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Entretien avec Nicolas Badout
Interview accordé aux SdI en mai 2025


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Ok pour le tutoiement :)

Merci à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

Je vais avoir 33 ans très bientôt. J’ai fait des études en arts appliqués à Lyon, avant d’obtenir un Master d’architecture à Montpellier en 2015. J’ai travaillé quelques années en cabinets d’architecture et d’urbanisme puis j’ai sauté le pas pour devenir illustrateur free-lance, au début en parallèle de mon salariat, puis à 100% de mon temps depuis 2021. Aujourd’hui je vis de mes illustrations, de la réalisation de fresques murales mais aussi de la vente de mes peintures.

Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Dans mon souvenir j’ai toujours lu (dès que j’ai su), que ce soit des romans ou des BD. Ça a commencé, comme beaucoup, avec les Tintin de mon père, que je lisais lorsque j’allais en vacances chez mes grands-parents. J’étais plus tard abonné à Spirou Magazine puis Fluide Glacial, et c’est vraiment ces périodiques qui ont participé à enrichir ma culture BD. Mais aussi lors des vacances d’été avec mes parents, où on partait chaque année en camp de vacances CCAS (ma maman était chez EDF) et là-bas il y avait à chaque fois une bibliothèque, où tu pouvais emprunter tout ce que tu voulais ! J’y ai découvert Tardi, Guy Delisle, Joe Sacco et d’autres, et également qu’on pouvait faire plein de choses très différentes avec ce médium BD, éloignées de la BD franco-belge cartonnée en 50p. Qu’on pouvait développer des histoires sur 200-300 pages, avec un dessin très libre !

Aujourd’hui, et peut-être étonnement pour un artiste visuel, ma plus grande source d’inspiration c’est la littérature, la lecture de romans.

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ?
Je ne dirais pas que c’était un rêve de gosse de devenir auteur de BD. Pour moi le rêve de gosse c’est de pouvoir vivre de mon dessin, ça j’en suis fier et heureux. La BD c’est une autre facette de mon art qui se déploie et j’en suis très heureux, mais j’aime toucher à tout, le dessin à toutes les échelles !

Mais quand même : s’il y a un auteur BD qui m’a donné envie d’en faire, c’est évidemment Charles Burns.
l'Enfer, création d'une planche © Badout
Quelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
On ne va pas se cacher derrière son petit doigt : c’est un boulot de trimeur !! Des heures, des mois, des années seul à ta table… Il faut aimer rester dans sa bulle (jeu de mot). Être rigoureux pour réussir à tenir les délais fixés. L’architecte que je suis a beaucoup aimé ce travail, précis, délicat, de long cours.

Du coup, d’être passé par là, ça permet de prendre du recul et ça participe à en faire une fierté, celle d’avoir réussi à pondre un roman graphique de plus de 150 planches. La joie c’est aussi celle que je vis actuellement, de pouvoir sillonner la France pour rencontrer le lectorat, les auteurs et autrices ! Là je rentre de BD à Bastia où j’ai passé plusieurs jours à côtoyer et discuter avec des gens que je lisais justement dans Spirou ou Fluide Glacial, cette reconnaissance c’est juste magique !

Quel genre de cinéphile es-tu ?
Je m’intéresse beaucoup au cinéma, mais je ne peux pas dire que je suis incollable sur tout, j’ai mes marottes. J’aime beaucoup les thrillers, les films noirs, les films politiques, Lynch, Kubrick, Ducournau… Les films des frères Coen aussi, dans un registre différent, mais avec un regard acide sur les choses, sur l’humanité. En tout cas je connaissais assez mal Clouzot quand je me suis lancé dans le projet de L’Enfer !

Ton premier album, L’Enfer, adaptation en BD du film inachevé de Henri-Georges Clouzot, vient de paraître sur les étals… Comment as-tu croisé cette œuvre réputée maudite et qu’est-ce qui t’a donné envie de la transposer en BD ?
Tout d’abord, il faut savoir que j’ai fait cette première BD car j’avais vraiment envie de raconter cette histoire, de reprendre le tournage du film de Clouzot, pas parce que j’avais envie de faire de la BD à tout prix !

C’est en vraiment en visionnant le documentaire de S. Bromberg « L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot » (2009), sorte de making-off du projet titanesque mais maudit de Clouzot, que j’ai eu l’intuition de me dire « et si on refaisait L’Enfer, à la façon que Clouzot souhaitait ? ». Pour moi, le médium BD est celui qui correspond le mieux à un tel projet. Le dessin a cette force qu’il permet de faire revivre des acteurs et actrices qui ne sont plus là, de faire revivre une époque, des décors naturels qui ont malgré eux évolué depuis 60 ans.
l'Enfer, travail en cours © Badout
Qu’avais-tu pensé de l’adaptation qu’en a fait Claude Chabrol en 1994 ?
Forcément déçu comme toutes les personnes qui connaissaient le projet originel de Clouzot, puisque Chabrol n’a ni respecté la trame scénaristique, ni conservé les effets psychédéliques et visuels imaginés par Clouzot. Mais j’aime malgré tout ce film, il est très bien interprété par Cluzet et Béart et, n’étant pas metteur en scène, il m’a permis de comprendre l’intensité des dialogues, leur tonalité. Ça a vraiment été une aide précieuse pour réaliser la BD. Il y avait un côté schizophrène à redessiner Serge Reggiani avec la voix de François Cluzet en tête, ou encore Romy Schneider avec celle d’Emmanuelle Béart !

