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Entretien avec Sophie Flamand
interview accordée aux SdI en janvier 2022


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

J'avoue ne pas avoir le tutoiement facile mais ça n'a aucune importance. On se tutoie ou on se vouvoie comme tu le sentez !

Pas de soucis, je me fais violence smiley
smiley

Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
Les Mantes Religieuses, crayonné © Christian PatyJe suis diplômée de Philo et Lettres de l'ULB où j'étais assistante dans la recherche sur l'Histoire comparée des mythes et des religions. J'ai fait mon mémoire sur Voltaire et l'Affaire Calas. Ce sont là certaines de mes passions, mais pas les seules, je touche à tout depuis l'enfance. En même temps que l'Unif, je suivais les cours de BD à l'Académie des Beaux-Arts. Le prof, Guy Brasseur, avait un jeune assistant tout-à-fait affriolant. J'étais l'unique fille du cours, j'avais donc le choix. Mais c'est surtout l'affriolant en question qui a jeté son dévolu sur ma petite personne. Vous le connaissez, c'est Bernard Swysen.

Sinon, je suis également journaliste, romancière, chroniqueuse, mère de famille et je compose des bouquets de fleurs comme personne. Je réussis aussi très bien les ris-de-veau aux petits légumes et le dos de cabillaud aux citrons confits.

Enfant, quelle lectrice étiez-vous et quels étaient vos livres de chevet ? La BD occupait-elle déjà une place de choix ?
Depuis que je sais lire, et même avant, je lis tout, absolument tout ce qui me tombe sous la main. Romans, essais, poésie, BD, théâtre, tout. Je lis même les posologies des médocs, je dois être la seule. Quand j'étais plus jeune, je savais lire le latin dans le texte. Maintenant, je crois qu'il me faudrait une demi-journée pour déchiffrer deux pages de Saluste.

La BD fait donc partie de moi depuis toujours. A l'époque, on me recommandait de lire plutôt de 'vrais livres', alors que j'en dévorais du matin au soir. Je n'ai jamais compris cette hiérarchie. Il y a assez de place dans un cerveau pour Kierkegaard et Petzi.

Les Mantes Religieuses, crayonné © Christian PatyA quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité votre vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Oui, un auteur en particulier a suscité ma vocation, mon mari. Mais j'avais déjà scénarisé pour lui quelques gags d'Albert Lombaire. Ça n'a pas été du tout un parcours du combattant, sauf à imaginer que la vie conjugale soit une dure lutte ! L'idée nous est venue en prenant l'apéro avec les chats sur les genoux.

Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Les grandes joies, c'est d'imaginer les dialogues. La grande difficulté, c'est de visualiser graphiquement le bazar. Et surtout de tracer des cases pour y construire le scénario. Sans rire. Si il n'y a pas de cases, je n'y arrive pas, si je trace des cases elles sont de travers. J'ai investi dans du papier quadrillé.

Comment avez-vous travaillé les dialogues joyeusement décalés de l’album ?
J'ai toujours été plus dialoguiste que graphiste. Quand j'étais petite, je voulais être Barrilet et Grédy. Adolescente, je voulais être Audiard. Le dialogue, à mes yeux, en dit infiniment plus sur un personnage que toutes les descriptions balzaciennes. Le simple niveau de langage situe immédiatement un personnage. Et puis, les dialogues, c'est savoureux, c'est un reste de 'l'esprit' français. Bernard est particulièrement attiré par les jeux de mot. Il m'en fait 15 par jour, avant même que j'aie bu mon café du matin. Moi, je préfère, de loin, l'esprit de répartie. Dans ma famille, c'était un sport quotidien. Donc, je fais très attention aux dialogues. Ils doivent être justes, percutants, révélateurs et tenir le lecteur en haleine. Il faut être très attentif et ne pas craindre de remettre 100 fois son ouvrage sur le métier. Un dialogue peut facilement tomber à plat, égarer le lecteur ou abimer un personnage si l'auteur tient à tout prix à placer ses mots. Il faut toujours se mettre du côté du lecteur et tenter de le faire sourire tout en faisant progresser le récit. Si un dialogue est décalé tout en étant accessible au lecteur, c'est bingo. Sinon, on se remet devant sa page.

