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Entretien avec Victor Lepointe
interview accordée aux SdI en mars 2023


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Non, pas du tout. C’est une habitude, voire une prérogative dans le métier. Le vouvoiement devient vite pédant et disons-le, très ennuyeux.

Merci de m’enlever pareille épine du pied smiley

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

Je suis né en 87 à Vitry-le-François, dans la Marne. Je dessine depuis tout petit. Après m’être égaré dans des études de commerce (pour trouver « un vrai métier »), j’ai fait une petite année dans une école d’infographie 3D, pour apprendre les rudiments de la modélisation, de l’éclairage et du mapping 3D. J’ai ensuite travaillé dans une agence spécialisée en image d’architecture pendant 10 ans. En 2018, fatigué par un management agressif et une ambiance « open space » pesante, je décide de me lancer en tant qu’indépendant. Enfin, en 2021, après deux albums au compteur, je propose mes services à plusieurs éditeurs. Bamboo fut le premier à me répondre et la collection Grand Angle était en parfaite adéquation avec mes attentes et ma vision.

Ange Leca, planche 15, applats © Bamboo / Lepointe / Graffin / RopertEnfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Étrangement, je n’ai jamais été un grand lecteur de bande-dessinée. A part quelques albums de Buck Danny, je ne possédais et ne lisais que peu de BD. C’est plutôt l’image qui m’intéressait, au sens large. Je me souviens avoir épluché des profils d’avions et de chars dans la bibliothèque paternelle. L’idée que de telles images furent réalisées à la main me fascinait. Ceci étant dit, j’ai toujours eu un leitmotiv lorsque j’étais enfant ; raconter mes propres histoires. Alors je ne lisais que très peu de bd, mais j’avais envie de mettre en images par moi-même, de me lancer dans des projets fous, le plus souvent sans avenir mais avec l’énergie débordante d’un enfant pétris de passion.

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ?
Dans le fond, je crois que j’ai toujours su que j’étais fait pour ça. Je suis un ours, je ne sors que très peu de ma grotte et j’aime travailler seul. Des qualités indispensables dans le métier ! Je pense qu’on peut dire que c’était un rêve de gosse mais pour ma part, je ne me suis jamais accroché à cette idée comme une fin en soi. Je n’ai jamais arpenté les salons en cherchant vainement un éditeur (pour éditer quoi d’ailleurs ?). Mon parcours m’a emmené là où je suis, en ayant accompli des objectifs professionnels indispensables pour posséder un bagage solide. Lorsque j’ai pris la décision d’en faire mon métier, c’est parce que j’avais le sentiment que c’était la suite logique. Je me sentais prêt.
Et pour répondre à la deuxième partie de la question, oui, je peux citer un auteur en particulier. J’avais complétement arrêté de lire de la BD lorsque j’étais en agence, et puis un jour, au hasard de mes errements sur internet, j’ai découvert Muchacho d’Emmanuel Lepage. Une révélation !

Ange Leca, planche 13 l'album © Bamboo / Lepointe / Graffin / RopertQuelles sont, selon toi, les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Je n’ai pas un énorme recul mais je peux déjà tirer quelques conclusions. La grande joie, sans conteste, c’est de se lever tous les matins en sachant que l’on va pouvoir se consacrer à sa passion, sans avoir l’impression de travailler. Ceci étant, c’est aussi ce qui est effrayant. On peut facilement se perdre et il faut s’imposer bon nombre de choses (rythme, respect d’un planning, etc…). C’est là où mon expérience professionnelle acquise est un plus indéniable. Je dirais même que c’est une boussole indispensable. Soyons franc, c’est difficile de pouvoir en vivre. Il faut être rapide et même sans être fort en maths, il est facile de comprendre la logique. Tu es payé à la planche donc plus tu fais de planches, mieux tu gagnes ta vie. C’est pas plus compliqué que ça. Alors lorsque tu restes bloqué sur un dessin pendant des heures voire des jours sans savoir comment tu vas t’en dépêtrer, ça commence à trotter dans ta tête. Il faut garder une énergie constante et tenir le cap sur la longueur.