A-t-il été facile d’obtenir les droits sur le scénario ? Trouver ledit scénario du film a-t-il été aisé ?
L’Enfer de Clouzot n’est jamais sorti mais il n’en reste pas moins un projet culte, très connu dans le milieu du cinéma ! Aussi il nous a fallu plusieurs longs mois de négociation avec les ayant-droits avant d’obtenir le droit d’adapter cet univers mais aussi pour obtenir le scénario, dans sa version originelle.

Puis s’en ai suivi plusieurs mois de recherches, entre la Cinémathèque Française (pour croiser les documents de tournage avec le scénario qu’on m’avait fait parvenir et qui datait de plusieurs mois avant l’arrêt du tournage) et les décors naturels dans le Cantal. Tout ça pour coller au plus près, au plus juste, du moment où le tournage a été stoppé, ainsi qu’à la vision de Clouzot !
l'Enfer, repérages, photo avant © Badout l'Enfer, repérages, photo de nos jours © Badout
Le style singulier et fascinant que tu adoptes pour mettre l’Enfer en image s’est-il rapidement imposé à toi ?
Je n’ai pas spécialement développé un style de dessin pour adapter L’Enfer (d’ailleurs je ne le fais jamais), cependant j’ai dû m’imprégner du style de Clouzot, de sa façon de tourner, comprendre ses jeux d’ombre et de lumière (que j’adorais déjà utiliser dans mes illustrations pour d’autres projets).

Pour cela j’ai visionné tous ses films, j’en ai revu certains plusieurs fois, pour analyser, décortiquer. En tout cas, ce qui est amusant c’est que comme Clouzot j’ai commencé par le noir et blanc, très tranché, expressionniste, et comme lui je suis venu à la couleur dans mon travail par des tons fluo et néon ! On marche assez bien ensemble, je crois.

l'Enfer, recherches © BadoutTu as décidé de conserver les traits des acteurs du film de Clouzot. Ce parti pris était-il pour toi une évidence ? Qu’est-ce qui a présidé ce choix ?
Oui, encore une fois je souhaitais vraiment coller au plus près du film originel, d’être dans une forme de vérité (d’où les nombreuses recherches menées) et c’est d’ailleurs cette vision puriste du projet que nous avons présenté aux ayant-droits, afin d’obtenir les droits.

Partant de là, je souhaitais forcément maintenir le casting imaginé par Clouzot… à une exception près ! En effet, il y a dans cette histoire un personnage qui s’appelle Monsieur Duhamel, un habitué de l’hôtel qui se balade toute la journée avec sa petite caméra, filmant tout le monde, parfois avec un côté un peu voyeur. Et ce personnage, initialement interprété par André Luguet, je l’ai dessiné sous les traits de Clouzot lui-même ! Je souhaitais faire une forme d’hommage à ce réalisateur, avec ce caméo, et également « l’enfer-mer » dans son propre film, celui qui devait être une véritable révolution dans l’histoire du cinéma !

Je me disais bien qu’il avait un petit air de Clouzot smiley

Comment s’est organisé ton travail sur l’album ? Du scénario de Clouzot à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation ? Quels outils utilises-tu pour composer vos planches ?

Il a fallu m’approprier le scénario de Clouzot et Lacour, qui est un matériau brut. En ce sens, l’adaptation de Chabrol m’a permis de comprendre l’intensité de certains dialogues, la façon dont ils étaient joué. Et puis il a aussi fallu que j’aille vérifier à la Cinémathèque si rien n’avait bougé sur le scénario, entre la version que m’avaient envoyé les ayant-droits, qui datait de début 1964, et la fin du tournage en juillet 1964. Connaissant l’obsession de Clouzot a tout reprendre sans cesse, j’étais en droit de m’interroger. Et effectivement j’ai retrouvé à la Cinémathèque le scénario annoté de la main du réalisateur, barrant des dialogues, en réécrivant d’autres, supprimant aussi certaines scènes. Ainsi que le découpage entamé et jamais terminé du film. Tout ce matériau a été très précieux pour composer mon découpage. Cette étape a duré 3 mois et permet de savoir le nombre de planches que l’on va faire.

Puis c’est le temps du storyboard où on teste graphiquement les scènes qu’on a imaginé durant le découpage. Durant cette période je me suis rendu sur le site du tournage dans le Cantal, pendant plusieurs jours. Afin de m’imprégner et de réaliser un reportage photo, y compris dans l’hôtel où l’histoire se déroule et qui existe toujours ! J’en ai tiré un modèle numérique 3D qui m’a permis de pouvoir continuer à me balader dedans depuis mon atelier. L’étape du storyboard a également duré 3 mois.

