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Entretien avec Lomig
interview accordée aux SdI en novembre 2019


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien et de nous consacrer un partie de votre temps si précieux !

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? (âge, passions, études, parcours …)

Je suis un auteur de BD Rennais autodidacte. J'ai fait des études dans le BTP puis j'ai travaillé pendant une dizaine d'années en tant que chargé d'études dans le second d'oeuvre. J'ai seulement commencé à m'intéresser à la BD lorsque j'ai eu l'occasion d'en faire moi-même, en parallèle de mon métier. Ca s'est passé par le plus grand des hasards. En 2006, un copain connaissait quelqu'un qui cherchait des dessinateurs pour participer à un fanzine, il a pensé à moi. A partir de là, j'ai rencontré des gens qui m'ont fait découvrir d'autres facettes du média et m'ont transmis leur passion. Six ans plus tard, j'ai réussi à faire publier mon premier album professionnel : « Vacadab ». Il s'agissait d'un genre de parabole humoristique sur la société de consommation, un exutoire nécessaire pour moi à ce moment-là. L'album a bénéficié d'un très bel accueil critique. Ça m'a donné envie de poursuivre cette aventure à fond. J'ai pris alors la décision un peu folle de quitter mon poste pour me lancer à plein temps dans un nouvel album.

Enfant, quel lecteur étiez-vous et quels étaient vos auteurs de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
J'aimais bien lire lorsque j'étais enfant mais pas spécialement la BD. J'ai lu des albums de « Tintin », d'Astérix, des « Schtroumpfs », de « Lucky Luke » mais je ne me souviens pas avoir été marqué par ces lectures. Je crois que je préférais les romans, des récits fantastiques, d'aventure ou policier, qui laissait plus de place à mon imagination. Je dessinais aussi beaucoup, c'était un super moyen d'évasion, ça me permettait encore de basculer dans mon imaginaire. J'étais un enfant plutôt rêveur, je me souviens que j'avais beaucoup de mal à résister à l'appel du crayon quand je m'ennuyais à l'école.
dans la Forêt, recherche de personnage : Eva © Lomig
Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Ma plus grande difficulté a été de convaincre les éditeurs de signer mes projets. Je ne dois pas avoir la bonne méthode parce que c'est vraiment laborieux à chaque fois. Après il faut savoir aussi que je ne suis pas le seul à les solliciter, ils reçoivent de très nombreuses propositions, pas facile de se démarquer. En revanche, je n'ai jamais abandonné mes idées et me suis battu jusqu'au bout pour les faire exister. Et, bien heureusement, j'ai toujours réussi à trouver une solution, même au dernier moment. Il y a aussi bien sûr les doutes, le manque d'inspiration, les désillusions à surmonter parfois... En ce qui concerne mes plus grandes joies, je dirais la parution de mon premier album. C'est à chaque fois une grande émotion lorsque je touche pour la première fois ma BD fraîchement sortie de chez l'imprimeur, mais la toute première c'est encore plus spécial. Puis c'était d'autant plus beau que je commençais à me faire à l'idée que ce projet finirait dans un carton. L'album a pourtant été ensuite coup de cœur du musée de la BD lors du festival d'Angoulême 2013 et je me souviens qu'il y avait du monde à faire la queue pour une dédicace. C'était un retournement incroyable ! Plus récemment, j'ai vécu un autre moment fantastique en rencontrant Jean Hegland à la 25ème heure du Livre au Mans. C'était un week-end vraiment riche en émotions. De façon plus général, je dois aussi dire que le simple fait de faire ce travail au jour le jour et de pouvoir le partager par moment avec le public me procurent déjà beaucoup de joie. J'ai en plus la chance de travailler dans un atelier avec une équipe super et de participer à une autre très belle aventure collective autour d'une revue BD.

dans la Forêt, storyboard © LomigComment vous est venue l’idée de travailler sur le roman de Jean Hegland paru il y a plus de 20 ans?
Il y a 20 ans mais il n'a été traduit en Français qu'en 2017. C'est à ce moment que Frédéric Lavabre, mon éditeur chez Sarbacane, m'a proposé de le lire. On avait discuté après notre première collaboration - « Le cas Fodyl » - et il pensait que le sujet pouvait correspondre à mes centres d'intérêt et à ma sensibilité. Je dois dire qu'il ne s'est pas trompé, ce roman m'a vraiment fait une très grosse impression. C'est un livre lumineux qui interroge sur notre rapport à la nature, notre façon de produire et de consommer, des choses qui résonnent très fortement en moi. C'était vraiment intimidant au départ de m'attaquer à une telle oeuvre.

