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Entetien avec Jaouen Salaün
interview accordée aux SdI en mars 2021


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Non, je n’y accorde pas spécialement d’importance. Le petit monde de la bd et de la SF tutoie facilement.

Merci à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai 41 ans. J’ai un bac S et j’ai étudié à l’école Emile Cohl de 1999 à 2003. Depuis je navigue dans le monde du dessin entre l’illustration, la bande dessinée et la publicité.
Je suis assez sportif, je pratique le triathlon et le trail. Je suis obstiné et très travailleur, ce qui m’a permis de combler mes lacunes de toutes sortes. Pour l’instant, pas de compte bancaire dans un paradis fiscal. J’attends toujours le succès pour pouvoir tout claquer dans une grosse bague pour ma femme.

Elecboy, Janus © SalaünEnfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Je n’ai pas beaucoup lu dans ma prime jeunesse. J’étais plutôt, cabanes, bmx, et vadrouilles avec mes copains. Néanmoins j’ai des souvenirs assez vifs de lectures. En 6e au CDI du collège j’ai découvert “La foire aux immortels” de Bilal, ça a été un gros choc. Je lisais tous les Astérix et j’ai lu des Edgard Poe. C’était assez décousu. Comme beaucoup de gamins de ma génération j’ai consommé des dessins-animés japonais.

A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité ta vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
L’arrivée du dessin dans ma vie est un mystère. Je n’ai pas beaucoup dessiné jusqu’à mes 15/16 ans. Je me suis retrouvé au lycée en option Arts Plastique pour pouvoir atterrir dans un bon lycée (c’était une option qui m’assurait d’y être). J’avais deux camarades qui dessinaient assez bien. J’ai commencé à les imiter et assez vite j’ai pris du plaisir à me faire un “monde”. Le soir, je rentrais chez moi et au lieu de travailler mes cours de maths ou d’anglais, je dessinais. D’abord très mal, mais petit à petit c’est venu.

J’ai traversé le lycée avec le dessin, en terminale il était clair que c’était pour moi la seule porte de sortie. Je n’avais aucune autre envie. Parallèlement au dessin, je m’intéressais au cinéma. D’ailleurs mon premier souhait était de travailler en tant que directeur photo, travailler sur les ambiances et l’éclairage au cinéma m’aurait passionné.

Mon cursus à l’école Emile Cohl a fait naître en moi une passion pour la bd. J’ai en quelques années, dû tout apprendre. De la narration à l’encrage. Je partais de zéro.

Mais j’avais une foi énorme et une capacité à travailler plus que les autres. Le reste s’est déroulé sans accrocs, du moins si : il y a eu des doutes, des désillusions, des révélations… Mais c’est le seul chemin possible, rien ne se fait sans embûches, et au final c’est ce qui donne la saveur à l’aboutissement de ses rêves.

Moëbius a été et il est encore un modèle. Je l’écoute régulièrement en podcasts. C’est un guide pour moi.

Elecboy, croquis © Dargaud / Salaün Qu’est-ce qui te fascine chez cet auteur et artiste ?
Moëbius est à part dans le monde de la bande dessinée. Il transcende cet Art. Je n’ai pas la prétention d’en faire autant. Mais il m’a donné un cap, une direction à tenir, artistiquement. J’aime l’idée que l’on puisse exprimer toutes ses facettes avec le dessin. Il peut être poli, appliqué, virtuose, descriptif, abstrait, narratif, psychanalytique… Moëbius l’a très bien fait et je m’en inspire tous les jours. Ce n’est pas tant sa production qui me fascine (même si elle est démentielle), que son attitude. Il était multiple, et au fond nous le sommes tous. Il nous reste à trouver le moyen d’exprimer tous ces mondes intérieurs.

Si tu devais conseiller un album de Moëbius à nos lecteurs désireux de découvrir son œuvre, lequel serait-ce ?
Peut-être le harage hermétique pour sa folie douce et son jeu autour de la ligne, et son dernier Arzak L’arpenteur en couleur pour la synthèse de son œuvre.

Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Travailler pour soi est le plus grand luxe et sans doute la chose la plus difficile à appréhender. Aujourd’hui je le gère très bien mais il m’a fallu quelques années pour me connaître parfaitement. C’est un travail plein de liberté mais aussi d’abnégation. Mais je ne changerai pour rien au monde, je me connais un peu plus chaque jour et je voyage dans mon monde intérieur. Il est sans fin et c’est une jouissance de tous les jours. Cela me permet d’être relativement ascétique sur le reste même si en vieillissant je m’embourgeoise.

Elecboy, le clan © Dargaud / SalaünAprès avoir mis en image des scénario signés Julien Blondel et Christophe Bec, voilà que vous signez votre premier album en tant qu’auteur complet… Dans quel état d’esprit l’avez-vous abordé ? Est-il angoissant de se retrouver seul à la barre ?
Je pense que tout ce que j’ai fait avant mes 40 ans était un tremplin. En quelque sorte je travaillais mes gammes, c’était un entraînement pour passer à la compétition ensuite.

Chaque album a été l’occasion d’en apprendre un peu plus sur le métier pour pouvoir aborder Elecboy avec une bonne expérience et l’assurance de raconter les choses d’une manière claire et professionnelle.

Je n’ai jamais été angoissé à l’idée de me retrouver seul, car cela fait bien depuis 2003 que j’évolue seul dans mon quotidien artistique. En revanche le doute m’habite, mais c’est sain, cela me permet de remettre toujours en question mon travail et de le faire évoluer.
L’échange en tant qu’auteur complet se fait avec soi-même, il faut avoir la capacité à prendre du recul. Mon éditrice m’aide beaucoup pour cela.

Comment a germée l’idée d’Elecboy, une série post-apocalyptique teintée de mysticisme ? Quelles sont vos références en la matière ?
Elecboy est un projet au long cours qui est né en Décembre 2002. Depuis je l’alimente avec tout ce que j’apprends tous les jours. J’essaye de voir au-delà de l’horizon, au-delà d’une perception classique de ce qu’est la vie. La relation Père/Fils est le moteur principal de cette histoire. Je suis né dans une famille d’athées, depuis je cherche en moi une forme de révélation. J’essaye d’être le plus sincère possible. Je veux savoir qui je suis vraiment et donner au monde le meilleur de moi-même.

L’univers d’Elecboy me permet de transgresser toutes les règles de perception, de réalité, d’exactitude. Je suis passé de l’autre côté de la ligne d’horizon et je me balade dans ce monde en capturant des images pour les partager avec vous.

Akira, Mad Max , le Roi et l’oiseau, et Moëbius sont indéniablement des références pour moi.

Elecboy, storyboard de la page 36 © Dargaud / SalaünComment avez-vous créé l’apparence des personnages ? Joshua est-il passé par différentes apparences avant de revêtir celle que l’on connaît ?
Joshua a été plus âgé au début du projet, il a été blond, puis plus jeune… Il a été multiple, répondant successivement aux attentes du moment. Puis il a fallu le définir, le figer pour pouvoir raconter son histoire. Au final il est assez proche de ce que j’ai pu être dans ma vie. Les cheveux hirsutes, assez secret, plutôt introverti, mais c’est aussi un faux calme.

Quoi qu’il en soit il est assez protéiforme. Son visage évolue pas mal parce qu’il grandi plus vite que la normale. Ce qui est une forme de clin d’œil à ma propre enfance.

Comment as-tu travaillé sur cette nouvelle série ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de ton travail ? Quels outils et techniques utilises-tu ?
Je prends d’abord des notes dans des carnets, souvent au réveil, ou après m’être baladé. Je collecte toutes ces notes, et produis un déroulé scène par scène. Je découpe ensuite l’album suivant ces scènes avec un story board papier.

Ensuite je scanne ce board, je réalise un crayonné numérique pour agencer au mieux mes cases. J’imprime ce crayonné sur papier et réalise le trait encré à la table lumineuse. Je travaille ensuite la page en niveaux de gris toujours sur la même feuille, un canson 200 gr de base. J’utilise de multiples outils, pinceaux, brosses, plumes, aérographe, brosse à dent, feutres… Je scanne la page noir et blanc et mets en couleur sur Photoshop.