Souvent, Bernard et moi mimons nos personnages, jouons les dialogues, en faisons des petites saynètes pour les tester. On peut se permettre d'être virvoltant et décalé à condition que le sens ne se perde pas en chemin. Je me suis déjà dit que si quelqu'un avait l'idée saugrenue de placer des micros chez nous et nous écoutait, il nous prendrait pour des dingues.
Planche de l’album, Work in Progress
Les Mantes Religieuses, de l'idée à la planche, étape 1 : post-it © Soleil / Paty / Flamand / Swysen Les Mantes Religieuses, de l'idée à la planche, étape 2 : brouillon © Soleil / Paty / Flamand / Swysen Les Mantes Religieuses, de l'idée à la planche, étape 3 : scénario © Soleil / Paty / Flamand / Swysen

Comment est né cette série joyeusement déjantée qui nous entraîne dans les coulisses de l’histoire pour suivre la rocambolesque évasion de Louis XI des geôles de son cousin Charles le Téméraire ?
Elle est née du souhait, exprimé comme je vous l'ai dit à l'heure de l'apéro, de Bernard de se relancer dans des bio amusantes. Il avait un autre roi en tête, mais comme j'avais toujours été intriguée par Louis XI, je le lui ai suggéré. De conversations en fous-rires, on a imaginé un univers de plus en plus loufoque tout en gardant une trame historique réelle.

Paradoxalement, plus on est rigoureux comme auteur, plus on peut se permettre des personnages déjantés, des situations loufoques et des dialogues excentriques. Il faut que les personnages demeurent cohérents jusque dans leur aspect farfelu, que les situations restent crédibles même si elles sont hautement fantaisistes. Il faut être pointilleux pour que le récit puisse s'envoler dans l'imaginaire et que les personnages puissent être totalement débridés.
Les Mantes Religieuses, de l'idée à la planche, étape 4 : crayonné © Soleil / Paty / Flamand / Swysen
Comment vous est-venue l’idée de cette étrange relation entre le monarque et les animaux, hormis son fameux surnom d’«universelle aragne» ?
Christian Paty nous avait dit souhaiter dessiner des animaux, ce qu'il a fait avec brio dans 'Le pré derrière l'église'. Donc on a truffé le scénario de bestioles, l'araignée confidente de Louis XI, bien sûr, mais aussi la chouette, Vénus et Tourtelle (Les Belges comprendront). Et bien sûr, en pleine Renaissance, les loups, les chevaux, etc. Le tome deux lui permettra de s'en donner plus encore à coeur-joie !

Comment avez-vous rencontré Bernard Swysen qui coscénarise l’album et Christian Paty qui en signe les superbes dessins ?
J'ai rencontré Bernard à l'âge de neuf ans dans un atelier de poterie, le mercredi après-midi. Nous nous sommes revus à l'Aca où il est tombé fou amoureux de moi (enfin... C'est ce qu'il me dit). Mais il a fallu quelques années encore pour que nous concrétisions. Il y a maintenant 33 ans que nous sommes ensemble. L'âge du Christ, certes, mais notre parcours ne fut nullement un chemin de croix.

Quant à Christian Paty, je le connaissais bien sûr par son excellente réputation. C'est même moi qui avait suggéré à Bernard de le débaucher pour sa bio sur Marylin Monroe. Depuis ils ont fait 4 albums ensemble. Mais hélas, je ne l'ai jamais rencontré. C'aurait dû être le cas lors de l'un ou l'autre salon du livre mais les singeries sanitaires nous en ont empêchés. Vivement que ce mic-mac se termine, car nous échangeons beaucoup lui et moi et j'ai hâte de faire sa connaissance.

Les Mantes Religieuses, de l'idée à la planche, étape 5 : colorisation © Soleil / Paty / Flamand / SwysenAvez-vous rapidement trouvé les personnages de Blanche et Arnaud qui occupent les premiers rôles de l’histoire ?
Oui. C'est précisément pour ça qu'on a inventé l'apéro. Au départ, on avait imaginé un récit 'choral', où chaque religieuse, dotée de son petit talent, jouerait sa partition. Puis, de conversation en conversation, Arnaud et Blanche sont apparus et ont pris de plus en plus de place. Nous discutons beaucoup aussi en voiture ou en faisant des promenades. Et c'est en confrontant nos visions que Blanche et Arnaud se sont imposés. Le lecteur ne connait pas encore les origines de Blanche. Elles se dévoileront peu-à-peu dans les épisodes suivants.