Comment as-tu croisé la route de Tom Graffin et Jérôme Ropert qui signent le scénario d’Ange Leca, ton dernier album qui vient de paraître sur les étals ?
C’est Hervé Richez (directeur de la collection Grand Ange chez Bamboo) qui m’a envoyé le scénario de Tom et Jérôme. C’est d’ailleurs le premier qu’il m’ait proposé. J’ai immédiatement accroché ! L’époque (une autre de mes passions…), les personnages, le côté sombre du polar ; j’ai su que cet univers été fait pour moi. Après un test sur les personnages qui s’est révélé très positif, j’ai pu faire connaissance. Aujourd’hui, après une collaboration des plus réussies et un album terminé, je dirais qu’une amitié est nait. On forme une très bonne équipe et nos compétences sont très largement complémentaires. On chérit d’ailleurs l’idée de se lancer pleinement dans la suite des aventures de notre héros !

Ange Leca, planche 15, éclairage © Bamboo / Lepointe / Graffin / RopertQu’est-ce qui t’a attiré dans ce polar tourmenté qui nous plonge dans les eaux troubles de la Belle Epoque ?
Je n’en ai pas encore parlé mais j’ai aussi une autre passion, comment dire, débordante. Depuis l’âge de 9 ans et une visite à Verdun, je me suis passionné pour la première guerre mondiale. Puis en grandissant, j’ai ouvert le spectre et c’est plus largement l’histoire qui m’intéresse et en particulier cette période qui va du second Empire jusqu’à la deuxième guerre mondiale. La Belle Epoque s’inscrit pleinement dans ce cadre. Le contexte d’Ange Leca représentait donc une aubaine pour moi. Et puis l’idée de dessiner Paris, recouvert par les eaux… C’était assez séduisant.

Pour les personnages, c’est drôle, puisque Tom et Jérôme n’y avait pas forcément pensé, mais pour moi, tout de suite, Ange Leca a représenté l’anti Tintin. L’idée du chien semblait géniale aussi. J’ai immédiatement vu Johnny Depp, un de mes acteurs préférés. Et puis Emma… cette femme fatale et magnifique, à elle seule représentative de toute une époque, j’ai été emporté !
L’idée du polar me ravissait également en ayant en tête, pour moi, d’un bout à l’autre de la réalisation, cette opposition prégnante entre la beauté du corps féminin et toute l’horreur de ce même corps découpé et martyrisé.

Ange Leca, Paris, recherche de personnage : Octave © Victor LepointePourquoi Paris sous les eaux est-il si fascinant à dessiner ?
Je n’ai pas vérifié, mais je ne pense pas me tromper en disant que cette crue (du siècle…) a été le premier événement à être autant photographié (pour la presse j’entends). Le fait que la capitale se retrouve ainsi noyée, la faisant ressembler à Venise puisqu’on ne pouvait circuler à certains endroits qu’en canot ou en barque, a dû apparaitre comme un événement considérable à l’époque. Donc l’avantage pour un dessinateur, c’est qu’il reste ces photos, nombreuses. Tout l’intérêt pour moi a été de décrypter ces images (en noir et blanc) pour leur donner vie et y plonger le lecteur. Il faut imaginer que l’eau devait être noire, ça devait sentir affreusement mauvais et tout ça en plein hiver ! Une ambiance apocalyptique et pourtant sur les photos, on voit plutôt des gens souriants, s’amusant de la situation (surtout contents, il faut le dire, d’être pris en photo pour la première fois). Une ambiance à la fois sombre et romantique ; une aubaine pour un polar et pour le dessinateur (et coloriste) que je suis. Les belles avenues parisiennes les pieds dans l’eau ; ça a de la gueule, non ?!

