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Entretien avec Erwann Surcouf
Interview accordé aux SdI en avril 2025


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Pas de problème.

Merci à toi ! (ouf !)…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai étudié l’illustration aux Arts Décoratifs de Strasbourg, qui s’appelle maintenant la HEAR. Après mon diplôme en 2000, ce qui donne une idée approximative de mon âge, je suis allé à Paris étudier l’animation 3D aux Gobelins, mais j’ai rapidement commencé à travailler comme illustrateur pour l’édition et la presse jeunesse.

Depuis que mon premier album de bande dessinée est sorti en 2006, je navigue entre l’illustration et la bande dessinée. Juste avant Donjon, j’ai écrit et dessiné Les Sauroctones, une trilogie publiée chez Dargaud : le récit décalé et picaresque de trois jeunes gens qui traversent une France postapocalyptique.

Donjon Parade, tome 8, recherche de couverture © SurcoufEnfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Oui, j’ai eu la chance de grandir au milieu des livres et des bandes dessinées accumulées au fil des décennies par mes parents. Des Schtroumpfs à Francis Masse, en passant par Spirou et Charlie Mensuel, tout était bon à lire, dans le désordre et sans préjugé. Bien sûr les Reiser et les Robert Crumb étaient cachés tout en haut de la bibliothèque familiale, mais ça m’a appris le sens de l’exploration, de la découverte, du mélange des genres.

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ?
Enfant, je ne rêvais pas particulièrement d’en faire mon métier. J’en lisais, je dessinais tout le temps, mais je ne me projetais pas tellement. J’étais sûr que quoi qu’il arrive, le dessin me sauverait d'une manière ou d'une autre. Mais pourtant, puisqu’un jour il allait falloir choisir un métier, je me voyais bien faire des films, ou encore mieux : concepteur ou décorateur de parc d’attractions. Dans une autre vie, peut-être que je suis cinéaste, ou que je dessine les plans d’un manoir hanté. Peut-être aussi que la bande dessinée me permet de faire un peu tout ça sans quitter mon atelier ?

Et si l’on doit parler de vocation, Frank Margerin a certainement joué un rôle majeur, tant je me sentais proche de ses histoires, de son univers, même si j’étais bien loin de Malakoff et de ses loubards… Et comme ses albums paraissaient en même temps que moi je grandissais, contrairement à Tintin ou Macherot qui dataient du “monde d’avant”, Margerin était devenu “mon” auteur, le premier auquel je me suis identifié.

Donjon Parade, tome 8, recherche de couverture © SurcoufQuelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Les joies… La liberté, l’indépendance, les horaires, ni dieu ni maître. L’excitation de se lancer dans un nouveau projet, la délivrance de terminer enfin un projet, et s'atteler au suivant.
Les difficultés… La précarité, le manque de reconnaissance administrative, l’IA générative qui arrive comme un rouleau compresseur.

Penses-tu que l’IA représente un réel danger ?
On sait que l’IA générative est nocive à plusieurs niveaux, en plus d’être un désastre écologique et de piller allègrement les travaux des artistes en se torchant avec la notion de droit d‘auteur, elle matrixe complètement les gens en leur régurgitant mécaniquement une esthétique efficace, lisse et débarrassée de tout être humain, de toute vie, une esthétique de fin de race. Ce n’est pas pour rien que les réacs du monde entier sont tous des bandeurs d’IA (pardon pour le vocabulaire) : ils ont trouvé la machine à propagande ultime, la machine à vomir de l’imagerie fasciste à l’infini.

Bon, lutter contre ça est une cause perdue d’avance, même en légiférant on ne pourra pas changer le tsunami de l’IA, par contre on peut et on doit changer les mentalités, les utilisations, les gens.

Donjon Parade, tome 8, recherche de couverture © SurcoufOn ne peut qu’être en accord avec toi… l’IA est clairement la fin de la création.

En janvier de cette année est paru L'Hostellerie des impôts, huitième opus de Donjon Parade dont vous signez le dessin … Es-tu aussi un pratiquant de Jeu de Rôle ? Si oui, es-tu plutôt joueur ou meneur ? Quels sont tes jeux de prédilection ?

Oui j’ai beaucoup joué au collège et pendant mes études, surtout en tant que meneur ; j’ai toujours préféré écrire mes propres scénarios et les faire jouer aux amis.