A partir de quelle « matière » Christian Paty leur a-t-il donné leur apparence ? Sont-ils passés par différents stades avant de revêtir celle que l’on sait ?
Nous avons envoyé à Christian Paty des descriptions assez précises des personnages. Certains, tels Arnaud, étaient tout de suite parfaits. D'autres ont dû être retravaillés. C'est le cas, par exemple, de Pulchérie. Christian en avait fait une petite potelée. Mais nous ne la voyons pas du tout comme ça. Elle devait être plus grande, plus mince afin d'accentuer son côté assez impérieux. Souvent, nous lui proposons des comédiens dont s'inspirer, comme Jacques Villeret pour Galaval. Christian ne tombe jamais dans le piège de la caricature, il crée le personnage en ayant en tête le comédien mais sans le reproduire.


Quel personnage avez-vous pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Arnaud Archambelle, sans hésitation. C'est un vaurien, mais c'est aussi le seul homme libre dans cette histoire. Il n'appartient à aucun clan, il ne se bat pour aucune caste, il vit sa vie dans cette période troublée. Il se retrouve embrigadé dans une histoire qui n'est pas la sienne, se montre loyal et même courageux, mais conserve toujours un quant-à-soi. Ce mélange de liberté individuelle assez irréductible et de dévouement à une épopée à laquelle on l'a mêlé malgré lui est tout-à-fait séduisant.

Quelle séquence vous a valu le plus de crampes d’estomac à force de rire ?
Je crois que c'est Blanche dans la roue du moulin à eau. Même si elle est brève, cette séquence a fait l'objet de nombreuses discussions entre Bernard et moi. Je ne voulais pas d'une 'simple' évasion. Il fallait un plus. Bernard voulait que le récit se poursuive et craignait un ralentissement. Finalement, on s'est accordé sur ces multiples tours de manège après de nombreux fous-rires en imaginant la scène. Quand on a vu les crayonnés de Christian Paty, qui en a tiré un truc génial, le fou-rire nous a repris.

Le fait est que la scène fonctionne plutôt bien et produit son petit effet !

Serait-il possible de visualiser les différentes étapes de l’élaboration de l’album, du synopsis jusqu’à la planche finalisée afin de mieux comprendre la façon de fonctionner de votre trio…

En principe oui. Sauf que mes synopsis, ce sont des post-it répartis un peu partout sur mon burlingue, des verso de listes de courses quand ce n'est pas du papier cul. Mais je vais tenter de vous trouver ça.

Quelle étape vous a procuré le plus de plaisir ?
L'apéro. Sans rire, c'est à ce moment que les idées fusent, parfois encore confuses, mais justement, on peut tout se permettre, tout imaginer, investiguer toutes les possibilités, rire de nos propres gags, sachant que demain, on mettra tout ça, ou une partie de tout ça, ou rien de tout ça, dans des cases. C'est le moment de tous les possibles, c'est merveilleux, on peut se lâcher. Ce n'est qu'après, lors de l'écriture proprement dite, qu'il faut se canaliser, faire montre de précision et de rigueur, ne pas craindre d'élaguer, de recommencer. Souvent, nous rêvons aussi de la façon dont Christian Paty illustrera la chose et on n'est jamais déçu.
Les Mantes Religieuses, titre pour la couverture © Christian Paty
Comment avez-vous conçu la couverture de ce premier tome ? Serait-il possible d’en voir les différentes versions ?
Il fallait y voir les trois personnages, et les trois bestioles. C'est Christian Paty qui l'a concue. J'aime beaucoup cette couverture car elle crée une connivence immédiate avec le lecteur. On a essayé le texte au-dessus, en dessous, dans diverses couleurs, etc. Je n'ai aucune compétence comme maquettiste, ma seule demande était que l'on voie le bas du dessin, les poulaines de Louis XI et les gambettes poilues d'Arnaud Archambelle.
Couverture, Work in Progress
Les Mantes Religieuses, rough de la version 1 de la couverture © Christian Paty Les Mantes Religieuses, pré-crayonné de la version 1 de la couverture © Christian Paty Les Mantes Religieuses, crayonné de la version 1 de la couverture © Christian Paty
Les Mantes Religieuses, recherche de couverture © Christian Paty Les Mantes Religieuses, crayonné de couverture, seconde version © Christian Paty


En combien de tomes cette comédie historico-burlesque est-elle prévue ? L’idée de cette congrégation de religieuses-agentes-secrètes-royales ne pourrait-elle pas devenir un fil rouge pour des aventures déjantées à différentes époques ?