As-tu facilement trouvé l’apparence de tes personnages ? Ange ou Emma se sont-ils rapidement imposés ou sont-ils passé par différents stades avant de revêtir celle que l’on sait ? Serait-il possible de visualiser quelques recherches de personnages ?
J’ai l’habitude de chercher l’inspiration dans le cinéma ; car pour moi, un bon personnage, c’est un visage mais aussi une attitude. L’un ne va pas sans l’autre.

Sans exagérer, j’ai dû visualiser le personnage d’Ange au bout de quelques secondes seulement. C’est et ça ne pouvait être que Johnny Depp ! Un héros avec pleins de problèmes, au physique avantageux mais qui ne cherche pas à séduire, l’air désinvolte, un brin rebelle et complétement dans le coaltar… Si on est un tant soit peu cinéphile, on ne peut voir que le célèbre acteur américain. Je lui ai juste cassé un peu le nez pour le côté Corse et voilà.

Pour Emma, j’ai trouvé une actrice américaine, Rose Byrne. Elle avait l’avantage d’être très belle mais elle avait aussi un regard intéressant ; profond et parfois un peu fuyant. C’est ce que je cherchais ; le personnage d’Emma est ambivalent ; elle est « monstrueusement » belle. Elle est indéniablement attirante mais pour Ange, elle est aussi son naufrage ; son « addiction » dit-on, au même titre que l’absinthe ou l’opium. J’espère avoir réussi à traduire ça. Une scène est emblématique de cette volonté ; dans la loge, Emma garde les yeux tout le temps fermés ou mi-clos sauf dans une seule case ; celle où elle se regarde dans le miroir… Tout est dit.
un casting de haut vol
l'apparence d'Ange Lecca inspiré du charme farouche de Deep Ange Leca, Paris, recherche de personnage : Ange Leca © Victor Lepointe
Ange Leca, Paris, recherche de personnage : la troublante Emma © Victor Lepointe Ange Leca, Rose Byrne, inspiration d'Emma © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert
Ange Leca, inspiration pour Clémenceau, un personnage à part entière Ange Leca, Paris, recherche de personnage : Clémenceau © Victor Lepointe

Quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Sans hésiter, le chien ! Clemenceau est un régal. Lui donner des expressions pour lui donner la parole à travers le dessin ; c’est un challenge mais aussi un plaisir. Il est aussi inspirant car il permet des plans intéressants. L’idée de sa tête complétement apeurée dans la voiture en est un bel exemple. Elle n’était pas prévue du tout, j’ai improvisé en trouvant de la doc. Mais au final, c’est le meilleur choix possible et elle en dit bien plus sur ce que devait être la première rencontre avec cette « diablerie » d’automobile au début du siècle, que ce soit pour un chien ou pour un humain d’ailleurs.

Ange Leca, Paris, recherche de personnage : Goron © Victor LepointeAnge, forcément mais aussi Emma. On ne va pas se mentir, c’est quand même plaisant à dessiner ! Pour autant, ça demande une extrême concentration. La beauté féminine regorge de mystères et de précision. Il faut être sur le fil, en permanence. Tu dévies un peu le stylet et tu rates ton sujet. Pour Ange, au contraire, il faut garder l’énergie et une grande spontanéité. Ce sont deux exercices bien différents.

Quelles furent tes principales sources documentaires pour redonner vie à cette « Belle Epoque » ? Quel ouvrage conseillerais-tu à un lecteur désireux d’en apprendre davantage sur la période ?
J’en ai parlé, les photos de la crue mais pas seulement. Je suis avant tout un passionné de la période. J’ai évolué un peu comme un poisson dans son bocal ; cela fait des années que j’étudie ce moment d’histoire, à travers la première guerre mais plus généralement, sur la vie au début du siècle. Les costumes, l’environnement, etc… tout cela m’est venu assez naturellement. Restaient les décors parisiens ; j’ai accumulé de nombreuses photos d’époque et actuelles. Après, mon expérience en architecture m’a bien aidé. On pose une perspective, on étire, on bouge et on triche ; on triche à longueur de temps. L’important, c’est la sensation, l’immersion dans un décor truqué mais qui parait plus vrai que nature. On n’est pas loin du cinéma finalement.

