Bonjour Carole et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien et de nous consacrer une partie de votre temps si précieux !
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? (âge, études, parcours…)
Je suis née le dernier jour du mois de mai 1985 à Bourg-en-Bresse dans l’Ain.
Toute jeune, ma mère qui était peintre en amateur m'a donné le goût pour le dessin. Je n'ai aucun souvenir de ma vie sans cette discipline. Elle fait partie intégrante de moi. Au collège, je créais des mangas que j'imprimais et confectionnais par mes propres moyens. Mes camarades de classe adoraient suivre mes histoires.
J'ai passé un bac littéraire et je me suis inscrite à l'école Emile Cohl en 2004. Cette école a été une véritable révélation pour moi. Je n'ai jamais pris autant de plaisir à étudier ! C'était une école difficile et très sélective, il fallait s'accrocher pour rester. J'ai appris énormément grâce à de très bons professeurs.
A la fin de mes études, je me suis éloignée de la bande-dessinée en faveur de l'animation et ai débuté un stage chez Arkane Studio. J'ai adoré cette expérience, l'esprit d'équipe, la découverte de l'animation 3D.... J’ai travaillé dans le domaine du jeu vidéo pendant environ 7 ans. Je suis passée par des sociétés de renom telle qu’Ubisoft et Dontnod (« Remember Me », « Life is Strange ») en tant que lead animateur.
Après 7 ans dans cette industrie, l'art 2D et raconter des histoires me manquait énormément. C'est tout naturellement que je suis revenue à l'illustration et à la bande dessinée.
Enfant, quelle lectrice étiez-vous et quels étaient vos auteurs de chevet? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
La bd francophone se résumait à « Astérix » et à « Tintin » que j’appréciais beaucoup. J’étais surtout une lectrice de manga. Dès l’âge de 10-11 ans, c’était devenu une seconde nature. Je mangeais et buvais du manga. Je pense que c’est dû à mon enfance passée devant le « Club Dorothée ». Les séries TV telles que « Max et Compagnie », « Ranma ½ », « Sailor Moon », « Saint Seiya », « DBZ » m’ont vraiment marquée.
C’était la période où les traductions des mangas ont vu le jour. Mes séries TV préférées sortaient, je les achetais au compte goute en manga et j’ai pu découvrir de superbes séries qui n’avaient pas d’animé français. Je préférais largement les lire en livre plutôt qu’en animé.
Le comics est arrivé beaucoup plus tard dans mes lectures, à l’âge adulte. En dehors du manga, je ne lisais pas beaucoup. J’étais plutôt une consommatrice acharnée de cinéma.
Quels sont vos « maîtres » en bande dessinée ?
D’un point de vue graphique, mes maîtres absolus sont des mangakas (forcément !). Celui qui m’a tout appris est Masakazu Katsura (« Video Girl Ai », « DNA »). Ado, je m’entrainais à dessiner des visages dans son style en mettant un chronomètre pour aller le plus vite possible et y arriver du premier coup. Bien sûr, je n’y arrivais pas ! haha
Sinon je suis extrêmement fan du travail de Tsukasa Hojo dans un registre plus humoristique (« City Hunter », « Family Compo »). J’aime beaucoup la mise en page des ses planches qui sont d’un dynamisme à couper le souffle et d’une grande qualité.
Vous faites avec cet album votre entrée en bande dessinée. Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier de dessinatrice de BD par rapport à votre travail habituel ?
Mon travail habituel consiste à être DA/Concept Artist/Illustrateur pour le jeu vidéo et le jeu de société.
Le plus grand plaisir était de me lever le matin et de retrouver mes personnages. C’est surement bizarre, mais je parle avec mes personnages ! Quand je dessine leur visage et que j’oriente leur regard, leur expression, je ressens ce qu’ils vivent à travers eux. Pendant 1 an et demi, j’étais à Hippolyte au milieu d’elles et c’était un vrai plaisir de vivre cette aventure.
La grande difficulté de ce métier est le temps passé sur les dessins. Même si j’adore les challenges de longue haleine, dessiner une bande dessinée est très long pour moi. Je suis une dessinatrice lente, tatillonne et très perfectionniste. Je passe beaucoup de temps sur mes planches.
Je pense que vivre du métier de dessinateur BD est très difficile si on n’est pas rapide ou si la bd n’est pas un très grand succès.
Comment avez-vous rencontré Clotilde Bruneau ? Et comment est né l’album« Hippolyte» ?
En 2014 (après mon expérience dans le jeu vidéo), je souhaitais me lancer dans la bande dessinée. L’envie d’écrire mes propres histoires est très forte depuis mon plus jeune âge.
Grâce au biais d'une amie commune, j'ai fait la connaissance de Clotilde Bruneau. Immédiatement nous nous sommes très bien entendues.
Clotilde m'a exposé une vague idée d'amazones au temps du western... J'ai tout de suite été séduite par le concept qui convenait bien à mon style et à mes envies artistiques ! J’adore dessiner des nanas !
