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entretien avec Bertrand Santini et Lionel Richerand
interview accordée aux SdI en décembre 2019


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’interview…
Enfant, quel lecteur étiez-vous et quels étaient vos livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?

Bertrand : J’en lisais beaucoup, enfant, puis plus du tout à l’âge adulte. Ma passion se trouvait plutôt du côté du cinéma. Enfant, j’étais un cinéphile beaucoup plus curieux et ouvert qu’aujourd’hui ! J’étais fan de Resnais, Truffaut, Kubrick, Spielberg ou Hitchcock. C’était eux, mes héros d’enfance.

A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité votre vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Bertrand : Je n’ai jamais pensé faire de la BD. Pendant des années, j’ai écrit et vendu des scénarios pour le cinéma… qui n’ont jamais été mis en production. Un jour, j’ai repris les droits de ces scénarios et j’ai décidé d’en faire soit des romans, soit des BD, pour que ces histoires puissent vivre, d’une façon ou d’une autre. J’avais travaillé avec des dessinateurs sur des séries d’animations, (Laurent Gapaillard, Lionel Richerand, Bertrand Gatignol) et à un moment tout s’est concrétisé assez naturellement avec eux.

L'esprit de Lewis, recherche de personnage © Lionel RicherandLionel: J’ai toujours dessiné et lu de la bande dessinée depuis l’enfance, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour réussir à appréhender la narration en bande dessinée, à 21 ans j’ai eu le concours des Arts décoratifs de Paris ou j’ai fait tout sauf de l’illustration, j’ai eu mon diplôme en animation et en parallèle je participais à des graphzines tel que hôpital brut, Gorgonzola. L’animation m’a permis d’apprendre à structurer des histoires et c’est après dix ans de films et un long métrage qui n’a pas abouti que j’ai décidé de venir à la bande dessinée qui offre plus de liberté et d’indépendance. Face à sa feuille de papier on est libre de tout faire, on est limité par sa capacité technique et c’est très stimulant. J’ai un panthéon d’auteurs très larges si je devais en cité trois je dirai Nicole Claveloux, Jean Giraud/Moebius, Franquin…

Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ? Comment définiriez-vous le métier de scénariste ?
Bertrand : La grande joie c’est au tout début quand l’histoire se dessine dans votre tête… et c’est à la toute fin, quand vous recevez le livre imprimé… Tout le reste, n’est un travail relativement pénible.
Il y a cent façons de définir ce qu’est une histoire… Pour certains ça peut être juste une intrigue, pour d’autre, juste du style. Moi, j’aime raconter les choses de façon détournées. Une intrigue en surface pour distraire, étonner, amuser, intriguer… et faire infuser des idées et des thèmes sous l’intrigue, sans les traiter de manière frontale.

L'esprit de Lewis, recherche de personnage : Sybill © Lionel RicherandComment est née l’histoire de l’Esprit de Lewis dont le second tome vient de paraître ?
Bertrand : J’avais envie de baigner dans cette atmosphère Victorienne et me lancer le défi d’une histoire de fantôme. Il en existe tellement, c’était excitant d’essayer d’en imaginer une nouvelle, avec une fin et un twist original. Les histoires de fantômes, c’est ce qu’il y a de plus facile à commencer et de plus difficile à terminer. Si vous avez excité l’intérêt du lecteur, il veut à la fin, avoir des explications. Et il a raison ! Si vous concluez votre histoire par un argument soit purement surnaturel, soit purement rationnel, vous décevrez votre lecteur. Il refermera le livre en soupirant « tout ça, pour ça », et là encore, il aura raison. Pour que la fin soit satisfaisante, elle doit conserver sa part de mystère tout et paraissant parfaitement logique et cohérente, quelque que soit l’interprétation qu’on lui donne.

Comment définiriez-vous une « atmosphère victorienne » ?
Lionel: Je pense avoir donné ma vision d’une atmosphère victorienne, en me basant sur l’histoire écrite par Bertrand. Elle est le résultat de la digestion de mes références filmiques ou littéraires et de mon goût pour dessiner des bêtes étranges et l’accumulation de détails. Je dirai qu’une atmosphère Victorienne se décompose comme un cabinet de curiosité.

