Haut de page.

Qu’est ce que le « steampunk »?
Publié dans Utopies n°1


Par Olivier Legrand

Cette appellation quelque peu barbare désigne un sous-genre de la science fiction actuelle : l’action des récits « steampunk » est généralement située au XIXème siècle, époque chère aux nostalgiques de Jules Verne et d’Herbert George Wells. Les auteurs fondateurs du genre steampunk ne cachent d’ailleurs pas leur admiration (et leur dette) envers ces deux pionniers de la S.F. Le steampunk, c’est en quelque sorte la science fiction d’hier, vue avec un regard actuel et légèrement décalé : un mélange d’uchronie, de technologie rétro et d’atmosphère victorienne. Avec le steampunk, la science fiction se conjugue au futur antérieur.

Il semble que le terme « steampunk », formé sur « steam » (vapeur), ait été inventé à la fin des années 80 ou au début des années 90, en référence au genre cyberpunk, dont il serait en quelque sorte l’équivalent victorien.

Parmi les textes fondateurs du genre, les trois romans suivants donnent un bon aperçu des horizons (très vastes) de la littérature steampunk : « La Machine à Différences » (1990), de William Gibson et Bruce Sterling, « Les Voies d’Anubis » (1984) de Tim Powers et « Machines Infernales » (1987) de K.W. Jeter.

Bien qu’il ait été publié plusieurs années après la naissance du genre, « La Machine à Différences » est considéré par de nombreux critiques comme le roman steampunk par excellence. Son action se situe dans une version uchronique des années 1850, où la Révolution Industrielle se transforme en Révolution Informatique, grâce à la fameuse Machine de Charles Babbage - contrairement à ce qui se produisit dans notre monde, où les travaux de Babbage passèrent relativement inaperçus avant d’être redécouverts par les pionniers de l’informatique. Conformément à la grande tradition de l’uchronie, « La Machine à Différences » fait se croiser personnages fictifs et figures historiques – on y rencontre notamment Lord Byron, à la tête d’une Grande Bretagne convertie au Socialisme ( !), et sa fille, la brillante Ada Lovelace, qui fut réellement la collaboratrice de Babbage (pour la petite histoire, il semble qu’elle ait été la première à imaginer la notion de machine programmable – voici plus de 150 ans). Ici, le suffixe «- punk » (que l’on pourrait traduire approximativement par « crade ») prend tout son sens, « La Machine à Différences » présentant une vision plutôt sombre de la nouvelle société industrielle – chez William Gibson et Bruce Sterling (qui furent, ne l’oublions pas, deux des pères fondateurs du mouvement cyberpunk), Uchronie rime avec Dystopie.

Rien de tout cela dans « Les Voies d’Anubis », qui nous conte l’étrange odyssée de Brendan Doyle, universitaire de la fin du XXème siècle, projeté dans les bas-fonds du Londres du XIXème siècle – avec, au programme, mages égyptiens, portes temporelles, diverses créatures étranges et, bien sûr, les inévitables paradoxes et bizarreries logiques résultant de multiples voyages à travers le temps... Ici, pas de réflexion sociale ou de mise en perspective historique, mais une course contre le temps (dans tous les sens du terme), un grand récit d’aventure mené tambour battant et avec une maestria indéniable. Contrairement à la grande majorité des œuvres étiquetées steampunk, le roman de Tim Powers ne contient aucune invention mécaniques étrange, une exception à la règle qui pousse certains spécialistes du genre à le considérer comme du « pseudo-steampunk », mais qui témoigne surtout de l’extrême largeur de ce champ particulier de l’imaginaire moderne. Dans « Les Voies d’Anubis », le grand catalyseur d’événements improbables n’est pas la science, mais la magie. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’auteur lui applique le traitement habituellement réservé à la technologie dans le genre steampunk : découvertes décisives , expériences qui tournent mal, effets secondaires imprévus, tout y est.