Adolescent, mes préférences allaient clairement vers la science-fiction avec des jeux comme Paranoïa, Empire Galactique, Bitume, Whog Shrog, Méga… et aussi In Nomine Satanis / Magna Veritas, Animonde (beaucoup de jeux français). En tant que joueur j’ai beaucoup joué à Warhammer, Star Wars, L’Appel de Cthulhu

Après une longue période d’abstinence, j’y suis revenu il y a quelques années après avoir découvert l'existence des jeux “powered by the apocalypse”, dont les mécaniques servent avant tout la narration, l’improvisation, l’ambiance. Ça été une véritable révélation, au point de me lancer dans une longue campagne de Monster of the week.

D’ailleurs je parlais de ma série Les Sauroctones un peu plus tôt, avec l’auteur de jeux de rôle lyonnais Guillaume Jentey, on est justement en train de concevoir un jeu Sauroctones ! Comme lui et moi avons des vies bien occupées, le projet avance lentement, mais nous sommes très motivés. Affaire à suivre, hm-hm !

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : le Gardien © SurcoufPas mal de jeux de rôles français certes, mais de très bons ! Les français étaient très créatifs en matière de JdR ! Un JdR inspiré des Sauroctones ? Mais en voilà une excellente idée…

Comment as-tu rejoint la grande famille de Donjon, fascinante série crée par les inénarrables Joann Sfar et Lewis Trondheim et qui entraîne le lecteur de l’autre côté du paravent, côté monstre et Gardien ?

Avec Lewis on se tourne autour depuis des années, j’ai participé à plusieurs collectifs dans sa collection Shampooing (avec Chicou Chicou notamment), j’ai écrit des scénarios pour sa série animée OVNI, etc.

Et un jour, au détour d’une conversation j’ai dû dire que j’aimais bien la série Donjon, que ohlala ça serait chouette d’en dessiner un… et quelques temps plus tard, sans prévenir, je recevais un scénario dans ma messagerie. Ça s'est fait le plus simplement du monde, les emplois du temps concordaient, les étoiles étaient alignées.

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : le Gardien © SurcoufQuel lecteur de Donjon étais-tu ?
A l’époque on était tous des grands lecteurs de l’Association, de Menu, Trondheim, Mattt Konture, et par extension Christophe Blain, Sfar… Savoir que certains d’entre eux se lançaient dans un pharaonique projet d'heroic-fantasy, ça avait quelque chose d’incroyablement excitant. J’ai bien sûr adoré le principe dès le début, les albums éparpillés dans le temps, la diversité des auteurs… mais j’étais un lecteur très désorganisé, je ne les lisais pas dans l’ordre, j’en ratais certains, je me perdais dans la trame générale.
Ce n’est que très récemment, quand j’ai su que j’allais en dessiner un moi-même, que j’ai décidé de tout mettre à plat pour de bon, et enfin les lire religieusement, dans l’ordre chronologique.

Quel effet cela fait de mettre en scène des personnages imaginés et dessinés par tant d’autres talentueux auteurs ?
Pour paraphraser Lewis, il décrit les personnages de Donjon comme des “jouets en plastique” simples et marrants, qu’il confie à ses amis pour qu’eux-mêmes y jouent à leur tour, et se les réapproprient chacun à sa manière.
Mais tout de même, au début on se met une grosse pression, on a envie de ne pas tout faire foirer, on veut être digne de cette longue lignée de gens tous plus talentueux les uns que les autres. Et puis on se rappelle la façon dont Lewis et Joann avaient décrit la série au tout début : “C’est Conan le barbare avec des Muppets”. Tout de suite ça détend l’atmosphère. On se dit que finalement on a sa place là-dedans.

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : le Gardien © SurcoufQuel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Le plus amusant était sans doute Grogro, même s’il n’apparaît qu’au début de mon histoire. Il faut le rendre affreusement débile, avec ses yeux-billes qui roulent dans tous les sens, mais en même temps il est charmant et gentil, et possède une vraie sagesse (cachée). Et au moins il n’a pas d’accessoire pénible à dessiner, comme les chaînes de Marvin et Kadmiom, ou les tatouages de Zongo.

Les scénaristes ont-ils un regard sur ton travail au fil des planches ou es-tu seul maître à bord chargé d’interpréter leur scénario à ta manière ?
Dans mon cas j’ai échangé surtout avec Lewis : au début je lui soumettais sagement chacune de mes propositions de changer tel texte, intervertir telles cases, et puis j’ai vite compris qu’il me laissait complètement carte blanche. Je pouvais faire ce que je voulais, tant que je respectais la trame, le ton, et le nombre de pages !
Par exemple, il y avait une scène nocturne dans une auberge, je l’ai déplacée dans la forêt autour d’un feu de camp parce que je trouvais que ça manquait de scène en extérieur. J’ai condensé des longs dialogues en quelques cases, et au contraire étendu des scènes d’action, toujours pour le bien du rythme de l’histoire.

