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Entretien avec Aurore Rousseau
interview accordée aux SdI en février 2022


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposée au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Bonjour, non je n’ai rien contre le tutoiement. Plus jeune il me posait problème mais depuis on s’est réconciliés et on s’entend très bien.

Merci bien…

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai 41 ans, j’ai un DEA (équivalent du master) langue et communication dans le monde hispanique et un master pro métiers du livre. J’aime lire, oui, je sais c’est étonnant. Je suis une lectrice omnivore avec une prédilection pour le manga et les romans. J’aime aussi dessiner, aller au ciné et écrire. Je n’ai hélas pas de quoi alimenter un compte en Suisse ou aux $Iles Caïmans.

Enfant, quelle lectrice étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD occupait-elle déjà une place de choix ?
Mon premier livre a été Les cinq et le trésor de Roquépine que j’ai gardé en souvenir malgré son état lamentable (la couverture est en lambeaux et déchiré de partout). J’étais fan de la Comtesse de Ségur et je me souviens que ma prof de français au collège me reprochait mes lectures trop « frivoles », comme les jumelles de Sweet Valley et même si je l’aimais beaucoup, je pense qu’elle avait tort. On entre plus volontiers dans la lecture quand on lit des livres qui nous parlent.

Je viens d’une famille où la lecture n’a jamais été au centre des préoccupations, j’étais et je continue d’être le vilain petit canard de ce point de vue ; enfant, je n’avais donc pas une grande connaissance ni un grand accès à la bd et aux livres en général. Je n’aimais pas Tintin à cause de leurs textes trop longs (pour moi la bd était un support qui devait se lire vite et je ne supportais pas de mettre trop de temps à en lire) mais je me souviens que j’adorais Yoko Tsuno, Astérix, Cédric. Mais j’en fait vite le tour, j’avais besoin de plus et comme je n’y connaissais rien, je n’ai pas forcément trouvé le plus. Plus j’ai suivi, comme nombre d’enfants de mon âge le club Dorothée et quand j’ai appris que mes animés préférés étaient à la base des livres, je n’ai pas hésité à plonger dedans. Mes premiers achats : Sailor Moon et City Hunter, je suis une inconditionnelle de Tsukasa Hojo. J’ai trouvé alors un support qui me parlait et me convenait totalement.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / DamiánMon regain d’intérêt pour la bd est venu sur le tard et a été favorisée par une rencontre et une boutique : ma rencontre avec l’auteur/illustrateur de bds dijonnais, Jean-Louis Thouard et Momie Dijon qui en devenant Momie Librairie a développé, en plus des mangas dont j’étais déjà accro une ligne de bds et de comics. J’ai, au contact de Jean-Louis qui est devenu un ami depuis, renoué avec la bd, je m’y suis intéressée plus franchement. Quand j’étais prof, j’animais un club manga et j’ai fait venir une étudiante de lettres spécialisée en bd qui a contribué à ouvrir mes horizons. Les libraires de Momie Dijon chez qui j’ai travaillé quelques mois ont parachevé mon ouverture d’esprit. Depuis mon intérêt pour ce médium n’a pas faibli. L’étape actuelle c’est de creuser la piste Comics.

A quel moment as-tu décidé de travailler dans la bande-dessinée ?
Je suis entrée dans les métiers du livre suite à une reconversion professionnelle. J’aimais le manga et je voulais donner à ma passion une part plus importante. Quand il a fallu chercher un lieu de stage, on m’a conseillé de regarder ce que j’avais le plus dans ma bibliothèque et de postuler dans ces maisons d’éditions. J’ai posé les yeux sur Mutafukaz et mon choix a été fait : Ankama. Cette maison d’édition faisait partie de mon top 4. Charlotte Raimond a aimé mon cv, m’a rencontrée et donné ma chance.