L'esprit de Lewis, planche de l'album © Lionel RicherandQuelles sont vos références en matière de récits de fantômes ?
Lionel: Avec Bertrand nous avions des références communes pour s’accorder sur L’esprit de Lewis, « le tour d’écrou » de Henry James et son adaptation filmique : « Les innocents » de Jack Clayton. Notre histoire tient plus du récit de hantise, psychologique que du revenant : « Le portrait de Dorian Gray » et « Maison du diable » sont deux influences majeures. Mais « l’esprit de Lewis » n’est pas un pot-pourri de références, j’espère qu’il déploie son propre parfum.

Comment avez-vous rencontré l’incroyable Lionel Richerand qui signe les dessins du diptyque et le style expressif et envoûtant n’est pas sans évoquer celui d’Hervé Tanquerelle ?
Bertrand : Lionel fait partie de ces amis, évoqués plus haut, que j’ai rencontré alors que nous travaillions pour le même studio d’animation, sur des séries télévisées. Je réalise maintenant quel incroyable vivier de talent il y avait dans ce studio !

Lionel: Je suis un fanatique des aventures du « Professeur Bell » de Sfar et d’Hervé Tanquerelle au dessin pour trois des cinq bandes dessinées publiées actuellement. Avec « L’esprit de Lewis » j’ai eu le plaisir de baigner dans ces mêmes atmosphères !
L'esprit de Lewis, Sarah © Lionel Richerand
L'esprit de Lewis, la mode victorienneL’écriture de ce récit victorien a-t-il nécessité de longues recherches documentaires ? Quel ouvrage recommanderiez-vous à un lecteur désireux d’en apprendre davantage sur cette époque ?
Lionel: Pour chaque projet, j’accumule quantité de références : J’ai travaillé avec quatre films de chevet : « le portrait de Dorian Gray » d’Albert Lewin, « La maison du diable » de Robert Wise. « Le guépard » de Visconti et « Judex » de Georges Franju. L’un de mes livres de chevet est un livre de mode : Victorian and Edwardian fashions from « La mode illustrée » edited by Joanne Olian 1998, c’est une mine année par année de l’évolution de la mode entre 1860 et 1914 !

Quel personnage avez-vous pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Lionel: Avec cette histoire, je voulais dessiner les variations psychologiques de la passion et le personnage de Sarah est de loin celui qui m’a le plus intéressé par sa métamorphose constante. Ses émotions s’incarnent dans son physique, elle passe de la goule maléfique à la femme blessée. Je l’adore !

L'esprit de Lewis, recherche de personnage © Lionel RicherandConcrètement, comment s’est organisé votre travail avec Lionel Richerand sur l’album ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation ?
Lionel: Bertrand Santini m’a donné le scénario du long métrage que j’ai adapté au médium bande dessinée. Toute la difficulté a été de passer d’une écriture pour de la prise de vue réelle à un mise en scène sur papier. Le cinéma gère du temps dans un cadre fixe, là où la bande dessinée est contraint à un espace limité et un temps qui se déploie sur une double page. C’est de loin le travail le plus compliqué que j’ai eu à réaliser.
J’envoyais mes mises en place et chaque étape de travail à Bertrand, mais ce n’est pas facile de juger du résultat sur des croquis sommaires. Bertrand m’a donc fait confiance pour le rythme de mon adaptation, il a repris les dialogues et veillé à la cohérence de l’ensemble.
Les corrections ultimes des textes et le choix des couvertures sont faites avec Clotilde Vu et Barbara Canepa qui dirigent la collection Métamorphose.

L’éditeur a comme de coutume fait un formidable travail d’édition en proposant un livre-album somptueux… Que ressent-on en tant qu’auteur quand on voit son travail proposé dans un si joli écrin ?
Lionel: On est fatigué mais content, en espérant faire mieux la prochaine fois.

L'esprit de Lewis, recherche de personnage © Lionel RicherandLes couleurs d’Hubert s’avèrent tout juste merveilleuses… Comment s’est fait le choix du coloriste ?
Lionel: Hubert est un artiste exceptionnel, il a la particularité d’être coloriste et scénariste. Il sait par la couleur orienté le regard pour renforcer le sens de la narration. La collaboration avec lui a été merveilleuse, Il sait mettre en valeur et rendre lisible le trait de dessinateur très différents. Il a une grande expérience de la narration en bande dessinée ce qui a été très bénéfique pour moi. Il a de plus été très généreux et n’a pas compté son temps au vu des détails à mettre en couleurs ! Quand on a l’opportunité de travailler avec un tel artiste le choix est vite fait !