La « collapsologie » est un genre à la mode dans le roman mais aussi en bande dessinée : Je pense à la tétralogie Le reste du monde de Chauzy dont le dernier tome vient de sortir ou encore à des Milliards de miroirs de Robin Cousin, qu’est-ce qui vous intéresse dans ce courant ?
cromalins de dans la Forêt © LomigC'est vrai qu'il y a beaucoup de scénarios qui abordent cette thématique. Il faut dire qu'il y a – bien malheureusement – de plus en plus de risque pour qu'ils se réalisent. Les scientifiques n'arrêtent pas de nous alerter sur les conséquences du réchauffement climatiques, sur la destruction des écosystèmes, sur l'épuisement des ressources fossiles, sans parler de l'instabilité de ce système économique absurde qui écrase les populations à travers le monde. Bref, si on ne change pas de voie, on va droit dans le mur. Il y a plein de façon de réagir à cela et l'expression artistique en est une. Certains imaginent des récits spectaculaires où l'action prédomine. Jean Hegland, elle, s'est plutôt intéressée à la dimension psychologique. En dehors de l'hymne à la nature, c'est ce qui m'a le plus séduit dans son roman. Elle nous livre en plus un magnifique message d'espoir. Ce serait vraiment triste d'attendre un tel bouleversement pour commencer à nous en inspirer.

dans la Forêt, case de l'album © LomigJusqu’à présent, vous avez toujours été auteur complet de vos albums : Vacadab, Magic box ou Le Cas Fodyl. Partir d’un matériau préexistant change la démarche surtout quand le roman source bénéficie d’une narration aussi complexe que celle de Jean Hegland. Quelles ont été les principales difficultés de l’adaptation ?
Au début, j'ai eu du mal à faire des choix forts. C'est pourtant essentiel de s'autoriser à le faire, de revisiter l'histoire par son prisme, de faire rejaillir les choses avec sa propre sensibilité. Après il faut faire attention et ne pas trop s'en éloigner non plus et perdre l'essence même du récit. Il s'agit en définitive de trouver le juste équilibre. Par ailleurs, le roman était jalonné de très nombreux flash-back et j'ai dû repenser sa structure pour la rendre plus linéaire. J'ai aussi choisi d'éliminer les éléments qui n'apportaient rien selon moi à la montée en tension des filles jusqu'au point de rupture. Quelqu'un d'autre aurait certainement fait des choix très différents, tout cela est bien sûr très subjectif.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser ce roman graphique qui fait tout de même 156p ?
Un peu plus de 2 ans. L'étape de finalisation a été particulièrement longue avec cette technique en nuances de gris. C'était très minutieux, je faisais environ 3 planches par semaine. En revanche, c'était plaisant à faire. J'écoutais de la musique en faisant des sapins toute la journée. Je peux vous le conseiller pour un moment de relaxation. Vous verrez, ça marche !

dans la Forêt, case de l'album © LomigVos précédents albums mettaient principalement en scène des personnages masculins et l’on y sentait l’influence de vos débuts dans le dessin humoristique avec des personnages « croqués » voire caricaturés. Dans Dans la forêt, les personnages principaux sont les deux sœurs : comment avez-vous travaillé leur apparence ?
Pour servir cette histoire, je savais que mes personnages devraient être plus réalistes que dans mes précédents livres. Concernant les deux sœurs, il fallait qu'elles se ressemblent mais pas trop, pour que les lecteurs puissent les reconnaître facilement. Il fallait aussi que l'on ressente physiquement leurs personnalités très différentes. Bref, il y avait pas mal de paramètres à prendre en compte. Du coup, il y a eu beaucoup d'échanges avec l'éditeur, ça a pris du temps pour trouver le juste casting.
dans la Forêt, recherche de personnage : Nell © Lomig
Quel personnage vous a donné le plus de fil à retordre? Lequel avez-vous au contraire pris le plus de plaisir à mettre en scène?
Curieusement, c'est plutôt le papa qui m'a donné le plus de fil à retordre, puis Eli. J'étais plus à l'aise avec les filles sur cet album, heureusement d'ailleurs car elles apparaissaient plus souvent. Ceci dit, j'avais à cœur de soigner leur expressivité et certaines émotions n'étaient pas évidentes à retranscrire.


