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Entretien avec Romain Rousseaux Perin
Interview accordé aux SdI en Septembre 2025


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Un grand bonjour !

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…
J’y suis attaché… dans un certain cadre. Et dans le cas présent, franchement pas ! Le tutoiement est même de rigueur !

Tu m’elèves une sacrée épine du pied, merci !
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

Je suis l’un des nombreux héritiers d’Elon Musk, mais je ne crois pas qu’il le sache… Si je te donnais mes numéros de compte, tu comprendrais tout de suite que je ne lui dois rien. Du reste, je suis autodidacte. J’ai 32 ans, heureux papa de deux petites filles, et donc un peu auteur de BD. J’ai un parcours plutôt atypique. J’ai d’abord fait des études d’architecture, puis j’ai enchainé sur un doctorat de sociologie : 13 années d’études supérieures au compteur… pour revenir à ma première passion : la BD. On va dire que je me suis un peu perdu en chemin.
Rue de la Grande Truanderie, storyboard © Rousseaux Perin / Morvan
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Je lisais assez peu de romans, mais pas mal de bandes dessinées. C’était les classiques Tintin ou Lucky Luke. On lisait assez peu à la maison, mais il y avait ces quelques BD, et j’y revenais souvent. J’avais aussi un numéro du magazine Spirou, je me souviens encore de la couverture consacrée aux Tuniques bleues. C’était juste un numéro, je ne sais même pas comment il est arrivé jusqu’à moi mais j’y retrouvais, à chaque fois que je l’ouvrais, un monde qui semblait m’appeler du pied. J’éprouvais une forme de fascination pour ce médium, dont je n’explique toujours pas les origines. Avec le recul, je crois que j’aimais particulièrement associer le plaisir de la lecture au plaisir esthétique des images. Mais rien ne me prédestinait à réaliser un jour mes propres bandes dessinées.

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ?
Avec le temps, c’est devenu un objectif. Un rêve, sans doute un peu aussi. J’ai longtemps eu un aperçu assez réducteur de la bande dessinée. Je restais focalisé sur les classiques franco-belges, parce que je n’avais que ça à me mettre sous la dent. On allait assez peu dans les librairies, et la bibliothèque de mon collège ou de mon lycée n’avait qu’une sélection restreinte. C’est un peu banal de dire avoir été influencé par Hergé, mais c’est le cas. De là à dire qu’il a fait naître une vocation, peut-être pas. Ce qui est certain pour autant, c’est qu’il a joué un rôle dans la construction du dessinateur que je suis devenu.
Rue de la Grande Truanderie, planche du tome 1 © Bamboo / Rousseaux Perin / Morvan / Ooshima Rue de la Grande Truanderie, planche du tome 1 © Bamboo / Rousseaux Perin / Morvan / Ooshima
Après ce premier album, quelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
J’aime croiser du monde, et cette aspiration sociale est en partie satisfaite par les enseignements que je dispense à l’école d’architecture de Nancy. Mes filles et ma compagne me comblent, bien évidemment. Mon aînée a vraiment le goût du dessin : elle a 5 ans, et touche déjà à l’aquarelle ! Ça présage de beaux moments de partage entre père et fille. Mais j’ai aussi un immense plaisir à me retrouver seul face à ma table à dessin. Le sentiment d’évasion et de plénitude que cela me procure, lorsque je suis à peu près content de ce que je dessine, c’est une expérience que je souhaite à tout le monde.