Et puis ensuite c’était une grosse année de réalisation et finalisation des planches, à raison de 30 planches tous les 2 mois ! J’ai souhaité travailler en numérique pour cette première bande dessinée, iPad, stylet et l’application Procreate, ça avait le côté rassurant de pouvoir reprendre facilement les choses et de jongler de la couleur au trait sans se poser de question.
Repérages, plans et maquettes
l'Enfer, repérages © Badout l'Enfer, repérages © Badout l'Enfer, l'hôtel en 1960 © Badout
l'Enfer, plan de l'appartement de Marcel et Odette © Badout l'Enfer, plan de l'l'hôtel © Badout
l'Enfer, reconstitution 3D de l'hôtel © Badout l'Enfer, reconstitution 3D de l'hôtel © Badout l'Enfer, reconstitution 3D de l'hôtel © Badout

Le scénario originel mentionnait-il de façon précise la façon dont le cinéaste souhaitait cadrer ?
Oui, pour partie. Dans le découpage du film que j’ai trouvé à la Cinémathèque, il y avait des indications précises de caméras et de mouvements (travelling, focale, etc). Mais j’ai souhaité faire abstraction de cela.

Déjà car ce qui marche pour le cinéma avec de l’image mouvante n’est pas transposable tel quel pour de la BD en images fixes (je m’en suis rendu compte en adaptant les quelques plans que Clouzot avait eu le temps de tourner). Et ensuite car je souhaitais conserver ma patte et ma liberté d’action, de choisir les cadrages… Tout en m’appropriant la façon qu’avait Clouzot de tourner ! Pour ce faire, j’ai visionné ses films, afin de comprendre ce qu’il aimait.

Quelle étape t’a procuré le plus de plaisir ?
Toute la phase de découpage, d’adaptation du scénario en planches et la phase de recherches !

Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes ?
J’ai décrit ces étapes plus haut mais je t’envoie les visuels pour la Planche 1 smiley
du scénario à la planche
l'Enfer, scénario tapuscrit © Clouzot l'Enfer, extrait du scénario du film © Clouzot
l'Enfer, rough de la planche 1 de l'album © Badout l'Enfer, version finale de la planche 1 de l'album © Badout

Dans quelle ambiance sonore travailles-tu habituellement ? Silence monacal ? Musique de circonstance ? Radio ou podcast ?
Je travaille en atelier partagé avec d’autres artistes, aux profils variés (illustration, peinture, photo, mosaïque…) Ça dépend du jour, de l’humeur, du bruit autour de moi et du niveau de concentration que je dois atteindre pour réaliser telle planche ou une autre. Donc j’alterne entre silence, podcast (Affaires sensibles et Zoom Zoom Zen !) mais aussi de la musique (LCD Soundsystem, new wave, électro…)

l'Enfer, extrait © BadoutAurais-tu une anecdote à nous raconter relative la création de cet album ?
Le chat de l’hôtel dans la BD n’est autre que ma chatte, Ambre ! Malheureusement elle nous a quitté pendant la finalisation de l’ouvrage, j’avais envie de lui rendre hommage ainsi.


Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Je travaille actuellement sur une nouvelle série de toiles et je commence à préparer ma deuxième partie d’année qui sera vouée à 3 projets XXL de fresques murales et de scénographies immersives, notamment pour un festival de street art, mais également un restaurant et un centre culturel, à Lyon et autour.


l'Enfer, extrait © BadoutTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Le roman graphique Krimi de mon collègue de chez Sarbacane, Alex W. Inker ! C’est incroyable ce qu’il a réussi à faire graphiquement. J’ai eu la chance de voir ses planches en vrai, et elles sont vraiment canon. Et puis le sujet me touche particulièrement, une BD sur un film, forcément…

Je viens aussi de prendre une claque, avec le dernier roman de Louise Mey, 34m2, qui décrit l’emprise, la peur et la violence dans le couple, vécu par la narratrice. Ça résonne malheureusement assez fort avec L’Enfer.


Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…
l'Enfer, scénario original anoté © Clouzot
un personnage de BD : Jacques le petit lézard géant, de Libon
un personnage de roman : Winston Smith, de 1984
un cinéaste : une cinéaste, Rose Glass
une chanson : Blind, de Hercules & the Love Affair
un instrument de musique : une basse
un jeu de société : Labyrinthe
une découverte scientifique : la gravité
une recette culinaire : le risotto
une pâtisserie : le flan
une ville : Bruxelles
une qualité : l’obstination
un défaut : l’obstination
un monument : la basilique de Fourvière
une boisson : la chicorée
un proverbe : l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse


Un dernier mot pour la postérité ?
Par pitié, achetez vos BD chez les librairies indépendantes, elles en ont besoin ! Pas les grands groupes :)

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
l'Enfer, recherches © Badout
Le Korrigan



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