Trois de vos albums ont été réalisés en noir et blanc, seul Le Cas Fodyl est en bichromie. On remarque, de plus, une véritable différence entre les noirs et blancs de Vacadab et Magic box et ceux de Dans la forêt qui sont beaucoup moins « tranchés » et tendent plus vers le sépia. Y a-t-il une raison symbolique à ce choix du noir et blanc et à son traitement particulier?
J'aime beaucoup le noir et blanc car il met les dessins en valeur et permet une gestion de la lumière particulière qui donne parfois beaucoup de puissance. Le choix du travail au crayon pour cet album s'est imposé très vite. Je souhaitais un rendu qui apporte de la douceur pour contraster avec la dureté de la situation. Je savais aussi que cet outil me permettrait de faire des effets de matière pour faire ressentir au mieux cette nature omniprésente. Je me suis dit aussi que cela avait du sens de choisir une technique aussi longue à réaliser et qui pouvait pourtant s'effacer d'un coup de gomme, à l'image de notre civilisation.

Lomig et Jean HeglandVos précédents albums se situaient dans un cadre urbain avec des cadrages très resserrés pour marquer l’étouffement et l’asphyxie. Seules les mouettes du Cas Fodyl ou l’île de Magic Box rappelaient la nature. Dans votre dernier opus, la forêt devient un personnage à part entière et les décors sont parfois plus détaillés que les protagonistes. Est-ce que cela vous a fait sortir de votre zone de confort ?
Au contraire, j'étais ravi de dessiner un environnement plus naturel. J'ai passé mon enfance près d'une forêt alors j'ai plein d'images en tête ! J'y allais souvent pour jouer, pour faire des cabanes, pour m'isoler aussi parfois. C'est des moments qui m'ont marqué durablement. Du coup, je me suis senti plutôt à l'aise pour dessiner ces paysages sauvages. Bien sûr, j'ai quand même eu recours à une documentation pour me faire une idée précise des forêts de Californie du Nord avec les séquoias géants. Les choses sont d'une toute autre échelle là-bas. Sinon, effectivement, je l'ai traité comme un personnage à part entière. Lorsque Nell et Eva sont dans le déni, la forêt ressemble à un décor de théâtre en carton-pâte, ensuite quand la peur s'installe, elle devient carrément menaçante. Plus tard, elle devient encore toute autre. En fait, elle évolue en même temps que les sœurs, elle est le miroir de leurs émotions.

Quelles techniques utilisez-vous : traditionnelles ou numériques ?
Ma technique est totalement traditionnelle, hormis l'intégration des textes et le nettoyage des planches que je fais sur Photoshop.
dans la Forêt, rough des planches 132 et 133 © Lomig
dans la Forêt, rough © LomigDu synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de la réalisation?
Il y a d'abord le travail de réécriture puis la transposition de ce scénario en images, autrement dit le story-board. C'est l'étape cruciale où il faut penser à tout, ce qu'il y aura dans chaque case, les points de vue, le rythme de l'histoire. Ensuite je passe au crayonné qui me permet de mieux définir l'ensemble des dessins qui sont jusqu'alors esquissés. C'est à ce moment que je fais apparaître les détails, le désordre dans la maison par exemple, les feuilles mortes sur le sol, la mousse sur les bardages. C'est là aussi que je travaille la perspective, que j'affine les expressions sur les visages. Je reprends ensuite ces planches à la table lumineuse pour réaliser l'étape de finalisation. Cette étape consiste à rendre les planches les plus propres et les plus agréables à regarder. Les nuances de gris viennent à ce moment-là. Après cela, il ne reste plus qu'à scanner les planches puis les nettoyer. Ce qui est le travail le plus fastidieux, on croit avoir fini mais pas du tout.