Après, ces petites ou grandes réjouissances s’accompagnent de difficultés dont je me passerais bien. Financièrement, c’est stressant. Tant que tu n’as pas eu de succès, les ressources fondent vite comme peau de chagrin. Ça t’oblige à t’investir dans d’autres choses, à te disperser, à être moins focus sur l’histoire que tu racontes… Et puis, quand on est quelqu’un comme moi qui ne suis à peu près jamais content de ce que je fais, ça peut être pénible à vivre au quotidien. Cette remise en question permanente prend sérieusement la tête, par moments.
Rue de la Grande Truanderie, atelier d'artiste © Romain Rousseaux Perin
Ta formation d’architecte a-t-elle influencée la façon dont tu as construit tes planches ?
L’école d’architecture ne m’a pas appris à dessiner, elle m’a appris à observer, à connaître et comprendre intimement ce que je dessine. Parfois jusqu’à l’obsession, mais c’est ce qui donne à mon sens « du corps aux décors ». Aussi, la lecture en plan et en coupe : les caves du Familistère par exemple, je les ai dessinées sans photo, juste en imaginant ce qu’elles pouvaient être à partir des documents géométraux dont je disposais. Les façades du Paris pré-Haussmann ont été relevées à l’époque pour préserver une trace de ce que fut Paris avant les grands travaux, et c’est grâce à ces documents que j’ai pu reconstituer le Paris du milieu du XIXe siècle. Après, sur la composition des planches ou des images, je le fais par instinct. Je n’ai jamais eu les codes en tête, parce que je ne les ai pas appris. C’est une sorte de langue maternelle (j’aimerais en dire autant de l’anglais…). Comme dit, je suis autodidacte. Les codes, je les découvre encore aujourd’hui, notamment quand je souhaite transmettre à mes élèves.
Rue de la Grande Truanderie, crayonné des planches 16 et 17 © Romain Rousseaux Perin
Que connaissais-tu du Familistère de Guise avant qu’il ne devienne le cadre d’une partie de l’histoire ?
J’ai pu visiter le Familistère de Guise lors d’un rapide séjour dans le Nord. Je devais visiter le tribunal d’Avesnes-sur-Helpe, pour mes études, et j’ai fait un petit détour par le Familistère. Et puis j’y suis retourné une ou deux fois, pour le faire découvrir à mes proches. Finalement, lorsqu’on a signé chez Grand Angle, je le connaissais suffisamment pour ne pas ressentir le besoin d’y remettre les pieds pour la bande dessinée. Après, les anecdotes concernant les différents protagonistes, c’est JD qui me les a apprises. Ça rajoute évidemment une dimension importante dans la compréhension de la naissance (mais aussi du déclin) de cette utopie réalisée.

Socialement et architecturalement, il était incroyablement novateur et avant-gardiste pour l’époque… Comment présenterais-tu ce bâtiment et cette utopie sociale à quelqu’un n’en connaissant rien ?
Difficile de résumer les grandes idées de Godin en quelques mots... Simplement, quand tu penses aux utopies qui tentent encore aujourd’hui d’imaginer ce que pourrait être une société idéale, tant dans sa structure sociale que dans son cadre architectural ou urbanistique, tu peux te dire que si un jour, quelqu’un se dit « Tiens, je vais mettre ma fortune au service de cette belle idée », on revivrait en quelque sorte ce qu’a été l’histoire du Familistère de Guise. Encore faut-il que cette idée soit désirable cela dit… Mais ce serait chouette, on a besoin d’utopies, aujourd’hui plus que jamais ! Malheureusement, imaginer des cités idéales ne rapporte pas d’argent, et le temps vient à manquer pour se prêter à de pareilles entreprises…
Rue de la Grande Truanderie, un travail minutieux © Romain Rousseaux Perin
L’apparence de Glannes s’est-elle rapidement imposée ou est-elle passée par différents stades avant de revêtir celle que l’on sait ?
Non, Glannes a tout de suite été Glannes. Je n’ai fait aucune recherche. Pour être tout à fait honnête, je l’ai dessiné pour la première fois sur la planche où elle détrousse Godin. Même pas sur une feuille à part. J’y suis allé à l’instinct. Donc je l’ai d’abord dessiné petite, parce que j’ai commencé le tome 1 par les planches des halles. Et puis je l’ai dessiné adulte, en tâchant d’être au plus proche du côté un peu espiègle que je lui donnais enfant. Et elle est devenue celle que l’on connaît aujourd’hui.

Quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Glannes, justement ! Je me demande si ce n’est pas un personnage qui, en tout cas dans son apparence physique, risque de me poursuivre. Un peu à la manière des personnages féminins de Gibrat. Je m’y suis attaché, et je ne sais pas si j’aurai envie de la lâcher de sitôt. Wait & see…

Comment as-tu croisé la route de Jean-David Morvan qui signe le scénario de la Rue de la Grande Truanderie ? Qu’est-ce qui t’a séduit dans cette histoire se déroulant en partie dans le Paris de la Belle Epoque ?
Je suivais le travail de Jean-David depuis assez longtemps, j’avais déjà eu quelques fois l’occasion de le rencontrer, dans des festivals ou directement à son atelier de l’époque, les 510 TTC. Et puis mon doctorat m’a amené à venir m’installer à Reims, là où il habite. Un jour, il donnait une séance de dédicaces avec Rey (Macutay), j’y suis allé avec mes planches sous le bras, je lui ai montré et on s’est revus très vite. Il m’a proposé de travailler sur cette histoire qui collait pile-poil avec ma formation d’architecte et de sociologue ; il l’a imaginée 20 ans plus tôt mais j’ai tout de suite eu le sentiment qu’elle était taillée sur mesure pour moi.

