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Entretien avec Pierre-Henry Gomont
Interview accordé aux SdI en novembre 2022


Bonsoir Pierre Henry Gomont, Ravie de vous recevoir pour « Les Sentiers de l’imaginaire » ! Le grand public vous connaît principalement pour votre adaptation multi primée de « Pereira prétend » et pour votre histoire familiale -transposée- dans « Malaterre ». Avec « Slava tome 1 Après la chute », vous entamez le premier tome d'une trilogie.

Comment est née cette histoire ? Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

C'est une envie qui est très ancienne en fait. J'ai commencé à voyager dans les pays qui ont appartenu au bloc de l’Est à la fin des années 1990 et j’ai parcouru pas mal de pays y compris certains pays d’ex-URSS, principalement la Géorgie et la Biélorussie et c’est à la fois un lieu et une histoire qui m’ont touché -voire bouleversé - à pas mal d’égards parce que je ne m’attendais pas à ça en arrivant dans la mesure où j'attendais des pays qui étaient libérés du communisme et ce n’est pas tellement ce que j'ai observé. Dans les conversations que j'avais avec les gens que j'ai rencontrés, il n'était question que de ça, c'est à dire de ce passage du communisme à ce qu'on pourrait appeler un capitalisme sauvage quoi. C'est à dire qu’à l'époque - pour ceux qui se souviennent- les termes employés étaient « la thérapie de choc » … Donc, déjà on considérait que c'était un pays malade et que pour qu'il soit sain il fallait qu'il soit comme nous … c'est quand même une curieuse façon de voir les choses ! Donc, compte tenu du fait que les gens que je rencontrais me renvoyaient plutôt le sentiment d’un déclassement très profond et le sentiment d'une perte, depuis longtemps a germé l'idée de raconter une histoire qui se passe autour de ça.

La fin de l'Homme Rouge ou le temps du désanchantement © BabelIl y a eu plusieurs déclencheurs mais l’un des principaux sur le sur le plan thématique ça a été la lecture des livres de de Svletana Alexievitch [dont « La fin de l’homme rouge » est le plus célèbre NDLR] parce que ce sont des livres qui se structurent sous forme de retranscription d’entretiens et ça faisait totalement écho avec tout ce que j'avais vu et ça ça a été vraiment je dirais le socle de mon histoire. Mais je m'étais toujours dit que ce serait compliqué sur un plan commercial donc je le laissais de côté … Et puis vous savez ce sont les serpents de mer qui passent leur temps à revenir ! On se dit toujours non plus tard …et puis j'ai travaillé sur un autre projet qui n'a pas pu se faire pour des raisons juridiques et du coup je me suis retrouvé vraiment sans rien et donc je me suis dit « Ben c'est le moment ou jamais je vais démarrer cette histoire-là ». Et pour la première fois c'est structuré en plusieurs tomes.

Parce que la pagination aurait été trop abondante c'est ça ?
Oui, c'est quand même assez vaste comme sujet ! Si j'avais commencé sur un récit unique ça aurait été extrêmement dense. Dans un livre précédent, je trouvais déjà que ça devenait trop dense à lire. En fait on appelle mes bouquins des romans graphiques mais en réalité le langage qui est employé c’est celui de la bande dessinée parce que c’est du 4 strips, parce que c’est très dense et que c’est organisé comme de la bande dessinée classique. Donc quand on commence à dépasser les 150 pages ça peut devenir un peu « étouffe chrétien » et je ne voulais pas trop de cela ! C'est pour ça que le passage en trilogie me permettait de rythmer davantage et d'être plus proche d’un format plus classique en bande dessinée, c'est à dire qu'il se lit en 1h, 1h15 quelque chose comme ça. En réalité la lecture de bande dessinée on l'associe aux enfants et je crois vraiment que c'est au contraire une lecture qui sollicite beaucoup le lecteur … c'est presque une partition et c'est à lui de jouer cette partition et donc ça n'est pas facile et 300 pages comme ça je pense qu’on découragerait le lecteur ! il faut s'adapter à son médium et ça n'empêche pas qu’après peut-être je ferai d'autres choses plus longues, mais dans ce cas-là je sortirai du 4 strips.