Pour les livres, je ne saurais dire, il y en a tellement ! Je pense que pour se faire une idée de l’époque, il faut mixer deux choses ; les livres d’histoire, richement illustrés par des photos d’époque et les livres d’art avec les artistes de l’art nouveau ; ceux qui m’ont inspiré et qui continuent de le faire : Mucha, Klimt, Schiele, Caillebotte, Monet, Renoir, pour ne citer qu’eux... Le fond d’un côté et la forme de l’autre. Si tu regardes seulement les photos d’époque, tu n’as que l’ombre ; la peinture (et l’art en général) apporte la lumière.
des documents historiques
Ange Leca, Paris, crue de 1910, Théâtre de Renaissance Ange Leca, Paris, crue de 1910, Théâtre de la Porte Saint-Martin Ange Leca, Paris, crue de 1910, Métro Rue de Rome
Ange Leca, Paris, crue de 1910, passerelle de la rue Montaigne Ange Leca, Paris, crue de 1910, le Pont Neuf (presque) sous les eaux

Comment s’est organisé le travail à six mains sur l’album ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de la réalisation d’une planche ?
Lorsque je suis arrivé sur le projet, cela faisait un an que les scénaristes cherchaient un dessinateur. Le projet était donc finalisé, il ne « restait » qu’à le mettre en images. Comme c’est le cas à chaque démarrage de projets, j’ai commencé par une recherche de personnages. A ma grande joie, ils ont été emballés par mes propositions et par mon trait. On a pris contact et le courant est passé instantanément. On a surtout échangé par mails, puis par téléphone et maintenant par messagerie instantanée. A l’heure d’aujourd’hui, on se parle quotidiennement. Je n’ai rien apporté au scénario, mis à part quelques petits dialogues pour donner un peu de vie.

L’originalité pour Ange Leca, c’est que je n’ai fait aucun story-board ; j’avais besoin de construire mon dessin de manière précise pour pouvoir visualiser les scènes. J’ai donc fait tout l’album à la suite, sans croquis, avec ce qui pourrait s’apparenter à un crayonné (même si je bosse en numérique). A part une scène, cela n’a posé aucun problème. Tom et Jérôme étaient tout à fait en phase avec moi et nous n’avons pratiquement rien changé. C’est presque un miracle, mais ça a parfaitement fonctionné.

Mon travail actuel sur Pagnol impose cette fois-ci un story-board. Je passe donc de ce croquis préparatoire à mon encrage définitif, directement. Je perdais trop de temps avec Ange Leca à reproduire quasiment à l’identique mon dessin, simplement pour le mettre au propre.
Après, c’est du détail, la méthode reste globalement la même : un crayonné, un encrage (ou mise au propre) et une mise en couleur. Pour finir, ce qui caractérise mon style : le petit supplément d’âme, à travers les réglages de couleur, les fumées, les brumes, etc.

Cette dernière phase de travail m’a d’ailleurs amené à aller plusieurs fois chez Bamboo à Charnay pour faire des réglages et des tests d’impression.

Ange Leca, planche 22, © Bamboo / Lepointe / Graffin / RopertJ’ai été tout particulièrement envoûté par ta mise en couleur et ta façon de sculpter la lumière. Peux-tu nous éclairer ( smiley) sur ta façon de procéder qui souligne avec subtilité les contrastes entre les parts d’ombre et de lumière de cette soi-disante « Belle Epoque » ?
Je parlais avant de mon parcours et de mon expérience en tant qu’infographiste 3D et perspectiviste, comme on dit. Poser un éclairage, ça parait simple mais lorsqu’on y réfléchit plus sérieusement, on se rend compte à quel point c’est compliqué !

