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Entretien avec Anne-Perrine Couët
Interview accordé aux SdI en novembre 2022


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposée au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Aucun problème pour le tutoiement smiley

Merci à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai fait mes études à l’université Bordeaux Montaigne, en Arts plastiques, jusqu’au diplôme de Master. En parallèle, cela faisait plusieurs années que je pratiquais le fanzinat avec des amis, que j’organisais des petits événements en collectif, des expositions. Je tenais un blog BD aussi dans les années 2010 et c’est grâce à lui que j’ai eu la chance de rencontrer d’autres auteur-ices de bande dessinée qui vivent ou travaillent à Bordeaux. Sinon… pas de compte en Suisse ou aux Îles Caïmans à signaler parce que jusqu’à preuve du contraire, je tiens au fonctionnement de nos institutions publiques… !

Enfant, quelle lectrice étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Je lisais énormément quand j’étais enfant, des choses très différentes, mais notamment des récits d’aventure, des histoires où le surnaturel avait une grande place, et aussi beaucoup d’histoires d’horreur. En grandissant, j’ai déplacé mes lectures vers des essais, des ouvrages plus théoriques, historiques… et en fait, ça me peine un peu de l’avouer mais cela fait des années que je n’ai pas réussi à terminer un seul roman !

La bande dessinée a toujours été là, dans les étagères de mes parents tout d’abord, puis au travers des séries qu’ils m’ont fait découvrir, de celles qu’on empruntait en bibliothèque municipale…

Bathory - La comtesse maudite, serigraphie © CouëtDevenir autrice de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur ou une autrice en particulier a-t-il contribué à faire naître ta vocation ?
J’inventais énormément d’histoires pour jouer avec mon petit frère tous les jours et cela a nettement contribué à façonner et muscler mon imaginaire. À la suite de quoi, toujours enfant, j’ai commencé à dessiner ces histoires qui nous occupaient, pour pouvoir les relire, m’en rappeler… Sans que cela soit en mon esprit de la bande dessinée, il y avait une forme de narration dans ces petits livres que je façonnais alors : une suite de vignettes dessinées accompagnées de textes, de dialogues.

Ce n’est que plus tard, au lycée, que j’ai vraiment commencé à vouloir exercer ce métier, sans pour autant avoir aucune idée de ce que cela impliquait réellement. J’étais dans la même classe que Cécile Brun (de l’Atelier Sentô – avec Olivier Pichard) et on se stimulait l’une-l’autre en se faisant découvrir des mangas, des auteur-ices et en se montrant nos dessins. J’aimais particulièrement le travail d’Alessandro Barbucci & Barbara Canepa, Jean-Baptiste Andreae, Claire Wendling…

Quelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
La joie la plus vive que j’ai pu ressentir en faisant de la bande dessinée est aussi liée à une grande difficulté : c’est d’arriver à trouver la forme adéquate, le bon rythme, sentir que ce que l’on dessine et met en page est au plus proche de ce que l’on avait envie de raconter. Ça semble évident, mais c’est toujours difficile de savoir quand aller plus loin, refaire mieux, se dire qu’il faut s’arrêter ; d’être juste, en somme.

Bon, on aurait aussi pu évoquer les conditions financières d’exercice du métier, qui sont loin d’être idylliques pour une très grande partie des auteur-ices…

Comment as-tu croisé la route de la Comtesse Élisabeth Báthory, personnage central de ton dernier album ?
Comme j’aimais me faire peur avec des histoires d’horreur, j’aimais les histoires de monstres, de fantômes et de vampires. Quand on regarde un peu du côté du personnage du vampire justement, l’une des figures féminines qu’il est fréquent de croiser sur sa route, c’est Élisabeth Báthory. Je ne connaissais pas grand-chose d’elle : je la savais vaguement apparentée à la Transylvanie ; je savais aussi qu’elle avait la réputation d’être l’une des plus grandes tueuses en série de l’histoire, et qu’elle était surnommée la comtesse sanglante (ou la comtesse vampire).

En cherchant quelques informations sur elle, je suis tombée sur le nom de plusieurs historiens hongrois, qui avaient tenté de démêler l’histoire de la légende, et expliquaient dans leurs articles que les crimes attribués à Élisabeth Báthory étaient une invention – le résultat d’un complot et d’un procès monté contre elle par plusieurs personnes, pour des questions de jalousie, de pouvoir, de politique… J’ai trouvé ça tout aussi passionnant que la légende qui entourait ce personnage ! et c’est ce qui m’a donné envie de m’y pencher plus en avant.

Quelles furent tes principales sources historiques et iconographiques pour réaliser cet album ? Si tu devais conseiller un ouvrage à nos lecteurs désireux d’en apprendre davantage sur ce personnage, que lui conseillerais-tu ?
J’ai lu plusieurs ouvrages pour y trouver des sources historiques, en apprendre un peu plus sur le contexte géopolitique de l’époque. Je me suis autorisée quelques sorties de route pour étendre mes recherches sur la thématique de la rumeur, sur les savoir-faire des guérisseur-ses, les sorcières et sur les contes transylvains. Gábor Orbán, le bibliothécaire de l’Institut culturel hongrois (à Paris) m’a aidé à trouver quelques ouvrages pour du contenu iconographique. Gábor Várkonyi, le chercheur et historien hongrois avec lequel j’ai échangé tout au long de la réalisation de la bande dessinée, m’a également fait parvenir quelques belles planches, photographies, gravures… « pour vous inspirer », me disait-il smiley

Le livre qui m’a été le plus utile pour travailler est Countess Dracula: Life and Times of Elisabeth Bathory, the Blood Countess, de Tony Thorne. C’est un gros volume, tout en anglais (c’était loin d’être évident pour moi !) mais il pose énormément de questions et ouvre des pistes de réflexion très intéressantes.