Vous disiez à l’instant que la bande dessinée ce n’est pas forcément pour les enfants et effectivement « Slava » ce n’est pas pour les enfants ! C'est même assez ardu parfois ! Est-ce que vous avez eu envie d’y réutiliser votre « première vie » c'est à dire votre formation en économie ?
Alors en économie un peu oui c'est vrai sur ce mais surtout sociologie parce que déjà ça m'a beaucoup plus intéressé ! Non mais économie un peu oui pour parce qu’il y a beaucoup d’anecdotes que j’ai utilisées de choses que j'avais lues à l'époque et c'est vrai que l'argument principal autour du rachat de cette mine - puisque ces entreprises-là qui étaient des entreprises d'état sont privatisées dans les années 90 - est économique. En fait je me suis servi d'anecdotes que je connaissais mais qui se sont passés pas loin d'ici …
Salva, planche du tome 1 © Dargaud / Gomont Salva, planche du tome 1 © Dargaud / Gomont
Dans les années quatre-vingt ?
Absolument et donc c'était oui c'était une façon de mobiliser ça. Mais je dois dire que, quand même, la sociologie est pour moi un outil qui est plus riche parce que c'est un outil d'empathie. C'est vraiment une façon de de savoir se mettre à hauteur, de ne jamais être en surplomb par rapport à ses personnages, par rapport aux gens qu'on fait vivre sous son crayon ; ça c'est une posture typique de la sociologie qui a été formalisée et conceptualisée par les sociologues et qui a aussi « infusé » après les ethnologues et en ça c'est beaucoup plus proche de mon travail. La question économique reste un peu anecdotique.

Anecdotique mais quand même présente !
Oui vous avez raison, c'est l'argument de l'histoire ! C'est d'ailleurs pour moi un truc difficile parce qu'il y a un truc qu'on n’a pas trop le droit de faire à mon sens : c'est mettre dans la bouche des personnages des choses qui sont explicatives vous savez qui qui consistent à dire « Ah bah oui alors ça, ça marche comme ça » et là je suis quand même un petit peu obligé de le faire et ça c'est le moment économique ; mais c'est très court ! c'est une page quoi !

Affiche de The Bid Short, le casse du siècleC'est un peu comme dans « La fuite du cerveau » : la présentation est très graphique et donc ça passe ! Là le cours d'éco passe bien !
Mon modèle c'est un film qui sait montrer des choses en économie de façon très efficace sans que les personnages expliquent ; c'est un film sur la crise des subprimes qui s'appelle « The Big short » qui est étonnant de fluidité alors que le truc est très difficile à comprendre.

Et vous avez ajouté quelque chose qui n'était pas prévu dans ce tome un, c'est la préface parce que le contexte a certainement changé entre le moment où vous avez lancé le l'album et le moment où il est paru : il y a eu la guerre en Ukraine la mort de Gorbatchev … à croire que vous avez choisi votre sortie !
Je soupçonne Dargaud d'avoir organisé un peu tout ça, je dois vous le dire, et l’attachée de presse a fait un travail magnifique sur Gorbatchev ! Non mais blague à part, c'est vrai que le la guerre en Ukraine m'a beaucoup angoissé parce que mon album est plutôt joyeux ; il aborde la question de ce drame-là sous un angle plutôt humoristique, voire comique et en tout cas sur celui du décalage. C'est vrai que j'étais un peu terrifié en voyant le la guerre en Ukraine parce que je me disais « mais comment pouvoir rigoler encore dans ces circonstances-là ? ». Et c'est à ce moment-là que je me suis levé un matin très tôt tout stressé et j'avais besoin de mettre sur papier les raisons qui faisaient que je pensais que j'étais fondé à faire ce livre malgré tout. En écrivant ce texte, j'ai senti au fond de moi que j'étais apaisé et que c'était au contraire très logique et normal de faire ça à ce moment-là…

Alors avec tout ce qu'on a dit là on présente finalement « Slava » comme quelque chose de grave voire de plombant !
C'est parce qu'on est enfin de journée et qu’on est un peu fatigué, on a dédicacé toute la journée !