L’agence pour laquelle je travaillais faisait des images mais aussi des films. Dès lors, lorsqu’on « posait » un éclairage, il fallait également se le figurer en mouvement. Et c’est là où ça se complique. Encore une fois, c’est une logique cinématographique. Un éclairage direct opposé à une lumière indirecte, sur lesquelles viennent se rajouter divers artifices et corrections de couleurs ; ça s’applique parfaitement à la bande-dessinée car comme au cinéma, on travaille avec une séquence d’images.

Mon encrage n’a, pour ainsi dire, aucun intérêt. C’est un dessin réaliste ou semi-réaliste sans relief ni fioritures. Il est éminemment important mais ne prend toute sa dimension que lorsque je pose mes couleurs. Je déteste les mises en couleurs informatiques qui n’apportent rien au dessin (hormis le fait de le rendre plus vendeur…). J’ai parlé de ma découverte d’Emmanuel Lepage et de son travail sur Muchacho. C’est en voyant ça que j’ai trouvé ce qui me plaisait vraiment ! Il parvenait à créer une ambiance et au-delà de ça, il arrivait à représentait l’indicible ; ce que l’on ne voit pas, ou plutôt ce que l’on ressent sans le voir. Sa couleur directe donnait une atmosphère impressionnante et laissait toute sa place à la lumière.
Pour obtenir des couleurs « naturelles », je travaille dans un spectre restreint. Je bannis volontairement toutes les couleurs trop saturées, trop sombres, trop vives, etc… Lorsque tu utilises de l’aquarelle ; tu as beau choisir une couleur éclatante, elle coule, elle sèche et devient terne. C’est cette couleur, couchée sur le papier et dégradée par le temps qui m’intéresse.
Vient ensuite la lumière. J’applique exactement la même méthode qu’un moteur de rendu 3D. Je décompose l’éclairage, ou plutôt je superpose les différentes étapes : les aplats de couleur, simples et sans relief, l’éclairage direct, la lumière indirecte (autrement appelée Global Illumination en 3D) et les éclats de lumières (en fonction des matériaux ou textures correspondants à une passe de réflexion ou de réfraction). C’est cette superposition, semblable à différentes couches de peintures, qui permet d’obtenir de la profondeur et un éclairage complexe. Cette méthode permet également de systématiser et de rationaliser le travail, ce qui facilite grandement les éventuelles modifications.
de l’ombre à la lumière
Ange Leca, croquis d'une planche © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert Ange Leca, encrage d'une planche © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert Ange Leca, sélectiuon des zones d'une planche © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert
Ange Leca, mise en couleur d'une planche © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert Ange Leca, travail sur la lumière d'une planche © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert Ange Leca, planche finalisée © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropert

Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Sans conteste, c’est cette dernière étape qui me réjouit. Je dirais que je galère des heures durant, car le dessin est laborieux et la mise en couleur (remplissage) fastidieuse et lorsqu’arrive cette étape d’éclairage et de « mise en ambiance », je peux enfin prendre du plaisir. Tout ça pour ça ! Tout le travail qui précède prend tout son sens à ce moment-là seulement. Je visualise d’ailleurs parfaitement cet éclairage avant même de commencer le dessin. C’est lui qui guide la composition et la mise en scène.

Ange Leca, Paris, recherche de couverture © Victor LepointeDans quelle ambiance sonore travailles-tu généralement ? Silence monacal ? Radio ? Podcast ? Musique de circonstance ? Aurais-tu une bande-son à proposer pour accompagner la lecture d’Ange Leca ?
Tout dépend de ce que je suis en train de faire. Certaines phases de travail demandent d’être dans le calme, voire le silence. Lorsque je lis le scénario par exemple et que je commence à imaginer un découpage, il me faut le silence le plus total. J’ai besoin de me concentrer. Lorsque je dessine (construis un dessin), je mets souvent de la musique, un peu de tout, sans forcément coller à ce que je dessine, c’est plutôt l’énergie que je recherche. Pour la mise en couleur par contre, comme je l’ai expliqué, c’est une phase de plaisir, qui ne demande pas ou peu de concentration. Du coup, je regarde ou écoute des documentaires (des enquêtes policières), des podcasts, des émissions de télé.