Mais c’est probablement « Machines Infernales » de K.W. Jeter qui nous offre le plus parfait exemple de roman steampunk – un récit foisonnant, rempli de personnages excentriques, de situations hautement improbables et d’inventions délirantes, telles que le Régulateur Etherique, le Chariot Hermétique ou le Paganinicon. Tout commence (comme toujours ?) à Londres, au XIXème siècle, dans la boutique d’un horloger nommé George Dower. La visite d’un client à l’apparence étrange va être le point de départ d’une longue chaîne de mésaventures et de catastrophes pour l’infortuné Dower, dont les tribulations l’amèneront finalement à sauver le monde (tout en perdant, hélas, sa réputation). Ancien disciple de Philip K. Dick, K.W. Jeter nous présente ici un récit extravagant et frénétique, dans un esprit qui n’est pas sans évoquer celui des Monty Python et, plus encore, de Terry Giliam. Comme dans « Les Voies d’Anubis », le héros de « Machines Infernales » est un simple mortel qui se retrouve bien malgré lui projeté dans un véritable maelström d’événements aux implications cosmiques. Les similitudes existant entre les deux romans ne doivent rien au hasard, K.W. Jeter et Tim Powers étant tous les deux membres d’un trio d’écrivains souvent considéré comme la sainte trinité du steampunk. Le troisième membre de la bande, James Blaylock, a lui aussi contribué au genre, avec des romans comme « Le Temps Fugitif » et « Homunculus ».


Parmi les autres romans pouvant être étiquetés steampunk, ou rattachés à ce genre, citons encore « Les Vaisseaux du Temps » de Stephen Baxter, « La Liste des Sept » de Mark Frost (dont le héros n’est autre qu’Arthur Conan Doyle, confronté à une vaste conspiration psychique), « Anno Dracula » (extraordinaire uchronie d’un Londres victorien gouverné par Dracula en personne !). La liste est encore longue et de nombreux romans fondateurs ou précurseurs du steampunk restent, à ce jour, encore introuvables en français – à commencer par « Morlock Night » de K.W. Jeter, où le Londres de la fin du XIXème siècle se trouve soudain envahi par les affreux Morlocks, tout droit sortis de « La Machine à Explorer le Temps »...

Les auteurs français ne sont pas en reste, avec des romans comme « Les Confessions d’un Automate Mangeur d’Opium » de Mathieu Gaborit et Fabrice Colin, « L’Instinct de l’Equarrisseur » de Thomas Day, « La Cité entre les Mondes » de Francis Valéry ou le jubilatoire « Bouvard, Pécuchet et les Savants Fous » de René Réouven, où l’auteur réussit l’exploit de réunir dans un récit parfaitement cohérent des personnages issus de plusieurs œuvres d’H.G. Wells et de Gustave Flaubert ! Citons également l’anthologie « Futurs Antérieurs », parue voici quelques années chez Fleuve Noir, qui présente un panorama assez complet (bien qu’inégal) des différents aspects du genre.

Comme tout courant littéraire ou esthétique, la vague steampunk a eu ses précurseurs. Sans faire des œuvres de Jules Verne ou d’H.G. Wells du « steampunk avant la lettre », ce qui serait historiquement fallacieux, on peut notamment citer « La Machine à Explorer l’Espace », de Christopher Priest (1976), délicieux hommage aux scientific romances des années 1890-1900, ou « Chacun Son Tour » de Philip José Farmer (1973), relecture délirante du « Tour du Monde en 80 Jours », où l’on apprend, entre autres révélations fracassantes, que Phileas Fogg et le Capitaine Nemo étaient en réalité les agents de deux races extra-terrestres engagées dans un conflit aux enjeux cosmiques... Chez Priest comme chez Farmer, tous les ingrédients du (futur) genre sont déjà là.

Aujourd’hui, l’étiquette steampunk est appliquée de manière assez libérale à tout récit se déroulant au XIXème siècle et présentant des éléments fantastiques ou science-fictionnesques, mais aussi à tout univers imaginaire présentant une esthétique à la fois industrielle et baroque, comme celui de « Perdido Street Station » de China Miéville (2001). Loin de constituer une quelconque décadence du genre, cette ouverture témoigne au contraire de son extrême vigueur ; comme, avant lui, la fantasy ou le cyberpunk, le steampunk a su évoluer au-delà de ses prémisses originelles pour devenir un pan à part entière de notre imaginaire actuel. Le futur antérieur a donc encore de beaux jours devant lui !
Utopies