Quelle étape vous procure le plus de plaisir ?
En général, c'est l'écriture et le story-board car ce sont les étapes les plus créatives, où presque tout se décide. Pour cet album, j'ai aussi vraiment apprécié l'étape de finalisation.

Serait-il possible, pour une planche donnée, d’en visualiser les différentes étapes afin de mieux comprendre votre façon de travailler ?
Oui, bien sûr.
Work in Progress
dans la Forêt, storyboard de la planche 1 © Lomig crayonné de dans la Forêt © Lomig dans la Forêt, planche 1 finalisée © Lomig
dans la Forêt, storyboard de la planche 2 © Lomig crayonné de dans la Forêt © Lomig dans la Forêt, planche 2 finalisée © Lomig

L’album est un très bel objet en lui-même avec son papier crème au fort grammage et son dos toilé vert qui reflètent bien le côté « ode à la nature » de l’œuvre… Avez-vous participé à ces choix éditoriaux ?
Mon éditeur me faisait part de ses idées pour la fabrication du livre et m'impliquait dans toutes les décisions à prendre. J'ai aussi rencontré son équipe de graphistes pour qu'on puisse échanger tous ensemble. Connaissant la qualité des ouvrages des éditions Sarbacane, je leur faisais totalement confiance. Evidemment, ils ne m'ont pas déçu. La haute définition des scans, la qualité du papier, le dos toilé, le cadrage de la couverture, tout était parfait. Merci encore à eux pour tout ça.


dans la Forêt, rough © LomigDans vos remerciements en page de garde, vous remerciez Jean Hegland pour les retours positifs qu’elle vous a faits : a-t-elle eu un droit de regard sur votre adaptation ? Elle avait été très critique à l’égard du film canadien qui avait été tiré de son roman. Pourriez-vous nous dire ce qu’elle a pensé de votre version ?
Jean a suivi avec un grand intérêt toutes les étapes du processus de création de la BD. On échangeait par mail car elle vit en Californie. Ses retours sur mon travail étaient toujours enthousiastes, bienveillants et respectueux de ma liberté d'interprétation. Cela me donnait toujours plus de confiance et de cœur à l'ouvrage. Lorsque le livre a été finalisé, elle a dit sur les réseaux sociaux que l'album était si beau qu'il lui avait coupé le souffle. Je ne pouvais rêver de plus beau compliment de la part de l'autrice. Son soutien a été tellement important pour moi. C'est une très belle rencontre.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos prochains projets ?
J'ai des projets à l'étude mais je souhaite aussi me remettre à écrire dès que les temps seront plus calmes. En ce moment c'est compliqué avec la promo. On verra bien quelle option finira par s'imposer.
Portrait de Lomig © François Le Page
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur?
« Vernon Subutex » de Virginie Despente, « Soudain, seuls » d'Isabelle Autissier et « Des jours sans fin » de Sébastian Barry pour les romans. «Le dieu vagabond» de Fabrizio Dori, « La terre des fils » de Gipi et «Apprendre à marcher » de Mikaël pour la BD. « Le Havre » de Aki Kaurismäki, « faute d'amour » d'Andreï Zvyagintsev et « Toni Erdmann » de Maren Ade pour les films.

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si vous étiez …

un personnage de BD : Yakari
un personnage de roman: Winston Smith dans « 1984 »
un personnage de cinéma: le soldat Witt dans « la ligne Rouge »
une chanson: Another brick in the wall
une découverte scientifique : la photosynthèse
une recette culinaire: Un far breton avec des pruneaux
une boisson: Un jus d'oranges pressées
une ville: Libreville

l'atelier de Lomig © Carl Ito
Quel(le) est :

votre principale qualité: la réceptivité
votre principal défaut: le manque d'assurance
votre devise : Tout arrive à point nommé


Merci encore une fois d’avoir pris le temps de nous répondre ! Et à nouveau félicitations pour ce magnifique album qui reçoit un très bel accueil critique et public et que nous avons vraiment envie de faire découvrir sur les « Sentiers de l’imaginaire » !
bd.otaku