Pour la bande-son d’Ange Leca, je vais reparler de cinéma. J’avais en tête Johnny Depp, mais aussi son réalisateur phare et acolyte Tim Burton. C’est tout une ambiance et ça colle parfaitement à cette histoire, à ce polar, à cet univers. Et puisqu’on parle de Tim Burton et qu’on en vient à imaginer une bande son, je pense qu’il faudrait s’adresser à Danny Elfman (sans prétention hein, puisqu’on a le choix, allons-y !). Sa musique conviendrait à merveille : à la fois douce, surprenante et animale. Danny, si tu m’entends !

La couverture s’est-elle rapidement imposée ou a-t-elle connue plusieurs versions ? Comment l’as-tu composée ?
Je vais rendre à César ce qui lui appartient. L’idée première n’est pas de moi. Eh non !

Grand Angle a l’habitude, depuis plusieurs années, de travailler avec Laurent Hirn, auteur bien connu maintenant, avec une belle carrière déjà. Il leur fait des propositions, bien différentes, après une lecture rapide du script. Je dis rapide, puisque des fois on s’éloigne quand même grandement de ce que contient réellement le bouquin, mais bon… Après, je le confesse, c’est quand même un peu frustrant pour le dessinateur, surtout que j’avais moi-même proposé pas mal de choses. Au final, force est de constater que c’était une bonne idée. C’est lui qui a trouvé cette perspective avec les pontons et la tour Eiffel dans la brume, au fond. Je me console en me disant que j’ai quand même pas mal remanié l’affaire et que cela reste tout de même, MON interprétation.


Ange Leca, Paris, recherche de couverture © Victor LepointeBref, on a beaucoup travaillé sur cette couverture, jusqu’à retoucher le visage d’Ange au tout dernier moment pour le « durcir » un peu et ajouter sa canne épée (emblématique de l’époque). Cela a d’ailleurs posé un problème, puisque la couverture avait été déposée sur internet un peu partout et on retrouve bien souvent l’ancienne version en lieu et place de la nouvelle. Tant pis pour moi !

Peut-on rêver lire de nouvelles enquêtes d’Ange Leca ? Ce serait trop triste d’abandonner un tel personnage !
J’espère bien ! Je suis le premier fan d’Ange Leca ! J’ai cru au personnage dès ma première lecture du scénario. Tom et Jérôme sont des génies (non, non, je le pense vraiment mais faut pas trop leur dire), ou alors ils ont eu du bol, ou peut-être ont-ils un peu trop abusé de la boisson ce soir-là (vas savoir…), un peu comme Ange Leca justement, mais ils ont créé un ou plutôt deux (n’oublions pas Clemenceau) personnages forts et au-delà, tout un univers. Et puis, je ne vais pas trahir de secrets mais la suite est déjà écrite. Oui oui ! Et c’est bien tout le problème — je dis « problème » puisque certaines critiques sont restées sur leur faim. Cet Ange Leca est une histoire complète, avec un scénario bien ficelé mais il a été pensé comme une série, ou plutôt comme un triptyque. Allez, je m’arrête là parce que je vais trop en dire, et puisque rien n’a été décidé mais j’espère vraiment que nous allons réussir à convaincre Grand Angle de continuer l’aventure !

Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
La collaboration avec Grand Angle se passe à merveille et on peut presque dire que j’ai commencé deux projets en même temps. Je tenais à faire Ange Leca (pour les nombreuses raisons que j’ai détaillées) mais j’ai également commencé César, le dernier volet de la trilogie marseillaise de Pagnol.

