêvé de décapiter son beau-frère ?
Il y avait aussi la volonté de mettre en scène une héroïne subissant l’oppression patriarcale. Dans la société où elle vit, elle ne peut pas s’en sortir seule, elle est obligée d’avoir des alliés qui l’aident. Mais ils ne sont pas très tendres avec elle. On sort donc du conte de fée où une héroïne sexy combat les mâles oppresseurs pour entrer dans quelque chose de plus crédible dans une société médiévale, même fantastique. Et bien sûr, il faut lire ce récit en écho avec notre société contemporaine.
Avec ces éléments en tête, on a improvisé comme cela quelques scènes au début, puis on a structuré le récit.
Quelles étaient alors tes références en matière d’heroic-fantasy ou de medieval-fantasy ?
De mon côté, quasiment aucune. J’avais lu « Le Seigneur des Anneaux », et vu les films mais je n’avais par exemple jamais lu Thorgal à l’époque, ce qui n’était évidemment pas le cas de Jakub qui avait beaucoup plus de références que moi. Je n’avais jamais non plus vu la série « Game of Thrones ». Un an après avoir commencé ce récit avec Jakub, ma sœur Juliette m’a passé des épisodes. J’ai laissé tomber au milieu de la saison 2, je crois. Si j’ai des références conscientes, c’est aux tragédies de Shakespeare, notamment à « Macbeth » et « Hamlet » mais je ne les ai pas relues quand j’ai écrit. J’ai simplement joué avec mes souvenirs d’adolescent.
A la lecture de l’album, nous nous étions posé une question : as-tu pratiqué le jeu de rôle ?
Non, jamais, cela m’ennuyait. Quand j’étais étudiant à Poitiers, j’avais des copains qui organisaient des soirées et je passais parfois y faire un tour, ce qui était l’occasion de boire des bières et de fumer des joints mais tous ces jeux étaient mortellement longs et s’étalaient sur plusieurs soirées. Je n’ai donc jamais joué une seule partie de ma vie. Et je n’ai jamais non plus plongé dans les jeux vidéo.
Comment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album ? Du synopsis à la version finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation ?
Suite à nos discussions avec Jakub, j’ai écrit des descriptions de personnages. Jakub les a dessinés et cela m’a donné l’idée de dialogues, de scènes que j’ai alors découpées graphiquement avec mon style minimaliste en bonhommes patate. Jakub a crayonné les scènes et sur Photoshop, j’ai placé les dialogues.
Au début, Jakub a essayé de faire le lettrage, mais comme il ne parle pas français, il découpait les phrases au mauvais endroit, ça ne collait pas. Je me suis donc chargé de cette étape, qui s’est révélé très intéressante. Car le placement du texte dans les images guide l’œil du lecteur dans la page et il y a de vrais choix à faire. Et aussi, cela m’a permis de réécrire les dialogues, de les modifier pour qu’ils collent au mieux aux personnages, aux émotions, aux scènes. Pour Jakub, avoir le texte déjà en place sur ses crayonnés lui a permis de dessiner les bulles qui convenaient.
Ensuite Jakub a fait l’encrage des pages de manière traditionnelle, encre de Chine sur papier.
dau scénario à la planche





A partir de quelle « matière » Jakub a-t-il élaboré les décors et l’apparence des personnages?
Il faudrait lui demander. Je pense qu’il a bercé depuis l’enfance dans l’univers des contes d’Europe centrale, des films, romans, bd, etc. Jakub est quelqu’un qui a une grande curiosité pour les peintres, dessinateurs de BD, illustrateurs… Je ne pense pas néanmoins qu’il ait des influences conscientes ou revendiquées sur La Cité des Chiens.
Dans quelle ambiance sonore travailles-tu généralement lorsque tu écris? Radio? Silence monacal? musique de circonstance?
Le silence.
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir?
