Haut de page.

Entretien avec Cyrielle Blaire
interview accordée aux SdI en mars 2022


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

J’ai tendance moi-même à tutoyer spontanément les gens, donc aucun problème !

Merci à toi…

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

Alors, je suis née en 1980 et j’ai fait des études d’histoire puis de journalisme, métier que j’exerce dans la presse écrite depuis une quinzaine d’années. En parallèle, j’ai co-réalisé deux documentaires avant de consacrer l’essentiel de mon temps libre à la bd. Me décrire n’est pas trop mon point fort, mais si je dois mentionner une qualité, je dirai sans doute la persévérance et l’optimisme (bon, du coup ça en fait deux). Je pense que ce sont des atouts pour mener au bout des projets en bande-dessinée.

Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage © Maïlis ColombiéSans indiscrétion, dans quel journaux et magazines écris-tu et quels étaient les sujets de tes documentaires ?
Je travaille dans la presse sociale, pour le journal des syndiqués de la CGT, qui est une rédaction que j’adore. Mon premier documentaire dressait le portrait de Michaël Jérémiasz, le champion de tennis handisport, l’année de sa participation aux jeux Paralympiques de Pékin. Le second racontait la grande grève menée en 2009-2010 par des travailleurs sans-papiers pour obtenir leur régularisation. Cette grève était une vraie leçon de dignité et de courage.

Livre dont vous êtes le Héros © GallimardEnfant, quelle lectrice étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Dès que j’ai su lire, j’ai plongé dans les livres. J’étais fascinée depuis toute petite par le Moyen-âge. Je me souviens très nettement avoir demandé à ma mère de me trouver des livres qui parlaient d’histoires de « chevaliers » et l’un de mes premiers bouquins a été Gauvain le chevalier aux lions. Puis il y a eu la découverte à 7-8 ans des livres dont vous êtes le héros, que je me suis mise à dévorer : la série Sorcellery notamment, mais aussi tous les Défis fantastiques, avec la Cité des voleurs et le Sorcier de la montagne de feu (ndlr : que de souvenirs !), de Ian Livingstone et Peter Jackson... Ces livres ont bouleversé mon imaginaire. Je pense qu’à partir de là, je me suis mise à vivre dans deux mondes parallèles : la vie réelle et les mondes fantastiques que je m’inventais.

Livre dont vous êtes le Héros © Glénat / Juillard / CothiasPour ce qui est des bande-dessinées, c’est venu aussi très tôt car mes parents en lisaient énormément. Parmi mes lectures marquantes, je citerai sans hésiter Johan et Pirlouit, mais aussi à l’adolescence toutes les grandes séries médiévales des années 90 : les Aigles décapités, les Tours de bois Maury, les Chemins de Malfosse et bien sûr les Sept vies de l’Epervier, que j’ai lues et relues toute mon adolescence tant la tragédie de la fin m’avait marquée… Je pense que dans tout grand récit, la fin, ce vers quoi on doit tendre, est essentielle.

A quel moment l’idée de devenir autrice de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité ta vocation ?
J’ai partagé ma vie pendant des années avec quelqu’un qui écrivait de la fiction pour le cinéma. Je pense qu’à force de relire des scénarios en fabrication, j’ai commencé à apprivoiser la mécanique de l’écriture fictionnelle. Une fenêtre s’est ouverte. Je me suis levée un matin et j’ai commencé à écrire l’histoire d’une femme qui avait grandi dans une ferme aux côtés de jeunes loups au début du siècle. Ce récit a alors commencé à se déployer, et je ne l’ai jamais quitté. J’espère qu’on en reparlera d’ailleurs car je continue d’y travailler. Je citais des références tout à l’heure, mais la plus grande pour moi en bande-dessinée, ce sont les Compagnons du crépuscule de François Bourgeon. C’est un cycle que je relis encore et encore. Pour moi qui suis fascinée par le Moyen-Age, l’imaginaire puissant et onirique de Bourgeon, le travail sur la langue, la force du récit, tout ça constitue une référence absolue.
Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Pellah © Maïlis Colombié
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de scénariste ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Alors oui, clairement ça a été de longue haleine... C’est pour cela que je parlais de persévérance, et j’ajouterais qu’il faut aussi beaucoup de patience pour faire ce métier. Le plus difficile je trouve pour un scénariste qui débute et n’a pas encore fait ses preuves, c’est de rencontrer les bons dessinateurs pour nouer des collaborations et réussir à les convaincre de nous suivre sur des projets. Quand un dessinateur te lâche, c’est un véritable crève-cœur.

Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : la femme à la capuche © Maïlis ColombiéLe Fils de l’Hiver, premier tome des Songes du Roi Griffu vient de paraître sur les étals. Comment est né ce récit medieval-fantastique envoûtant. Quelles étaient tes références en la matière ?
Pour le coup, l’écriture du Fils de l’hiver été une fulgurance. Cette histoire m’est venue en novembre 2016 en voyant une exposition sur l’Ours au Musée d’histoire naturelle, où le travail de l’historien médiéviste Michel Pastoureau était mis en avant. En rentrant à vélo chez moi j’ai commencé à voir défiler tout le début de l’histoire d’Owein et de sa sœur Pellah assistant à la métamorphose d’un homme ours dans la montagne… Arrivée chez moi j’ai écrit le démarrage. Puis le soir dans mon lit, toute la fin de l’histoire, avec la scène du banquet au château, m’est venue. Je pense que le récit est arrivé très vite car il puise aux sources de tout ce qui a bâti mon imaginaire d’enfant : tous ces récits fantastiques, mais aussi mes séances de jeu de rôle à l’adolescence. Pendant que j’écrivais le tome 1 des Songes du roi griffu, j’ai relu le Seigneur des anneaux dans sa nouvelle traduction, qui est absolument magnifique. Mais aussi l’Edda poétique, dont Tolkien s’est beaucoup inspiré, et des poèmes celtes du 5e-6e siècle. Cela m’a permis de nourrir la langue, le phrasé des personnages…
Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : l'esprit de la source © Maïlis Colombié
Ainsi tu as pratiqué le Jeu de Rôle ?
Oh oui ! J’ai même énormément joué quand j’étais adolescente, le jeu de rôle a été ma grande passion. L’album est d’ailleurs dédié à mes copains de Figeac avec qui on se retrouvait le weekend pour des campagnes de Rôle Master pendant tout le Lycée. C’est mon père qui m’a fait découvrir pour la première fois les jeux de rôle : il m’avait emmené petite assister un soir à une séance de Donjon & Dragons. Il m’a ramené à la maison alors qu’on se trouvait devant une porte que les joueurs s’apprêtaient à ouvrir. Du coup, je ne saurai jamais ce qu’il y avait derrière... Je me pose d’ailleurs toujours la question ! Être restée sur ce mystère, ne pas savoir quelle était la suite de l’aventure, ça a fouetté mon imagination.

Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Thaedric © Maïlis Colombié Quels étaient tes jeux favoris ?
J’ai débuté à 12-13 ans en tant que maître du jeu à Warhammer, puis au lycée j’ai surtout joué à Rôle Master. Mais j’ai aussi de très bons souvenirs de séances de jeu dans l’univers owerlien de Paranoïa. Et à cette période, bien sûr, je jouais énormément aux Magic avec les copains…

As-tu notamment joué à Hurlements dont on retrouve certaines des ambiances dans les Songes du Roi Griffu ?
Alors c’est drôle que tu me poses la question, je n’y ai pas vraiment joué, mais j’avais acheté la boîte de Hurlements et j’ai longtemps fantasmé des scénarios autour de cet univers mystique et onirique dont je trouvais l’ambiance fascinante. Cette faculté qu’a Owein de revivre des choses dans les rêves doit beaucoup, justement, à l’univers d’Hurlements…

Etais-tu alors plus meneuse de jeux ou joueuse ?
Les deux mon capitaine. Et en tant que joueuse, j’incarnais assez systématiquement des personnages de mage ou de druide. La pratique de la magie m’a toujours fascinée.

Quels sont tes meilleurs et tes pires souvenirs de jeux de rôles ?
Les pires, ce sont les engueulades avec les copains. Les meilleurs souvenirs, essayer d’aller au bout de quêtes dont on n’a jamais vraiment réussi à percer les mystères, malgré des heures et des heures de jeux… Au fait Lionel, « trois toujours trois », il y avait vraiment une réponse à cette énigme ou c’était juste pour le plaisir de voir regarder mariner dans notre jus ?