Mais c'est quand même très drôle et c'est aussi une aventure. Vous avez d'ailleurs utilisé une expression que je trouve sympa et déclaré que c'était un « western à l'est » ?
Mais c'est comme ça que je l'ai pensé dès le départ ! j'avais en tête quelques westerns ! En réalité les albums sont toujours une réaction à l'album qu'on vient de faire et le précédent était assez formel et contenait une réflexion sur la bande dessinée, sur le rôle des images comme langage etc… j'avais envie d'un souffle épique et donc quoi de mieux que le western pour faire ça ? Et par ailleurs, les années 90 si ce n’est pas le far-West total - le far-West au sens d’il n'y a plus de règles – qu’est-ce que c’est ? C'était donc très approprié, les grands espaces également, tout ça s'y prêtait assez bien puis en plus les Russes ont fait plein de westerns durant la période soviétiques (et les Indiens gagnaient !)
Salva, planche du tome 1 © Dargaud / Gomont Salva, planche du tome 1 © Dargaud / Gomont
Le contexte de cette histoire est assez grave quand même : on parlait de la guerre en Ukraine mais on peut aussi évoquer la situation économique actuelle … Il y a des résonances très troublantes avec le présent et pourtant on a dans l’album cette touche d’humour permanente. On la trouve particulièrement avec le personnage de Volodia. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur lui ? Comment l’avez-vous créé ?
Bien sûr parce que c'est un peu pour moi « le clou du spectacle » ; j'ai un amour infini pour ce personnage parce que c'est quelqu'un que je connais, que j'ai rencontré en Biélorussie et qui est comme ça ! Enfin, il y a un côté prototype du russe chez ce type-là ! En plus de ça, il est impressionnant à plein de niveaux, c'est à dire que c'est un type qui faisait de la course d'orientation à un niveau national et il faut aussi imaginer ce que c'est la course d'orientation en Russie ! On n'est pas en Suisse quoi ! C'est vraiment grand ! Quand on est paumé, on est paumé et je pense que les coachs russes n’étaient pas de nature à venir aider le gars qui est dans la *****. Donc c'est quand même des gens qui se débrouillent quoi qu'il arrive et j'étais à la fois dans cette admiration là et puis le type était très décalé. Donc je pars comme ça de choses que j'ai vues et de de situations que j'ai rencontrées que je décale également dans mon récit. Mais c'est vrai que pour moi c'est très important : c’est ce qui permet d'alléger.
Salva, strip du tome 1 © Dargaud / Gomont
Le fait de partir des personnages, de les faire parler en premier, ça donne un rythme. Je travaille d'une manière qui fait que je n'ai aucun plan prédéfini ; je ne suis pas là à me dire « je commence par ci ou par ça » ; j'essaye le plus possible de les faire parler. Comme ça c'est facile parce que Lavrine c'est pareil c'était quelqu'un que je connaissais et puis Slava c'est un peu moi ! Et donc, quelque part, tous ces gens je les connais bien et il me suffit de de jouer avec mes marionnettes et c’est pour cela que ça avance comme ça de façon légère ...

Oui, alors justement le personnage éponyme c'est Slava. Je crois que ce n’était pas le titre originellement prévu ?
Non c'était « Les nouveaux russes » mais là, dans le contexte actuel, c'était quand même un peu compliqué !