Je n’aime pas trop en parler, parce que dans le passé, il y en a eu tellement d’avancés ou de prometteurs qui sont tombés à l’eau… Disons qu’il y a des projets qui concernent la Chine. Cela fait tout de même dix ans que j’y vis, alors... De manière générale en ce moment, je cherche à orienter mes récits vers plus de lumière et d’optimisme, et j’ai envie de créer avec des dessinateurs qui ont aussi cette envie.

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
« Ecotopia » d’Ernest Callenbach, un récit utopique publié en 1975 aux USA dans lequel l’auteur imagine que trois Etats américains font sécession pour construire une société écologique radicale. C’est intéressant les utopies, car ça permet de prendre conscience que d’autres formes d’organisation de notre société sont possibles, à rebours de la pensée commune trop restreinte qui nous conduit à avoir des gestionnaires à court terme au gouvernement. « Mode O’Day » de Robert Crumb, superbement réédité chez Cornélius, qui raconte le tournant de la société américaine dans les années 80 avec les bobos creux qui sont à la mode. Je suis toujours épaté quand je lis une bédé de Crumb. C’est de la bédé à l’état pur où tout se fond parfaitement : propos, humour, graphisme, narration. Rien à jeter chez lui. Le premier tome de l’intégrale de Guido Buzzelli, chez Les Cahiers Dessinés, aussi un superbe bouquin avec un choix pertinent de textes et de croquis qui complètent des récits comme « Le Labyrinthe » ou « Zil Zelub » et qui parlent de la place de l’individu, de l’artiste, dans une société oppressante. C’est de la bédé exigeante, qui remue les tripes comme un texte de Kafka ou de Lautréamont. Le dessin est virtuose.
Bon, voilà donc uniquement des œuvres des années 60-70 dans mes coups de cœur ou Crumb qui vient de là. J’aime beaucoup cette période parce les brides étaient lâchées et on y allait à fond dans les audaces artistiques, les questionnements. Aujourd’hui, je trouve beaucoup d’ouvrages bien ternes, avec des blaguounettes gentillettes pour ados attardés. Je ne vois plus trop de BD pour adultes avec un propos adulte, c’est navrant.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Rémy Cattelain. Voilà un dessinateur drôle !
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD : Red Neck, dans Blueberry. Le gars un peu en retrait sur qui on peut compter.
un personnage de roman: Ignatius J. Reilly, dans La Conjuration des Imbéciles. J’adore sa méthode de rangement qui consiste à tout balancer à la poubelle ! Je la conseille à tout le monde.
un personnage de théâtre : Ubu, quand je regarde bien en face certains de mes comportements. Lâche, paresseux, ignare, profiteur, etc.
un personnage de cinéma: Sam Lowry, dans Brazil. Moi aussi, je fantasme beaucoup ma vie.
une chanson: « Les passantes » de Brassens, le chant des infinis regrets.
un instrument de musique: La voix, rien de plus beau.
un outil de dessinateur: Le scénariste. Un bon scénariste doit capter les points forts d’un dessinateur et l’entrainer dans des territoires artistiques nouveaux. Le plus difficile est de lui faire croire qu’on est un outil à son service, alors qu’on le manipule.
un jeu de société: La croyance en la bienveillance de l’Etat.
une découverte scientifique: Qu’on ait des neurones dans le bide et autour du cœur, ce qui rejoint la médecine chinoise.
une recette culinaire: Fraises, sucre, citron.
une pâtisserie: Du sernik, un cheesecake polonais.
une boisson: Une vodka polonaise classique, style Wyborowa.
une ville: Shanghai ! J’y vis depuis 8 ans, une belle énergie.
une qualité: La patience
un défaut: La procrastination
un monument: L’église Notre-Dame à Poitiers, une boite à bijoux.
un proverbe: Fais ce que dois, advienne que pourra.
Un dernier mot pour la postérité ?
« Nos parents nous ont élevés, il convient de nous élever plus encore », une citation de Guo Yunshen, un maître d’art du poing.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé… et pour ce superbe album!
Merci pour votre site !