Lionel, si tu nous entends (avec la voix de Michel Drucker, version marionnette des Guignols)…

Si tu devais en quelques mots expliquer à ma grand-mère ce qu’est le JdR, que lui dirais-tu ?

Ahah… Et bien, je lui dirai que ce sont des ami(e)s autour d’une table qui rentrent dans la peau d’un personnage, un peu comme des comédiens, et qu’ils se laissent guider par un narrateur dans une histoire où ils vont pouvoir inventer leur propre aventure.

Les Songes du Roi Griffu, Pellah et l'Ours © Maïlis ColombiéComment as-tu rencontré Maïlis Colombié qui signe les somptueux dessins de la série ?
Je cherchais quelqu’un qui, comme moi, débuterait en bande-dessinée. Et je voulais de préférence travailler avec une fille, car je trouvais que ça claquerait d’être un duo d’autrices dans un univers assez genré, même si ces dernières années les femmes ont commencé à imprimer leur marque dans la bd d’heroic-fantasy. Je précise qu’évidemment je n’ai rien contre l’idée de travailler avec des garçons smiley, bien au contraire. Je regardais ce que faisaient les étudiants des Gobelins, que je trouve particulièrement talentueux, et je suis tombée sur son Tumblr. A partir de là, ça a été une évidence. Je lui ai écrit pour lui parler du scénario et on s’est rencontrées.

Serait-il possible de voir quels dessins en particulier avaient attiré ton attention sur le travail de Maïlis Colombié ?
Bien sûr ! Je vous invite d’ailleurs à aller visiter son Tumblr qui est absolument somptueux (www.tumblr.com/blog/view/mai-col). Maïlis a posté tout un tas de recherches et d’extraits de planches, y compris des pages de storyboards et des extraits des Songes du roi griffu. Dans ce que j’ai découvert à l’époque où je l’ai contactée, je percevais déjà une ambiance d’univers médiéval fantastique en résonnance avec ce que j’imaginais pour les Songes du roi griffu, ainsi qu’une grande maturité graphique.

Que contenait le dossier proposé à Delcourt ? L’avez-vous présenté à plusieurs éditeur ou Delcourt vous semblait-il être le plus à même d’être intéressé par votre projet ?
Le dossier ressemblait à un grand cahier graphique, avec un résumé et une présentation du scénario, les pages de démarrage, deux planches encrées et colorisées, des pages de storyboards et des recherches autour des personnages. Le projet a été envoyé à cinq ou six grosses maisons d’édition en début d’année 2019 et on a rencontré assez vite des éditeurs chez Dargaud, Glénat et Delcourt. La rencontre avec Thierry Joor, l’éditeur avec qui on a finalement signé l’album, a été décisive. On a été très convaincues par la façon dont Thierry avait compris et ressenti l’album, par son envie…

A partir de quelle « matière » a-t-elle composé l’apparence des personnages ? Owein est-il passé par différente étape avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
Pour les recherches de personnages, je lui ai envoyé des recherches réalisées sur Pinterest et j’ai fait pour Owein quelques petits croquis avec mes faibles moyens en dessin. Il y a eu quelques d’étapes avant qu’Owein ne devienne Owein, dont on peut retrouver certains éléments dans les cahiers de recherches à la fin de l’album Le Fils de l’hiver.
Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Owein © Maïlis Colombié

Penses-tu que le fait que ta pratique du JdR puisse influencer ta façon de raconter des histoires ?
Hum, je ne suis pas sûre. Par contre, le fait d’avoir durant l’adolescence beaucoup inventé d’histoires à travers les campagnes des Jeux de rôle a fait énormément grandir mon imaginaire.
Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Owein, 180 ° © Maïlis Colombié
Concrètement, comment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album ? Du synopsis à l’album finalisé, quelles furent les grandes étapes de sa réalisation ?
Sur cet album et le suivant, puisqu’on applique à peu près la même méthode sur le tome 2, j’ai proposé à Maïlis un synopsis détaillé avec des propositions de découpage case par case. Avec la possibilité pour elle, bien sûr, de me proposer d’autres choses au storyboard. L’étape du storyboard est super importante parce que c’est là qu’on valide l’essentiel avec elle et l’éditeur – rythme, valeurs des plans, compositions de la mise en scène, dialogues… - avant qu’elle n’attaque le crayonné. Thierry nous a proposé en cours de route que Drac nous rejoigne à la couleur, afin de décharger Maïlis qui commençait à tirer la langue face à l’ampleur de la tâche. Ça a été une super collaboration.
Word in Progress
Les Songes du Roi Griffu, encrage de la planche 16 © Maïlis Colombié / Cyrielle Blaire Les Songes du Roi Griffu, rough de la planche 17 © Maïlis Colombié / Cyrielle Blaire Les Songes du Roi Griffu, encrage de la planche 17 © Delcourt / Maïlis Colombié / Cyrielle Blaire
Les Songes du Roi Griffu, rough de la planche 19 © Maïlis Colombié / Cyrielle Blaire Les Songes du Roi Griffu, rough de la planche 43 © Maïlis Colombié / Cyrielle Blaire