Pour le moment je ne travaille pas à temps plein dans la bd. J’en fais la promotion dans mon job actuel, je réalise des traductions pour de jeunes auteurs et pour Damian quand il a un projet à présenter en ME et j’aide un jeune mangaka français à peaufiner son scénario mais ce n’est, hélas, pas encore le cœur de mon métier.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), encrage © Ankama / Javier / DamiánQuelles sont pour vous les grandes joies du métier ?
Ma plus grande joie est humaine, c’est ma rencontre avec Damian l’auteur de Marqués. Je l’ai rencontré lors du Festival d’Angoulême, on a gardé le contact après mon stage et c’est lui qui m’a donné du travail, hors maison d’édition, en transmettant mon nom à son cercle d’amis auteurs. C’est un mec génial et hyper gentil, je suis sa carrière de près, et j’essaye de promouvoir autant que faire se peut son travail.

Et quel fabuleux album que ce Marqués !

Et les grandes difficultés ?

Les plus grandes difficultés ? Je ne sais pas. Le doute. Je suis très sujette au doute et quand on traduit un texte, on doute toujours. On a peur de trahir l’auteur mais on doit en même temps adapter son texte au public français pour qu’il soit le plus accessible possible, pour qu’il puisse en goûter toutes les spécificités et que le texte ne déborde pas des bulles prévues initialement.

Quelles sont les spécificités de la traduction d’une BD ?
On a les images ou le storyboard pour nous aider dans notre traduction, ce que n’ont pas les traducteurs de romans mais sa principale spécificité reste la part souvent majoritaire des dialogues. Leur rendu doit être fluide, oral, dynamique et adapté au contenu. Donnez un style trop littéraire à une bd jeunesse par exemple et vous êtes sûrs d’aller dans le mur. Les dialogues doivent tout à la fois faire avancer l’action et appuyer, compléter ou expliquer les illustrations. Ils font littéralement corps avec les images, mais là je ne vous apprends rien. Il faut parfois faire tenir en quelques mots ce qui tiendrait en plusieurs lignes dans un roman. Ce qui m’amène à une autre spécificité de la traduction d’une bd et à une de ses difficultés : les bulles ne sont pas forcément extensibles donc si l’espagnol (ou toute autre langue) se montre plus concis que le français, le traducteur devra trouver une formulation aussi concise que possible. J’ai rencontré cette difficulté notamment en traduisant Patria. Toni Fejzula avait volontairement choisi un style très lapidaire. Rendre justice à son style n’a pas été une mince affaire. La traduction de ce titre posait un autre problème : il fallait qu’on rende l’histoire compréhensible pour un lecteur français lambda qui n’aurait pas lu le roman, pas vu la série et qui ne connaîtrait pas le Pays Basque et ses spécificités. Une gageure qui nous a parfois forcé à nous éloigner du texte de Toni et à expliciter certains points sous peine de perdre le lecteur français.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / DamiánQuel album as-tu pris le plus de plaisir à traduire ?
Sans hésitation Marqués, car il m’a pour le coup marquée ! La petite particularité c’est que cet album là je l’ai traduit pendant que javier l’illustrait, je n’ai donc vu le résultat fini que plus tard, alors que pour Patria et Hammerdam, j’avais la version espagnole sous la main. Car à la base, il ne s’agissait pas pour moi de proposer une traduction définitive mais de traduire le texte de Damián pour qu’Elise, l’éditrice, qui comprend un peu l’espagnol mais ne le parle pas couramment, puisse avoir une vision juste du contenu. Elise a tellement aimé ma traduction qu’elle l’a gardée. Je n’avais donc aucune pression pour traduire ce titre, je l’ai fait par pur plaisir et j’y ai pris vraiment beaucoup de plaisir. Damián est pour moi un scénariste génial et généreux, avec un vrai sens du dialogue et de la narration. Quand un texte résonne comme celui-là en vous, je crois qu’il est encore plus facile à traduire. Je me considère comme chanceuse d’avoir eu l’opportunité de traduire son texte et j’espère avoir l’occasion d’en traduire d’autres, mais Damián n’a hélas que rarement son mot à dire dans le choix de son traducteur et c’est dommage, on est souvent sur la même longueur d’ondes et j’adorerais être sa traductrice officielle !