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : Herbert © SurcoufDu scénario à la planche finalisée, quelles furent les grandes étapes de ton travail sur cet album ? Quels outils utilises-tu pour composer tes planches ?
Tout part du storyboard initial que Joann et Lewis m’envoient : à partir de ce premier jet, à moi de tout remettre en scène comme je veux. Sur Photoshop j’en dessine un découpage assez abouti, que je soumets à leur grande sagacité, on discute un peu autour de ça, et quand c’est bon pour tout le monde je me lance dans l’étape de l’encrage. Pour cet album j’ai dessiné à la plume sur des feuilles A3. Si tu veux tout savoir, une plume Zebra G, avec un porte-plume random trouvé au fond d’un tiroir, et de l’encre Carbon ink. Et du correcteur liquide Pentex quand je me trompe (souvent).

Je scanne tout ça, et je fais la couleur sur ordinateur, avec le programme Clip studio paint. A terme, j’aimerais bien me débarrasser le plus possible de l’ordinateur, donc peut-être que mes futures histoires seront mises en couleur avec des feutres ou des encres ?

Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Surement la mise en scène : réfléchir au rythme, à la composition des plans, penser aux pages en vis-à-vis, à quel moment terminer ou pas une scène en bas de page, pour moi c’est vraiment le plus amusant.

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : Marvin © SurcoufAurais-tu une anecdote à nous raconter relative la création de cet album ?

Je ne leur ai pas demandé, mais je me demande pourquoi Lewis et Joann ont pensé à moi pour cette histoire ! Je me dis que c’est parce que ça parle de paperasse administrative, et c’est un thème qui revient souvent chez moi : le vaisseau-entreprise et ses formulaires aliénants dans Pouvoirpoint, les vestiges absurdes de la bureaucratie dans les Sauroctones…

Et dans ce tome de Donjon, il y a même une secte de cultistes et une incantation démoniaque qui tourne mal, comme dans les Sauroctones ! Je pense qu’ils m’ont bien cerné finalement.

Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Depuis peu, je publie des histoires dans la revue Métal Hurlant, je serai d’ailleurs bientôt dans le numéro spécial Hellfest. Et je co-scénarise avec Paul Martin et Christophe Bataillon des livres-jeux dont vous êtes le héros, Missions à tous les étages, on en est déjà à quatre tomes parus aux éditions Bayard.

J’ai plusieurs envies d’albums, mais là je démarre un projet de livre oubapien, on est à la fois sur de la bande dessinée et du jeu ! C’est encore très ouvert, je ne sais pas trop quelle forme ça va prendre, je n’ai pas encore démarché d’éditeurs, mais en tout cas c’est très excitant.
Recherche de Personnage : la contrôleuse
Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : la contrôleuse © Surcouf Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : la contrôleuse © Surcouf
Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : la contrôleuse © Surcouf Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : la contrôleuse © Surcouf

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Pour le cinéma, c’est probablement Les Petites Marguerites de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová, un incroyable film expérimental, féministe et anti-conformiste de 1966.

En bande dessinée, tout simplement La Nuit du Capricorne de Grégoire Carlé, paru à l’Association en 2013.

En ce moment quand je dois rester concentré pour écrire des scénarios, je me passe du néo-folk dark-country banjo-core je sais pas quoi, genre Alela Diane, The Be Good Tanyas, Richard Buckner, Mariee Sioux… Et quand je dessine j’écoute le podcast de Julien Cernobori, Cerno l’anti-enquête !


Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Donjon Parade, tome 8, recherche de personnage : la controleuse © Surcouf
un personnage de BD : Philémon dans les bd de Fred
un personnage de roman : Papa Moumine
un animal : un chat de gouttière
une chanson : Deadline de Flavien Berger
un instrument de musique : un surdo dans une batucada
un jeu de société : un jeu de cartes à collectionner auquel il manque des cartes
une découverte scientifique : les gluons de l’émission Téléchat
une recette culinaire : la soupe de Gaston Lagaffe quand il mixe plein de légumes avec un moteur de hors-bord
une pâtisserie : une au chocolat
une ville : une ville avec les rues en pente et un super panorama
une qualité : super fort pour reconnaître les acteurs de second rôle dans les films
un défaut : parle pendant les films pour dire aux autres dans quels films ils ont déjà vu cet acteur de second rôle
un monument : L'Archisculpture de Robert Tatin en Mayenne
une boisson : un punch planteur fait maison dans un gros saladier
un proverbe : « I don't need time. What I need is a deadline.» (attribué à Duke Ellington)

Un dernier mot pour la postérité ?
« Salut, et encore merci pour le poisson ! »

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !

Le Korrigan