Mais il est très intéressant ce titre parce que c'est « Slava » le personnage principal et qu’il y a les consonances aussi ; enfin, ça met peut-être en avant une dimension qu'on ne voit pas forcément à la première lecture c'est tout le côté métalinguistique- c'est très pédant de dire ça ! - et votre réflexion sur le rôle de l'artiste
Mais j'ai essayé de m'empêcher de faire ça mais c'est plus fort que moi ! Vous savez justement je vous le disais j'ai envie d'un récit d'un western d'un truc au premier degré et en réalité, en écrivant, toutes les idées que j'ai sont systématiquement des idées qui travaillent la question du rapport entre le texte et l'image. Par exemple, l'usage des onomatopées : si l’on peut très bien les décoder, ce sont en tout cas des onomatopées qui n'existent pas ; c'est du texte mais nous on le prend comme du dessin et c'est par ce dessin qu'on ne comprend pas - enfin on sait que c'est des lettres mais il faut les déchiffrer- et ça devient comme une bande-son : vous savez quand vous êtes dans un restaurant russe et que vous entendez des gens parler, vous ne comprenez rien mais vous êtes en Russie. Là, je l'ai pris comme ça par les moyens de la bande dessinée … mais vous voyez je ne peux pas m' en empêcher !
Salva, strips du tome 1 © Dargaud / Gomont
« Slava » c’est aussi bien sûr un prénom et en même temps vous êtes déjà transporté, vous savez que ça parle de l'âme slave c'est évident. On a beaucoup cherché des titres compliqués et puis un matin, je me suis réveillé en me disant « c'est sûr que c'est ça ! c'est le résumé parfait ! En plus, il est au carrefour lui : c'est celui qui est indécis dans ce groupe là et donc c'est bien parce que ça on ne sait pas où ça va !
Salva, illustration © Dargaud / Gomont
Vous parliez du fait que les onomatopées et les consonances permettaient de situer immédiatement l’histoire dans son contexte mais vos couleurs possèdent aussi ce rôle : dans « Pereira prétend » vous aviez une palette chromatique qui était quand même super lumineuse on sentait vraiment la chaleur implacable du Portugal ; là il a y a des effets de texture, des effets de couleur ; on a l'impression d'être dans la neige enfin…
Oui, mais c'est parce que j'ai une approche de la couleur qui est double : c'est à dire que sur les paysages, c'est une couleur totalement d'atmosphère et par moment il y a une couleur très narrative qui vient trancher, qui vient rythmer, qui vient accompagner ce qui est dit. C’est une couleur qui n’est plus du tout descriptive ! C'est vrai, chez moi les arbres sont rarement verts quant à mon le ciel, oui il est bleu foncé mais pas toujours, il est souvent dans des tonalités différentes. Il peut être jaune, il peut être gris, il peut être vert, enfin ça dépend vraiment c'est parce que c'est pour moi la couleur est une question d'atmosphère principalement que je viens rythmer après avec des éléments.
Salva, illustration © Dargaud / Gomont Salva, case © Dargaud / Gomont
Avec quelles techniques fonctionnez-vous ?
C'est une espèce de de de technique un peu hybride qui se rapproche beaucoup de la sérigraphie. C'est à dire que je travaille par couches de couleurs. J'ai un original qui est en noir et blanc et je structure par plan avec différentes couches on commence par la couche la plus claire et on monte progressivement vers les couleurs les plus foncées ou alors les couleurs de rupture quoi.
Salva, encrage © Dargaud / Gomont Salva, couleur © Dargaud / Gomont
J'aime bien parce que c'est ça intègre totalement la couleur au dessin c'est à dire que le dessin est déjà de la couleur voyez enfin ça se voit même sur la couverture : le trait passe en bleu ici, il passe en gris là, il passe dans un bleu quasi indigo ici et là un bleu de cobalt et donc ça me permet d'organiser les plans et de rendre l'image plus lisible.
Salva, planche du tome 1, noir & blanc © Dargaud / Gomont Salva, planche du tome 1, couleur © Dargaud / Gomont
Pour terminer donc, on le sait, « Slava » ce sera une trilogie mais est-ce que vous avez déjà pensé à l'après ?
Là c'est la première fois que je compose une trilogie ; d'habitude je commence dès la fin d'un livre à penser à la suite et là j'ai beaucoup d'envies. On n’en a pas parlé là, mais c'est vrai que mes envies sont souvent structurées par les lieux. C'est plus la géographie qui me travaille que l'histoire en réalité parce qu’en fait la géographie très rapidement elle convoque l'histoire et vous voyez quand on arrive en Russie on ne peut pas ne pas voir les strates historiques et donc on partirait peut-être en Italie, peut-être en Espagne !
de la documentation à l’album
Salva, la mine  de Tchiatoura creusée au milieu d’un canyon et alimentée par des téléphériques Salva, case © Dargaud / Gomont
Le Sanatorium abandonné de Tskhaltubo reconverti en centre de détente pour les militaires de l’Armée Rouge Salva, case © Dargaud / Gomont
Le Sanatorium abandonné de Tskhaltubo Le Sanatorium abandonné de Tskhaltubo reconverti en centre de détente pour les militaires de l’Armée Rouge Salva, Strip © Dargaud / Gomont

Merci beaucoup Pierre Henry Gomont !
Slava, édition spéciale Canal BD Slava, recherche de couverture © Pierre-Henry Gomont
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