Deux salles / deux ambiances. Les enjeux sont totalement différents. Ayant terminé Ange, j’ai attaqué César dans la foulée. Eric (Stoffel) est un scénariste confirmé et il travaille à « l’ancienne », d’autant qu’une reprise des écrits de Pagnol l’exige. Planche 1, case 1 il se passe ça, case 2 la caméra est comme ça, etc. Toute la difficulté réside dans le fait d’évoluer dans des décors restreints et de faire vivre, le mieux possible, les dialogues de Pagnol. Arriver à animer de tels dialogues, voire parfois des monologues (ex : le vieux Panisse dans son lit), c’est une gageure. Lorsqu’on y parvient, on a le sentiment d’avoir accompli quelque chose de fort. J’espère aussi et c’est ma volonté, apporter ma « patte » sur ce César. Des trois volets de la trilogie, c’est certainement le plus nostalgique, le plus triste parfois et le plus intéressant pour ce qui me concerne, pour ce que j’aime mettre en avant à travers mon dessin. Voilà pour mon actualité…

Et pour l’avenir, j’espère très vite retrouver notre Ange Leca !

Ange Leca, Paris, recherche de couverture © Victor LepointeTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
J’ai adoré le dernier Lepage (Cache-cache bâton), même si le sujet ne m’intéressait pas du tout. Quel auteur, quand même ! Mais bon, je n’arrive pas à être objectif avec Lepage. Sinon ça date un peu mais Melvile de Renard, j’avais adoré les deux premiers mais son dernier…. Quelle tuerie ! Et puis en BD toujours, Bertille et Bertille. Eric Stalner était mon auteur fétiche quand j’étais gosse (et passionné par la première guerre) avec la Croix de Cazenac. J’ai pris énormément de plaisir à lire ce livre. Cette analogie de l’avant-guerre avec cette étrange boule rouge qui arrive sur terre et menace Paris. J’ai toujours aimé le dessinateur mais on peut dire que le scénariste a du talent !

Bon, pour finir, c’est con puisque je vais passer pour un vieux beauf qui regarde sa téloche en s’endormant sur le canapé (ce que je ne suis pas bien entendu, je m’enquille l’intégrale de Balzac et de Proust tous les soirs et à l’occasion un petit Stendhal pour me détendre…) mais j’ai adoré la série (…française, quelle horreur !) Vortex. L’irréversibilité m’a toujours fasciné. Le petit micmac technologique à deux balles pour remonter le temps m’a bien fait rire mais le fond de cette série est intéressant. Le retour dans le temps, ce qu’il implique, ça nous rappelle des souvenirs de jeunesse avec Retour vers le futur, mais la mayonnaise prend toujours. Notre attitude face à la mort, les choix que l’on fait dans notre vie, leurs répercussions, la question de l’amour aussi, l’amour passé et présent. Notre place dans un monde qui évolue en permanence. Dans le même genre, je repense au film Mr. Nobody, où un petit garçon refuse de choisir entre son père et sa mère, il va alors vivre des vies parallèles ; une idée de génie !

Ange Leca, Paris, recherche de couverture © Victor LepointeY a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Tu parlais de ce que j’avais vu dernièrement mais j’ai des obsessions, alors allons-y.

Lepage bien sûr, mais aussi Christian Lax pour sa patte et sa manière de raconter des histoires.

C’est peut-être ringard mais j’ai adoré le film Titanic. C’est devenu une passion (pas le film hein, mais l’histoire du bateau). Pour mon fils aussi, lui il veut le revoir couler, ça l’amuse. Plus sérieusement, ce bateau qui représente à lui seul la société de cette époque, avec ses trois classes bien distinctes qui ne se mélangent jamais. Ce bijou de technologie réputé - presque - insubmersible (les gens oublieront le « presque ») et qui finira pourtant au fond de l’Atlantique Nord. Ce XXe siècle naissant, issu de la révolution industrielle, pétris de certitudes, pensant dominer la nature… à seulement deux ans de l’éclatement du plus grand conflit jamais connu. Une histoire que l’on n’aurait pas osé imaginer. Ah si, pardon ! Morgan Robertson l’a écrit en 1898 dans ce « Wreck of the Titan »… Fascinant !