Peux-tu nous parler de ton travail sur l’Hammerdam de Enrique Fernández ?
Mon travail sur Hammerdam a été radicalement différent. 1 parce que le titre s’adressait à un public plus large, 2 parce qu’il était très amusant à traduire. Hammerdam est un titre plein d’humour, il réunit une incroyable variété d’humours. Il a fallu jouer avec les mots, trouver le bon équivalent aux plaisanteries qui émaillaient le titre, rendre le mot juste, le ton juste tout en restant dans un langage oral très vivant et dynamique. Le diptyque est très amusant et je me suis régalée à le traduire. On croit à tort que la collection Etincelles s’adresse à un public plus jeune mais elle a vocation à offrir une réflexion sur le monde et plusieurs niveaux de lecture. Il fallait donc que ma traduction soit accessible à un public de 7 à 99 ans.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), encrage © Ankama / Javier / DamiánQuel personnage du diptyque as-tu pris le plus de plaisir à faire parler ?
Il y en a trois : le couple de fantômes et Yok, l’ermite pris en otage pour conter les aventures du chevalier en quête du grand amour. Le premier couple pour son humour noir décapant et l’ermite pour son cynisme. Mon passage préféré avec Yok, l’ermite, c’est notamment quand il se lance dans une longue tirade annonçant qu’il va écrire une diatribe cinglante contre le chevalier et que son message se résume un peu à un « vous êtes des idiots et je vous hais ». Je trouve le contraste entre l’intention et le texte final juste savoureux. L’humour noir et cynique sont deux formes d’humour auxquelles je suis particulièrement sensible et je me suis plongée dedans avec une certaine délectation. Leur présence est aussi la preuve que l’ADN de la collection Etincelles est de s’adresser à un très large public.

Combien de temps cela te prend-il pour traduire un album de ce format ?
Pas énormément, c’est l’avantage de la bd, ça se traduit relativement vite, plus vite qu’un roman ! Pour le 2, j’ai déjà commencé par me replonger dans le tome 1, pour m’imprégner du style et de ce qu’Elise attendait pour le titre. Car, on l’ignore peut-être mais les éditeurs exercent un œil acéré sur les traductions, ils ne se contentent pas (pas chez Ankama, en tout cas), de relire la trad et de l’envoyer en correction. Elise et Charlotte décortiquent chaque expression, reviennent encore et encore sur la traduction, jusqu’à l’envoi du BAT. Elles peuvent décider à la dernière minute de changer un mot car elles ne le trouvent pas assez percutant. On a passé des heures avec Charlotte à revoir la traduction de Patria. Charlotte qui, pour le coup ne parle pas espagnol, a servi de cobaye. Elle ne connaissait ni le roman, ni la série, donc si elle ne comprenait pas le propos de l’auteur, c’est qu’il fallait rectifier le tir. Mais pardon, on parlait d’Hammerdam.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / DamiánDonc pour Hammerdam, je me suis imprégnée du style du tome 1, avant de lire le tome 2 plusieurs fois. Une fois ces lectures préliminaires réalisées, j’ai rédigé un premier jet, au kilomètre, au feeling aussi, en notant les expressions que je trouvais moins heureuses mais sur lesquelles je ne voulais pas m’attarder tout de suite. Je tiens à cette traduction au kilomètre et au feeling car je trouve qu’elle permet un rendu plus fluide. Je traduis les dialogues comme on joue au ping-pong, une phrase répond à une autre et je garde les passages plus complexes pour un autre temps, plus réflexif. J’ai une certaine facilité dans l’écriture des dialogues, j’aide des auteurs débutants à retravailler les leurs depuis des années, ça aide, je pense. Quand j’ai fini mon premier jet, je relis le tout une première fois pour chasser quelques coquilles et, je laisse reposer, plusieurs heures, ou jours suivant les tâches que j’ai à réaliser à côté et puis je reprends ma traduction. Je fais plusieurs repasses, en restant focalisée sur le rendu français dans un premier temps et en comparant avec la version d’origine pour vérifier que j’ai respecté l’esprit du texte de l’auteur. Un texte comme Hammerdam se traduit plutôt rapidement, Patria m’a pris bien plus de temps. Je me souviens qu’Elise n’a pas eu le temps de relire ma version finale tout de suite et quand je lui ai demandé si ça lui convenait ou s’il y avait des points à revoir, elle m’a dit que non, j’avais compris exactement ce qu’elle voulait et qu’elle était très satisfaite du rendu !