Serait-il possible pour une planche donnée de visualiser les différentes étapes de son élaboration ?
Lionel: J’ai pris exemple sur deux doubles pages issues du premier et du deuxième acte. La première est une double page à fond perdu qui résume la révolte de la maison qui devient un espace labyrinthique pour Lewis avant l’apparition du fantôme. Dans le scénario cette partie faisait quatre pages… bien trop long, j’en ai donc gardé l’esprit en essayant de jouer avec les points de fuite et les inversions de perspectives.
Pour la double page du second acte, il s’agit d’un enchainement entre deux séquences assez classiques. Mais ce qui me plait ce sont les recherches des expressions pour Alistair dans les marges du scénario. J’ai beaucoup plus crayonné et recherché les attitudes sur cet album.

J’aime beaucoup la mise en couleurs de Hubert qui travaille le contraste jour/nuit. L’ambiance du restaurant est lumineuse alors que Lewis est totalement défait. Le choix des ambiances de nuit est dans des bleus chauds et des violets. La palette est subtile et si vous regardez, seul Lewis a une touche de vert sur le jabot qui le rend immédiatement lisible. Ce vert se retrouve sur la dernière case de la page 37 sur la pancarte du theater.
Work In Progress
L'esprit de Lewis, rough de la planche 27 © Lionel Richerand L'esprit de Lewis, rough des planches 32 et 33 © Lionel Richerand
L'esprit de Lewis, encrage des planches 32 et 33 © Lionel Richerand L'esprit de Lewis, planches 32 et 33 finalisée © Lionel Richerand

L'esprit de Lewis, inspirations pour JohannaA partir de quel « matière » avez-vous élaboré l’apparence des personnages ? Certains sont-ils passé par des stades très différents avant de revêtir celle que l’on connaît ?
Lionel: Le choix du casting a été la première étape de discussion avec Bertrand, la condition principale était que Lewis et Sarah devaient avoir 20 ans d’écart, pour poser un rapport maternelle et la dimension d’un amour contrarié. Bertrand avait en tête Meryl Streep et James Franco. Moi j’étais davantage pour Jude Law et Maléfice (la sorcière de la belle au bois dormant). Se faire un casting permet de garder en tête des références et les voir en mouvement.

Quel personnage avez-vous pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Lionel: Je dirai Sarah ou la journaliste Johanna Lovejoy. Mais dans le fond je crois qu’il faut trouver le potentiel pour chaque personnage et vraiment travailler le casting. Car même si un personnage apparait sur deux pages il doit avoir de la présence et donc être incarné.

Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
Lionel: J’ai beaucoup aimé la biographie de Jean-Pierre Dionnet : « Mes moires, un pont sur les étoiles , un dandy de la bande dessinée et bien plus encore. L'esprit de Lewis, recherche de personnage : Johanna_Lovejoy © Lionel RicherandJ’ai adoré le film de Jérémie Clapin « comment j’ai perdu mon corps », merveilleux d’intelligence et de sensibilité.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Lionel: Ce sera pour la prochaine sortie… Autant en garder en réserve !

Lionnel, pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si vous étiez étais…

L'esprit de Lewis, découpage © Lionel Richerandun personnage de BD: Je dirai John Difool
un personnage mythologique: Alan Moore (pour voir ce que ça fait d’être dans sa tête).
un personnage de roman: La loup des steppes
une chanson: Avec le temps de Ferré
un instrument de musique: Un violoncelle joué par Tom Cora.
un jeu de société: La bonne paye
une découverte scientifique : La pénicilline
une recette culinaire: Les pâtes au beurre
L'esprit de Lewis, découpage © Lionel Richerandune pâtisserie: Le Saint-Honoré
une ville: Helette
une qualité : L’endurance
un défaut: Aimer dormir
un monument: Le Louvre et tout ce qu’il contient
une boisson: Le café
un proverbe : Plus qu’hier et moins que demain…


Un dernier mot pour la postérité ?
Plus qu’hier, moins que demain… Et après ?

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé !


Le Korrigan