J’ai aussi adoré les films de Nolan pour sa manipulation incessante et sa gestion impressionnante de l’espace-temps. Je ne vais pas revenir sur mon admiration pour Tim Burton... Je pourrais aussi parlé de The Revenant ou 1917 pour leurs plans séquences.

Enfin et j’arrête là, il y en aurait pour longtemps… Deux livres : Un long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot (l’histoire et le rythme, le style…) et le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, un livre emblématique de l’époque avec cette recherche de l’instant perdu, de l’aventure, de l’amour absolu… Magnifique et émouvant quand on pense à son auteur, emporté par la guerre quelques mois plus tard.

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Ange Leca, planche 16, éclairage © Bamboo / Lepointe / Graffin / Ropertun personnage de BD : Ange Leca, bien sûr ! Juste pour le plaisir de retrouver Emma, pour de vrai. smiley
un personnage de la Belle Epoque : Clemenceau (le vrai, pas le chien). Quelle moustache ! Et quelle audace ! Le tombeur de ministère, les Brigades du Tigre, le vainqueur de 1918, sa relation avec Monet, ce coureur de jupon, ce séducteur dans l’âme même âgé. Il n’est pas sans reproches attention, je connais l’histoire mais ce fut un sacré personnage. Un homme de son temps comme on dit.
un personnage de roman : Augustin Meaulnes.
une chanson : Le premier jour du reste de ta vie (je n’apprécie pas forcément cette musique mais le message me parle).
un instrument de musique : Un piano. Mais tu sais, le vieux piano qui est rangé dans un coin et qui prend la poussière. Forcément, je n’ai pas d’oreille alors mieux vaut le voir exposé sous un napperon que de m’entendre jouer.
un jeu de société : ufff je n’y joue pas mais allons-y ; Le Cluedo. Il m’a toujours fait marrer le Colonel Moutarde.
une découverte scientifique : La photographie (je vais d’ailleurs faire un petit travail sur Nicephore Niepce…)
une recette culinaire : Le Gordon Blues - pâtes ! Le Duo magique qui me sauve la vie. Dédicace à un ami qui se reconnaitra smiley
une pâtisserie : Le Tiramisu !!!!!!!!
une ville : Je déteste la ville ! Je dirais mon village, Lupé, 350 habitants, c’est bien… pas trop grand.
une qualité : Perfectionnisme (mais c’est chiant quand on l’est trop…)
un défaut : Ah bah ! le perfectionnisme…facile smiley
un monument : Le dôme des Invalides. Juste à côté du phallus en métal bien connu mais quand même cent fois plus beau. Et j’irais bien gratter pour voir si le « petit » Bonaparte est bien à l’intérieur du tombeau… Vaste débat ! Et puis s’il y est, pour voir s’ils lui ont glissé la main dans la veste, comme ça, pour la blague smiley
une boisson : A mon corps défendant… une bière !
un proverbe : « A plus vite que tu pédales moins vite, à moins vite que tu avances plus vite. » Je ne sais plus de qui c’est, mais il avait du bon sens !

outils & atelier d’artiste
Ange Leca, atelier d'artiste © Victor Lepointe Ange Leca, atelier d'artiste © Victor Lepointe

Ange Leca, le choix des armes © Victor Lepointe Ange Leca, bibliothèque d'artiste © Victor Lepointe

Un dernier mot pour la postérité ?
« Ce tombeau sera votre tombeau ! » Bon, la fin de cette interview, c’est n’importe quoi…Désolé.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi !

Pour aller plus loin

Pour entrer dans les coulisses de ce magnifique album, n’hésitez pas à faire un tour sur la chaîne youtube de l’auteur et découvrir des vidéos de différentes étapes de réalisation d’une planche…


Le Korrigan