Comment avez-vous pensé la somptueuse couverture de l’album ?
Contente qu’elle te plaise !! J’espère ne pas me tromper, mais il me semble que c’est moi qui ai fait cette proposition à Maïlis et Thierry. J’avais cette image en tête de la tour en ruine, avec ce dragon perché en train de guetter le héros. Je trouvais qu’il s’en dégageait un puissant imaginaire.

En combien de tome les Songes du Roi Griffu sont-ils prévus ?
Si tout va bien, mais je suis une grande optimiste, le cycle devrait compter quatre albums. Dont les trois premiers sont déjà écrits. Chaque album est pensé en correspondance avec le précédent. De nouveaux éléments de compréhension du monde, des personnages et de leurs secrets, du passé et de ses mystères sont révélés au lecteur à chaque nouveau tome. Je l’ai conçu comme un récit à clefs.

Dans quel état d’esprit étais-tu lorsque l’album est paru sur les étals ?
Vraiment très, très contente à l’idée d’enfin pouvoir le partager... J’ai relu l’album dans mon lit, en essayant d’imaginer comment les lecteurs qui découvriraient cette histoire allaient la recevoir. Et en le refermant, je n’avais déjà qu’une envie, c’était de leur proposer la suite. Mais bon, pour ça, il va falloir être un tout petit peu patients. Partager un premier album, une histoire qu’on a porté en soi si longtemps, c’est forcément très fort.
Les Songes du Roi Griffu, Work in Progress, du rough à l'encrage © Cyrielle Blaire
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
J’ai beaucoup de scénarios en stock dans des époques et des univers très différents. Magnus Quest est le plus abouti, il s’agit d’une dystopie située dans un univers de techno-surveillance. Je ne peux pas en dire beaucoup plus, car c’est sur le feu. A côté, sinon, je développe un autre projet d’heroic fantasy appelé les Maîtres des éléments, qui s’adressera plus à un public jeunesse. Cela se situera dans un monde au bord de la destruction, où apparaissent des enfants nés avec des dons qui les relient aux quatre éléments.

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Sans hésitation, La Déferlante, cette revue féministe qui s’est lancée l’an dernier pour prolonger le mouvement #metoo. La revue est magnifique, c’est brillant, inclusif. A chaque nouveau numéro je plonge dedans. Et le nouveau Métal Hurlant dont c’est la renaissance m’a aussi complètement bluffée. J’ai lu le premier numéro et les réflexions sur la fonction sociale et politique de la Science-Fiction m’ont passionnée.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Je crois que c’était assez complet smiley. Merci à toi pour toutes ces super questions.

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Owein, essais d'expressions © Maïlis Colombiéun personnage de BD : Isa, dans les Passagers du Vent.
un personnage mythologique : Obi-wan Kenobi.
un personnage historique : Angela Davis.
un personnage de JdR : Un ranger elfe des terres du milieu.
un personnage de roman : Ouch, je ne lis que des romans tragiques…
un jeu de société : Le Royaume des Cinq Couronnes.
une découverte scientifique : L’électricité, qui a sauvé les dernières populations de baleines.
une boisson : Un café, sans sucre.


Un dernier mot pour la postérité ?
Merci pour cet entretien, ça a fait remonter de très bons souvenirs !

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé et pour cet album somptueux !
Avec plaisir.
Les Songes du Roi Griffu, recherche de personnage : Owein, 15 ans, en soldat © Maïlis Colombié
Le Korrigan