Nous avons travaillé et conçu l'univers ensemble pendant environ deux ans. Un dossier a vu le jour que nous avons présenté aux éditeurs de Glénat : Valérie Aubin et Olivier Jalabert qui ont très vite adhéré au projet !
Clotilde s'est alors consacrée au script. Petit à petit l'album s'est créé et cette année, c'est un bébé de 6 ans qui a vu le jour. Nous sommes toutes les deux très excitées et avons hâte de reprendre les dédicaces !
Avez-vous participé au scénario en insufflant des idées ou des propositions de développement ?
Au préalable, oui. Pendant deux ans, nous avons collaboré sur l’élaboration de l’univers et la définition de certains personnages. A ce moment-là, tout était possible ! On brainstormait et on lâchait des idées dans les sens. C’était hyper agréable d’imaginer ensemble les possibilités que l’univers proposait.
Au moment du script final, nous avons bien délimité nos champs d’action. C’était plus simple pour produire. Mais d’avoir autant échangé sur le concept au préalable nous permettait de bien savoir ce qu’attendait l’autre et je pense que ce procédé a très bien fonctionné pour nous !
A titre d’exemple, j’avais proposé à Clotilde d’ajouter une séquence en montage alterné pour dynamiser la narration et me faire plaisir en mise en scène. Clotilde avait bien gardé cette idée en tête et l’a écrite pour la séquence d’Augustina et de l’attaque des soldats vers la fin du premier tiers de l’album. (sans spoiler !
)
Le western est à la mode dans le 9e art en ce moment et plus particulièrement le western « au féminin » : votre album a d’ailleurs fait l’objet d’une chronique radio sur ce thème en compagnie de « Mondo Reverso » de Le Gouffelec et Bertail et de « La Venin » d’Astier. Mais qu’ajoute selon vous le fait que vous soyez des autrices aux commandes ?
Je ne me sens pas bien placée pour répondre à cette question. Ce sont des interrogations que je ne me pose pas vraiment.
On a créé et raconté l’histoire qui nous plaisait, que nous avions envie de raconter. Etre une femme et raconter l’histoire d’une femme propose forcément un autre aspect, un autre regard... Car on peut potentiellement mieux comprendre leur caractère, leur faiblesse et se projeter à leur place. Mais je ne pense pas du tout qu’un homme ne puisse pas écrire un personnage féminin intéressant, profond et réaliste au même titre qu’une femme ne pourrait pas le faire pour un personnage masculin.
Pour exemple, je suis très touchée par certains travaux de James Cameron. Le personnage d’Ellen Ripley dans le volet 2 d’ »Alien » est un personnage très féminin, très réaliste, maternel et pourtant une grande combattante. On peut être un homme et écrire des personnages féminins fabuleux et touchants. Je pense que c’est plus une question de sensibilité, pas de genre…
Connaissiez-vous la série « Godless » qui présente de nombreuses similitudes avec votre histoire ?
Quand la série est sortie, nous étions tout juste en train de signer avec Glénat ! « Godless » ne nous a bien sûr pas du tout inspiré, nous avions l’idée depuis bien avant !
Je l’ai regardé quand elle est sortie. Heureusement pour nous, le sujet et le scénario restaient très différents. Les femmes d’Hippolyte ont fait un réel choix de vivre sans homme, contrairement à la série où elles subissent cette situation.
Et pour la petite anecdote, un élément très drôle nous avait marquées : l’actrice principale de la série (Michelle Dockery) était la référence pour le personnage de Victoria ! Clotilde me l’avait notée dans ses documents de scénario deux ans avant. C’était vraiment dingue pour nous une telle concordance d’idées !
L’hommage aux comics que l’on trouve dans le sertissage des pages en noir, les couleurs franches, et les tramés est-il délibéré ? Aviez-vous en tête la première histoire de Princesse Diana – Wonderwoman fille de la reine des Amazones, Hippolyte – lorsque vous avez commencé le storyboard ?
Au départ, nous ne voulions pas faire un roman graphique mais un comics. C’est pour cela que le style et le board sont restés très orientés comics.
Venant du manga, je n’avais pas beaucoup de référence de mise en couleur. Le comics regorge de styles différents en la matière ! J’ai essayé de piocher ce qui me paraissait le plus joli et qui mettrait le mieux en valeur les couleurs désertiques du western.
Tu vas rire, mais je n’ai jamais lu de « Wonderwoma »n. Je lis pourtant pas mal de comics. Mais mis à part « Batman », je n’ai jamais été très friande des histoires de super héros ! Je crois que je fais un burnout en la matière… Mais peut-être que je m’y mettrais un jour ?
Votre travail dans l’animation vous a-t-il aidé pour ce genre du western qui présente de nombreuses scènes d’action ?
J’imagine que oui, mais je n’ai pas assez de recul pour savoir comment j’aurais fait si je n’avais pas été animateur. L’animation fait partie de moi depuis très longtemps, je ne sais plus dessiner autrement
!