Peux-tu nous parler de tes travaux de traduction présents et à venir ?
Je suis une touche à touche. Je ne fais pas que de la traduction et pour le moment je suis occupée à d’autres projets donc je n’ai pas redémarché des maisons d’éditions pour faire de la traduction. La sortie du tome 2 d’Hammerdam est peut-être l’occasion de le faire. Depuis quelques mois, j’ai endossé ma cape de coach littéraire : j’aide en ce moment des jeunes auteurs à retravailler leur scénario de bd ou leur manuscrit de roman, je travaille notamment avec un futur mangaka français, Louis Beuzelin, alias @neron-art à retravailler le scénario et le dialogue de son tome 1. Je suis son travail depuis un ou deux ans. Il écrit un seinen en plusieurs tomes, intitulé Raja qui a pour moi du potentiel. Louis a beaucoup progressé graphiquement depuis que j’ai vu ces premières planches, il est tenace et travailleur. Je crois beaucoup en lui et en son projet.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), encrage © Ankama / Javier / DamiánTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Attends, je regarde mes carnets où je note tout. Tu les veux par ordre alphabétique ou chronologique ? Non, car on peut y passer la journée, je lis énormément et de tout ! Mon dernier gros coup de cœur comics que j’offre à tout va tellement je l’ai aimé, c’est le splendie Harleen de Stjepan Sejic. Oui, il commence à dater mais rien ne l’a encore détrôné et franchement il est tellement sublime graphiquement ! Et puis il réussit l’exploit de rendre Joker presque attachant ! Joker, quoi ! Plus récemment j’ai beaucoup aimé Undiscovered Country mais je lis moins de comics, faute de moyens !

En manga, j’ai été très agréablement surprise par un shonen récent que j’ai ouvert sans conviction et qui m’a juste hapée : shangri-la-frontier ! Narration efficace, rythme prenant, scénario intéressant, le titre me donne une furieuse envie de rejouer aux jeux vidéo à chaque fois que je le lis ! Dans un tout autre genre, un des meilleurs mangas de 2021 reste pour moi Les carnets de l’apothicaire avec son intrigue atypique et complexe, son héroïne à la Sherlock Holmes et son dessin sublime.

Mon dernier coup de cœur ciné date un peu lui aussi car avec la covid il y a eu moins de sortie et j’ai eu moins de temps pour aller au cinéma mais le dernier film qui m’a émue aux larmes c’est Adieu les Cons avec Efira et Dupontel. Plus récemment, En attendant Bojangles, encore avec Virginie Efira, m’a aussi émue jusqu’aux larmes…

En bd, j’ai adoré le dernier tome de Dans la tête de Sherlock, le dernier Blacksad et j’ai bien aimé la version bd de Goldorak, bien plus que l’adaptation d’Albator. J’attendais beaucoup de 47 cordes et j’ai été passablement déçue, j’attends la sortie de tome 2 pour juger l’œuvre dans son ensemble mais moi qui avait adoré le Patient, je suis restée un peu sur ma faim.

Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / DamiánEt pour finir, un roman, le savoureux Mon mari de Maud Ventura qui réussit la gageure d’allier de l’humour noir parfois, décalé tout le temps et un personnage complètement frappé mais réellement attachant avec ses failles. Et je ne te parle pas de la fin, l’épilogue ajoute au sel d’un roman déjà bien épicé !

Je vous parlerais bien des romans d’Alex Saeba, mais je ne suis pas forcément objective car c’est une amie très proche et que je suis son travail de très près depuis des années.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Oui, la question universelle et sa réponse toute aussi universelle : 42.

Un dernier mot pour la postérité ?
Merci ! Merci pour le magnifique retour que tu as réalisé sur Marqués. Il a reçu de bonnes critiques mais j’aurais aimé qu’il ait plus de succès car je trouve qu’il le mérite amplement. Ce titre est touchant, percutant et poignant.

Merci de m’avoir proposé cette interview.

Et merci pour tes chroniques que j’ai toujours plaisir à regarder quand je trouve le temps de le faire !

Tu vas me faire rougir smiley
Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / Damián Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), encrage © Ankama / Javier / Damián
Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), rough © Ankama / Javier / Damián Marqués (traduit de l'espagol par Aurora Devoralibros), encrage © Ankama / Javier / Damián

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