As-tu rapidement trouvé l’apparence de votre Élisabeth Báthory ou est-elle passée par différente étapes avant de revêtir celle que l’on sait ? Serait-il possible de voir quelques-unes des recherches ayant abouti au personnage tel qu’on le connaît ?
À vrai dire, j’ai trouvé assez rapidement la façon dont j’allais dessiner la Élisabeth de mon histoire. Je me suis basée sur quelques descriptions que l’on pouvait trouver ça et là, dans certains des ouvrages consultés (un « front haut » et des « oreilles assez décollées », les « cheveux sombres », ce qui semblait être un trait commun à plusieurs membres de la famille Báthory…) ainsi que sur l’un des seuls portraits qui existe d’elle.

La couverture de l’album s’avère particulièrement élégante et donne d’emblée envie de s’y plonger… Comment l’as-tu conçue et en existe-t-il d’autres versions ?
Merci ! Il y avait plusieurs pistes de couverture proposées à Steinkis. L’une d’elles, qui me plaisait d’ailleurs beaucoup, inspirée des portraits composites du peintre Arcimboldo, a été utilisée en tant qu’ex-libris offert dans certaines librairies pour l’achat de l’album. C’est finalement une suggestion des éditrices et graphistes de la maison d’édition qui a fait compromis et nous a tous convaincu !
Bathory - La comtesse maudite, recherche de couverture © Couët
Concrètement, du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de la réalisation de l’album ? Quels outils utilises-tu pour concevoir et dessiner vos planches ?
J’ai travaillé sur l’écriture du scénario durant quelques semaines ; puis réalisé un pré-découpage et un découpage plus propre entre octobre et décembre. Les planches définitives ont été débutées fin janvier 2022, entièrement au crayon à papier. Nous avions convenu avec mes éditrices que nous utiliserions un seul Pantone pour la couleur – j’ai donc travaillé à partir d’une teinte entre l’ocre et le doré, qui évoque à la fois quelque chose de passé, d’ancien, et pourquoi pas aussi la richesse des ornements, des bijoux, des objets qui pouvaient entourer la comtesse.

Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Sur cet album, cela aura été le dessin des pages définitives : je passais de longues heures à gratter, frotter, écraser mes mines de crayons contre le papier et cela avait un côté très relaxant, assez propice à la méditation… smiley
Bathory - La comtesse maudite, rough © Couët
Ton album a une importante composante féministe, que l’on retrouve par ailleurs dans tes précédents albums. Te considères-tu comme une artiste engagée ?
Je ne sais pas si on peut décemment se penser décorrélé des problématiques sociétales, politiques ; si on peut vraiment ne pas se sentir concerné par le racisme, le sexisme… Je ne suis pas militante, mais je suis féministe, et il me semble normal que tout ce que je lis, vois, entends depuis plusieurs années, ressurgisse à un endroit dans ma production. Ceci étant, je tiens à cette distinction : ce n’est pas parce que je suis une femme et que je fais un livre sur une femme que cela en fait un livre féministe. Ce qui m’a questionnée, au sujet d’Élisabeth Báthory, c’est aussi ce qu’on a fait a posteriori de l’histoire et de la vie de cette femme – et c’est à ce moment qu’entre en jeu la question de la récupération sexiste qu’il me semble important de distinguer.
Bathory - La comtesse maudite, crayonné © Couët
D’après toi, le fait qu’elle soit une femme a-t-il été déterminant dans son funeste destin et la légende noire qu’elle a fait naître ?
Élisabeth Báthory était issue d’une famille extrêmement puissante : le nom des Báthory était craint et respecté dans toute la Hongrie et la Transylvanie. Les faux procès, élaborés de toutes pièces pour discréditer quelqu’un, saisir ses propriétés, mettre fin à des accointances politiques non-désirées, étaient légion. Je pense pour ma part qu’Élisabeth Báthory a représenté une cible idéale à un moment où il y avait des tensions fortes entre l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman et la Transylvanie : comme elle était veuve, elle bénéficiait de moins de soutiens et de protection ; comme elle avait du caractère, elle a pu apparaître comme quelqu’un qu’on avait promptement envie d’écarter ; comme elle était très riche, elle a suscité des jalousies et des envies ; comme elle était la cousine du prince de Transylvanie, lui porter ce coup était aussi un moyen de l’atteindre, lui. Par la suite, oui, le fait qu’elle était une femme ; le fait qu’on manque d’éléments concrets sur sa vie, sa personnalité, cela a contribué à la légende qui entoure sa personne.
Bathory - La comtesse maudite, encrage © Couët
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Je me mets au travail sur un prochain livre qui sortira en 2023 aux éditions Steinkis également, avec Ingrid Chabert au scénario, dans la collection Dyade. On va mettre en scène la relation qui a uni Simone de Beauvoir et son amant américain, Nelson Algren. En parallèle, je suis en train d’écrire une histoire de science-fiction smiley

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Au cinéma, j’ai pris une méga-claque devant Everything Everywhere All at once des Daniels, que j’ai trouvé inventif, fou, émouvant, beau. En bande dessinée, le livre de Zéphir, La mécanique des vides paru chez Futuropolis m’a presque autant ravie que Renée aux bois dormants d’Elen Usdin, chez Sarbacane (c’est-à-dire, énormément). Et sinon j’aime vraiment le travail de Marie Mirgaine en illustration jeunesse !
Bathory - La comtesse maudite, colorisation © Couët
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi pour cet entretien très riche smiley
Le Korrigan