Elecboy, crayonné de la page 36 © Dargaud / SalaünQuelle étape te procures le plus de plaisir ?
Toutes, mon colonel. Disons, que chaque étape permet de vivre la page différemment.

Le storyboard est le moment crucial ou la création est la plus pure. On passe d’un concept, d’une mentalisation à une trace imagée. Le lien est direct, brut, viscéral. Souvent, il sort à ce moment-là, des dessins expressionnistes très intéressants.

Le crayonné demande un savoir-faire, c’est une étape de transformation. Il s’agit de conserver la plus pure narration. De garder la force, les grandes lignes, les diagonales de lecture du storyboard, mais en ajoutant tout l’univers, les décors, les personnages, la cohérence graphique, tout ça en ajoutant des impératifs de perspective, de connaissance anatomique. Oui ce n’est pas une mince affaire. Autant dire que c’est là que l’on peut se planter. D’ailleurs il est récent pour moi d’arriver à ajouter une force supplémentaire à cette étape. Pendant longtemps je courais après un storyboard toujours plus fort. Le flou artistique du storyboard, dû au fait que je le réalise sur petit format sans contraintes, permet d’avoir une énergie dingue. Le crayonné c’est une bataille. On tord le dessin, on veut le faire aller à un endroit, lui faire raconter quelque chose, et il se débat. La plupart du temps il veut faire autre chose. Alors on fait des petits compromis, tout ça sans perdre de vue la divine narration.

Elecboy, encrage de la page 36 © Dargaud / SalaünL’encrage c’est aussi une étape rasoir. Pour beaucoup d’auteurs elle est redoutée. Combien d’auteurs rêveraient de conserver la vie de leur crayonné ?... Et pourtant c’est aussi une étape clé. La bande dessinée par essence c’est du trait et des masses de noirs. L’évolution de cet Art, des outils informatiques, des moyens de reproduction, a permis de transgresser cette dite règle « du noir ou du blanc ». Cette loi presque binaire qui voit le monde en noir ou en blanc. Je pense que j’ai toujours vu les choses « en gris ». Disons que je suis fasciné par les contrastes, mais j’aime aussi beaucoup ce qu’il se passe dans l’entre deux. Toutes les subtilités que l’on n’a pas, ni avec le noir ni avec le blanc. Je dirai presque que pour moi le blanc et le noir ont un sens si le gris existe. Si bien que naturellement je vais toujours vers l’encrage en niveaux de gris. Même sur du pur noir et blanc, je triche toujours avec des noirs brossés, qui sont en fait des gris. Pour moi l’encrage c’est l’étape de l’artisan dans le processus, il faut appliquer sa cuisine, ses recettes et garder une touche personnelle.

La couleur c’est le dessert. On voyage dans son dessin, on y met son cœur et on remercie le ciel de faire ce métier. Des fois je bave (littéralement) tellement je suis bien « là-bas ». J’oublie mon corps.

Elecboy, colorisation de la page 36 © Dargaud / SalaünTa mise en couleur est particulièrement impressionnante… Comment as-tu abordé la colorisation de l’album et le traitement si particulier de la lumière ?
Ma mise en couleur est informatique, mais elle repose sur tout un travail préalable de texture et de lumière sur papier. Pour faire simple, je transforme la page en niveaux de gris, en couleur. C’est une technique souvent utilisée qui permet de séparer les problèmes et à la fois d’avoir des couleurs plus affirmées qu’à l’aquarelle. On a un rendu proche du papier mais une densité plus importante qu’une technique liquide traditionnelle. J’aime beaucoup les textures, la matière, j’ai toujours aimé donner de la vie aux éléments que je dessine. Les user leur donne une âme. Je regarde beaucoup comment la lumière révèle ce qui nous entoure. Je suis toujours curieux de comprendre ce qu’il se passe scientifiquement du coucher de soleil, à la réfraction de la lumière dans un verre plein d’eau, les lumières froides de la nuit ou encore une oreille à contre-jour qui s’allume en rouge…