Pour le moment, nous travaillons au deuxième tome. J'ai déjà quelques idées - et quelques post-it - pour le troisième tome. Il y a encore bien des inconnues dans l'histoire de Blanche qui ne se résoudront que petit-à-petit. Mais c'est bien entendu l'éditeur qui en décidera. Comme beaucoup d'auteurs, je rêve d'une série, qui remettrait sans cesse en selle Blanche et Arnaud. Je pense que ça peut marcher du tonnerre mais c'est le public qui jugera. L'auteur propose, le lecteur dispose. Par contre, je n'ai guère envie de faire arpenter à nos héros tous les méandres de l'Histoire de France. La reconquête du royaume par Louis XI foisonne d'anecdotes qui peuvent être exploitées de manière cocasse, truculente.

Mais on peut créer d'autres séries, avec d'autres personnages, à la chute de l'Empire romain, sous le Roi-Soleil ou pendant la période napoléonienne. Je suis partante ! Touchez-en donc un mot à l'éditeur.


Les Mantes Religieuses, crayonné © Christian PatyPouvez-vous en quelques mots nous parler de vos projets présents et à venir ?
Je rêve d'adapter mon deuxième roman, 'Sophonisbe', en BD. J'ai aussi écrit un scénario de Western féminin, assez déjanté, mais il n'a pas trouvé preneur. J'ai un peu trop trainé à le proposer aux éditeurs et il m'a été répondu qu'actuellement, on croule sous les westerns. Dommage ! Ça m'apprendra à remettre à plus tard.


Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
J'ai beaucoup aimé la série 'Why Women Kill' de Marc Cherry. Mes plus énormes fous-rires viennent d'un auteur et comédien belge, Stefan Cuvelier, et de ses pièces de théâtre hilarantes ('Les dessous chics', etc).

Je n'ai pas encore lu le dernier Houellebecq, mais il est dans ma pile. J'aime beaucoup sa production, surtout sa poésie, moins connue mais vachement bien torchée.

Et j'ai été scotchée par 'L'homme surnuméraire' de Patrice Jean. Ce n'est pas son dernier roman, mais c'est un bouquin que tout le monde devrait lire. Il raconte notre époque avec une distance amusée, une précision d'entomologiste et un style que je lui envie. Je donnerai cher pour avoir son talent littéraire.


Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Non. Mais je voudrais profiter de l'occasion pour saluer le professionalisme impressionnant d'Adeline Fourquin, éditrice chez Soleil.

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Les Mantes Religieuses, crayonné © Christian PatySi vous étiez…

un personnage de BD : L'enfant improbable de Seccotine et du Capitaine Haddock
un personnage historique : Marguerite de Navarre
un personnage de roman : Miss Marple
une chanson : L'anamour de Gainsbourg
un instrument de musique : La harpe
un jeu de société : Carabistouilles
une découverte scientifique : La gravitation universelle (d'ailleurs controversée par la physique quantique)
une recette culinaire : Les soles à la normande
une pâtisserie : N'importe laquelle, bourrée de chocolat et de caramel au beurre salé.
une ville : Saint-Petersbourg
une qualité : La loyauté
un défaut : L'arrogance
un monument : Le monument aux vivants, à Bruxelles
une boisson : Un vin de la Loire, léger
un proverbe : 'L'esprit qu'on veut avoir gâche celui que l'on a.' La Rochefoucauld

Un dernier mot pour la postérité ?
Je pense que la postérité se passera très aisément de ma petite personne mais comme je viens d'être grand-mère du plus merveilleux bébé du monde, je dédie les Mantes Religieuses à mon petit-fils Michaël.

Félicitations à vous et je ne doute pas qu’il soit le plus beau bébé du monde smiley

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé !

Le Korrigan