Comment avez-vous travaillé l’apparence des protagonistes? Chacun a-t-il d’emblée trouvé son apparence ou certains sont-ils passés par différents stades avant de revêtir celle qu’on leur connaît?
Abby et Cherry sont les personnages qui ont le plus changé entre la version du dossier pour l’éditeur et le résultat final. A ce sujet, je te renvoie au cahier de fin qui figure dans l’album.
Principalement, le gros changement sur les apparences des personnages se porte sur leurs vêtements. Au départ, nous étions parties sur une communauté de femmes qui portaient des pantalons. Mais avec du recul, on s’est rendu compte que ces femmes ne se seraient jamais mises à porter des pantalons seulement parce qu’il n’y a plus d’hommes qui vivent avec elle.
A Hippolyte, on porte les vêtements dans lesquels on se sent bien. Donc certains personnages (Victoria, Jane) sont en pantalon, mais les autres portent des jupes dans leur quotidien. C’est leurs basics.
Quel personnage vous a donné le plus de fil à retordre? Lequel avez-vous au contraire pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
D’entre tous, Victoria est le personnage que je préfère et adore dessiner. Dès que je pose quelques coups de crayons et esquisse son visage, je vis et ressens chacune de ses émotions. Je me sens faire une avec elle. J’adore ce personnage et c’est même moi qui ai choisi son prénom !
Il n’y a pas vraiment un personnage qui m’a demandé du fil à retordre. Peut-être Brooke, qui a un visage plus marqué. Elle n’était pas évidente à dessiner dans tous les axes.
Quelles techniques utilisez-vous traditionnelles ou numériques ?
Je fais l’esquisse et l’encrage en traditionnel. Et ensuite je reprends tout en numérique et fait la couleur.
J’utilise de la 3D pour les décors, ce qui me fait gagner un temps très précieux. La ville d’Hippolyte est entièrement modélisée.
Comment s’est organisée votre collaboration ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de la réalisation?
Je fais d'abord une ébauche au crayon depuis le script de Clotilde. Nous faisons quelques allers-retours, et une fois satisfaites nous l'envoyons à nos éditeurs pour une première lecture.
Une fois l'album au brouillon validé, je commence l'encrage. J'utilise des encres de chine en stylos, feutres, plumes et pinceaux. Une fois ce travail fait, je le scan et le reprends à l'ordinateur.
Puis le mets en couleur de manière digitale. Les bulles et textes sont également faits à l'ordinateur.
Quelle étape vous procure le plus de plaisir ?
J’adore le moment du story-board et mettre les premières intentions de couleur. J’adore les étapes d’esquisse, c’est le moment le plus créatif et où le champ des possibles est illimité.
J’aime énormément aussi dessiner les visages de mes personnages, leur donner l’expression qui me satisfait. Ça me prend beaucoup de temps mais c’est la partie du dessin qui me plait le plus.
Work in Progress de la page 22
Combien de temps avez-vous consacré à cet album qui fait tout de même 116 pages sans le cahier graphique?
Il y a 112 planches en tout. J’ai mis 1 an et 8 mois en étant quasiment à temps plein dessus. La couverture m’a demandé beaucoup de temps aussi.
Votre album est sorti juste avant le confinement. Comment avez-vous vécu cette situation inédite ? Pensez-vous que votre album en a pâti ?
C’est une question très compliquée. Même encore aujourd’hui, je n’ai pas assez de recul sur la situation. Forcément, je pense que les ventes ont pâtiront.
C’était assez douloureux d’avoir travaillé 6 ans sur un projet, mon tout premier album publié et de se prendre un tel fléau. Toutes nos dédicaces annulées… j’ai eu un bon coup au moral. Mais maintenant ça va mieux !
Dans le cahier graphique final, des loisirs de la communauté sont détaillés : ce travail de recherches qui a certainement nourri l’élaboration des personnages est-il destiné à être exploité dans une suite à « Hippolyte » ?
Ces recherches datent de la période de l’élaboration du dossier pour les éditeurs. C’étaient nos envies pour enrichir la vie de la communauté d’Hippolyte.
Je ne pense pas que cela fera partie des suites d’Hippolyte. Si suite il y a, nous proposerons plutôt des spin-offs sur les personnages.
Comment sont-elles arrivées dans cette ville ? Quels sont leurs parcours ? Ce sont nos ambitions pour la suite.
Avez-vous d’autres projets?
Je souhaite écrire mes propres histoires dorénavant. C’est mon rêve d’enfance, d’adolescente et d’adulte aussi. Il est temps !
J’envisage de scénariser pour la bande dessinée ou pour des histoires interactives type Visual Novel. Dans ce registre, j’élabore actuellement une histoire d’amour dans un monde fantastique médiéval. Très éloigné d’Hippolyte !
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur?
J’ai adoré la série Parlement. Je l’ai trouvée tellement fraiche et surprenante. Les personnages m’ont coupé le souffle et je me suis tordue de rire devant !
Ça fait du bien en ce bas monde !
Merci encore une fois d’avoir pris le temps de nous répondre ! Et à nouveau félicitations pour ce très bel premier album !