Rue de la Grande Truanderie, crayonné de la planche 14 © Romain Rousseaux PerinConcrètement, comment s’est organisé le travail sur l’album ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation ?
Sur la base du synopsis, JD fait le découpage case par case sous la forme d’un tableau détaillant les décors, les actions et les dialogues. Quand je reçois ce document, je travaille le story-board et enchaine sur le crayonné. Il y a une très grande confiance entre nous, si bien que je ne lui envoie pas systématiquement le résultat de mon travail sur le story-board. Je lui partage quand même mes crayonnés, à mon éditeur aussi, histoire d’avoir leur validation. Et puis encrage et lavis à l’aquarelle bleue. Une fois que cette dernière étape est passée, j’envoie le scan en haute définition à Hiroyuki (Ooshima), qui fait les couleurs en numérique. Et enfin, j’ajoute les bulles à la main, et le texte avec une police créée à partir de ma propre écriture.

Quels outils as-tu utilisé pour composer et dessiner tes planches et quel format font tes planches ?
Je ne dessine qu’en tradi. Le seul moment où j’utilise les outils numériques, c’est pour scanner mes pages et, éventuellement, apporter deux-trois corrections sur mon dessin. Et pour le texte donc. Du coup, papier et crayons, plume et encre de Chine, pinceaux et aquarelle. Mes feuilles font 50 x 37,5 cm, mais le format utile, celui où je dessine vraiment, ça fait exactement un format A3.

Rue de la Grande Truanderie, crayonné de la planche 10 © Romain Rousseaux PerinQuelle étape te procure le plus de plaisir ?
Le crayonné, sans hésitation. Je dois bien avouer que je déteste l’encrage. Je pense que pour mes prochains projets, je ferai en sorte de m’en passer. Je n’y prends aucun plaisir. J’aime la couleur, qu’elle puisse être perçue, même à travers le trait.

Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes afin de mieux comprendre ta façon de travailler ? a
Il se trouve que les différentes étapes de ce travail sont visibles dans le cahier graphique disposé à la fin de l’édition spéciale éditée par les librairies Ça va buller (Strasbourg) et Bulle en stock (Amiens). On aurait aimé une édition limitée avec mes planches au lavis bleu, sans couleur, mais ça n’a malheureusement pas pu se faire…

Si la colorisation de Hiroyuki Ooshima est intéressante, j’avoue que j’ai été fasciné par ton travail en bleu… et je me dis que la publication de l’album dans cette version serait une excellente idée… Une telle version est-elle envisagée ou envisageable ?
Promis, je n’ai pas lu ta question avant de répondre à la précédente ! Elle a donc bien été envisagée, et je continue de l’espérer, dans une version intégrale pourquoi pas ? Les personnes que j’ai pu rencontrer en dédicaces, et qui ont connaissance de ce travail, sont nombreuses à m’avoir demandé si une telle édition existerait. Je pense qu’elle avait toute sa place sur les étals.

Aurais-tu une anecdote à nous raconter relative à la création de cet album ?
En voyant la double page sur Paris, au moment où Godin embarque Glannes à Guise, mon beau-père m’a demandé s’il y avait le bon nombre d’arc-boutants sur Notre-Dame. Histoire de me titiller un peu sur le fait que je suis un peu obsessionnel sur les détails. Le fait est que… le compte est bon ! Et promis, celle là, je ne l’avais pas du tout anticipé…

Avec quel scénariste rêverais-tu de travailler ?
Pour n’en citer qu’un, Xavier Dorison. Et à défaut, Romain Rousseaux Perin, mais j’ai un rapport compliqué avec moi-même…

Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Concrètement, je termine le tome 2 ! Après, on verra où le vent me portera… Mais j’espère du côté de la BD.

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Au rayon BD, Plus loin qu’ailleurs, de Christophe Chabouté
Au rayon roman, Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon
Au rayon musique, l’album Oceano Nox, de Clara Ysé
Au rayon podcast, La Planche, de Ronan Chabrat

Rue de la Grande Truanderie, un somptueux visuel © Romain Rousseaux Perin
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
« C’est une bonne situation ça, auteur de BD ? »
La réponse est-elle dans la question ? Ça dépend du point de vue…

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Romain Rousseaux Perin, portrait de l'artiste
un personnage de BD : Jérôme K. Jérôme Bloche
un personnage de roman : Poil de carotte
un animal : Un panda roux
une chanson : Brave Margot, de Georges Brassens
un instrument de musique : Duduk
un jeu de société : Je ne joue jamais aux jeux de société…
un monument : La Sagrada familia
une recette culinaire : Les pâtes au thon. Mais à ce qu’il paraît, y’a trop de cadmium dans les pâtes, et trop de mercure dans les boîtes de thon…
une pâtisserie : La tarte au sucre
une ville : Bruxelles
une qualité : Aucune
un défaut : Aucun
une boisson : Elsass Cola
un proverbe : Joker !

Un dernier mot pour la postérité ?
Poukram !

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Le Korrigan