La couverture de ce premier tome est de celle qui attire d’emblée le regard sur un étal de libraire… Peux-tu en quelques mots nous parler de sa genèse ? D’autres versions ont-elles existé ou s’est-elle d’emblée imposée ?
Cette étape s’est déroulée main dans la main avec Dargaud. J’avais mes idées sur cette couverture et ils avaient leur expérience. Il y a beaucoup de personnage dans ce récit et j’avais un peu de mal à déterminer qui serait en couverture de ce premier tome. Quel axe choisir ? Après pas mal d’essais, on tournait autour de l’idée de Joshua en couverture sans faire de consensus. Yves Schlirf a vu une image que j’avais réalisée en 2010 à la genèse du projet et a convaincu toute l’équipe et moi-même qu’elle était la bonne option. J’ai donc repris cette image et l’ai réactualisée. Et je dois dire que c’était une bonne idée.

Elecboy, recherche de couverture © Dargaud / SalaünEn combien d’album la série est-elle prévue ? Quand sortira le second tome ?
La série est prévue en quatre tomes de 62 pages. Le second tome sortira en Octobre 2021 puis les suivants régulièrement tous les huit/dix mois.

Peux-tu nous parler de tes projets présents et à venir ?
Je suis actuellement en train de réaliser un one shot "typé" roman graphique aux Humanoïdes Associés.
Le titre n'est pas encore fixé, mais à priori il sortira en Septembre 2021. Il s'agit d'une histoire de légère anticipation qui parle du couple et de la difficulté à s'aimer au même moment avec la même intensité.
Ce projet est très différent d'Elecboy tant sur le fond que la forme, mais ils sont quand même liés par un élément narratif commun.

Le tome 2 d'Elecboy est quasiment terminé il reste des ajustements et il sortira donc en Octobre 2021.
Pour la suite il me restera les tomes 3 et 4 d'Elecboy que je pense terminer fin 2022.


Parallèlement je discute d'autres projets, toujours dans le domaine de la SF. Sans doute un projet à deux dessinateurs, mais j'en parlerai si cela va au bout.
Enfin j'ai pas mal d'envies de développer d'autres univers personnels. Un projet autour des adolescents me tente vraiment, en explorant une veine fantastique.

Elecboy, rough de couverture © Dargaud / Salaün
Et puis également explorer mes mondes oniriques avec un travail autour de la ligne.

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Très honnêtement absolument rien. J’essaye pourtant de lire et regarder quelques films. Mais aujourd’hui rien ne m’apporte du plaisir. Je pense que mon temps libre est précieux (en dehors de ma passion/travail), et je préfère l’utiliser pour vivre et voir du monde ou la nature. J’ai essayé de lire dernièrement Carbone et Silicium et au bout de 15 pages j’ai arrêté. C’est sans doute un superbe album, mais je crois que je n’ai pas envie de voyager dans le monde d’autres artistes actuellement. J’essaye juste de d’explorer mes mondes, et d’aller au bout de ma démarche.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Feras-tu de la bande dessinée toute vie ?
Rien de moins sûr ! Et pourtant c’est une double vie que je m’offre qui dilate ma perception, mais c’est usant physiquement.

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Elecboy, l'atelier de l'artiste
un personnage de BD : Blueberry
un personnage mythologique : Achille
un personnage de roman : Paul Atréïdes
une chanson : The Cross de Prince
un instrument de musique : guitare fender
un jeu de société : Risk
une recette culinaire : un crumble de courgettes ou un bon gigot d’agneau
une pâtisserie : tartelette aux marrons ou succès
une ville : Montpellier
une qualité : l’obstination
un défaut : grincheux
un monument : Le peyrou à Montpellier
une boisson : l’eau ou un pic saint Loup
un proverbe : « la patience doit être mise en tête de tout projet » ( proverbe turc)

Un dernier mot pour la postérité ?
A quand la prochaine ? C’est une grande chance de pouvoir s’exprimer autour de son travail. Je te remercie, et je remercie les lecteurs qui y trouveront un intérêt.

Merci à toi surtout ! Tant pour le temps que tu nous as accordé que pour ce somptueux album !
Le Korrigan