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Fins limiers médiévaux
un article signé Fr.-Xavier Cuende



Les enfants de Cadfael et Guillaume de Baskerville ?

Interrogez les gens autour de vous, et demandez-leur de vous donner un exemple d’enquête policière dans un cadre médiéval. Vous avez alors de grandes chances de vous entendre répondre ce que, de mon côté, j’ai aussi entendu à de nombreuses reprises : Le nom de la rose et Frère Cadfael.
J’ai la faiblesse de croire que la renommée du Nom de la Rose, auprès du grand public, doit moins au roman d’Umberto Eco qu’à son adaptation cinématographique par Jean-Jacques Annaud. Quant aux romans d’Ellis Peters mettant en scène son moine bénédictin, ils ont apporté un ton nouveau dans le roman policier à partir de la fin des années 1977 et ont eu, globalement, plus de succès que les adaptations télévisuelles qui en ont été faites.
Aujourd’hui, le « polar historique » a largement étendu ses ailes dans l’édition, et il ne se passe pas un trimestre sans que débarque sur les étagères de mon libraire préféré un nouvel enquêteur résolvant les mystères dans quelque décor du passé. A peu près toutes les époques ont aujourd’hui leur polar, de l’Egype antique à l’ère victorienne, en passant par la Rome impériale, l’Angleterre médiévale et la France des Lumières.
Je ne prétends pas dresser ici un panorama exhaustif du « polar médiéval », mais plutôt aborder ce genre à petites touches, en essayant de faire ressortir ce qui, à mes yeux, lui donne des forces et des faiblesses, en me limitant principalement et volontairement au Moyen Age européen et à des parutions en français. Ne cherchez pas ici une vérité objective, je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres. La différence avec les autres lecteurs, c’est que moi, j’ai pris la plume pour vos en parler, hahaha.

Un vaste choix de lieux et d’époques

Pour se faire une première idée du vaste choix offert au lecteur curieux de polar médiéval, il suffit de se plonger dans le catalogue d’un éditeur comme 10-18 , et plus particulièrement sa collection Grands Détectives, ou dans celui de la collection Labyrinthes chez Masque/Champs-Elysées. Vous y découvrirez la grande variété des portes qui vous font face. Je vais en entrouvrir quelques-unes pour vous donner un aperçu.
Disons-le clairement, les îles britanniques, et notamment l’Angleterre, sont un des décors privilégiés des polars médiévaux.
Peter Tremayne (chez 10-18) envoie Sœur Fidelma de Kildare et le saxon Frère Eadulf dans l’Irlande du VIIe siècle.
Frère Cadfael (chez 10-18), déjà cité plus haut, dû à Ellis Peters, traîne ses sandales de bénédictin dans l’Angleterre du XIIe siècle, où ses enquêtes portent aussi bien sur des affaires domestiques que sur des manigances politiques, sur fond de guerre civile entre le roi Stephen (ou Etienne) et l’impératrice Maud (ou Mathilde).
Angleterre aussi, mais à la fin du XIIIe siècle, cette fois, avec le regent master Falconer (Champs-Elysées), créé par Ian Morson, et qui enquête dans la ville et l’Université d’Oxford.
Angleterre, encore, et dans une période juste postérieure à la précédente - vers 1300 -, les enquêtes de sir Hugh Corbett, le clerc et agent secret du roi Edouard Ier, écrites par Paul C. Doherty (10-18).
Restons en Angleterre avec les enquêtes de Frère Athelstan et Sir John Cranston (10-18), sous Edouard III et Richard II enfant. Une création de Paul Harding, qui n’est autre que le Paul C. Doherty susnommé. Un Doherty très fécond (ou très bien entouré…), puisque sous le nom de C. L. Grace, il publie (chez 10-18) les enquêtes de Kathryn Swinbrooke, médecin et apothicaire sous Edouard IV, pendant la guerre des Deux Roses.
La guerre des Deux Roses est aussi la période dans laquelle se déroulent les aventures de Roger le colporteur, le héros de Kate Sedley (10-18).

Mais, si vous êtes allergiques au climat ou à la nourriture anglaise, ne soyez pas inquiets. D’autres destinations s’offrent à vous.
Sous la plume de Marc Paillet (chez 10-18), ce sont deux missi dominici de Charlemagne qui parcourent l’empire carolingien du IXe siècle.
La France de Louis VII et d’Alienor d’Aquitaine revit dans les aventures du chevalier Galeran de Lesneven, grâce à Viviane Moore (Champs-Elysées).
Elena Arseneva (chez 10-18) nous conduit, elle, sur les traces du boyard Artem, dans la Russie kievienne, celle du XIe siècle, aux premiers temps de cet Etat, où l’on rencontre descendants de Vikings Varègues et autochtones slaves, chrétiens et païens, riches et pauvres, villes de bois et grands espaces.
Et la Catalogne du XIVe siècle vous attend dans les pages de Caroline Roe (10-18), qui narre les enquêtes d’Isaac de Gérone, un médecin juif aveugle.

Il semble qu’il y ait déjà, là, de quoi satisfaire plus d’un appétit.

Si les livres en série ne vous intéressent pas vraiment, vous pouvez vous reporter vers des romans « indépendants ». Et si le Nom de la Rose vous paraît trop difficile, avec ses passages en latin non traduits, regardez du côté de Serge Brussolo : Le château des poisons et L’armure de vengeance mettent tous deux en scène Jehan de Montpéril, chevalier sans terre ni fortune qui devra affronter superstitions et périls pour faire la lumière sur d’étranges histoires.

La bure en guise de « plaque »

En dressant ce bref portrait collectif, j’ai remarqué qu’une proportion élevée de ces détectives médiévaux et de leurs acolytes est composée de gens de religion. Qu’ils soient attachés à un lieu, comme frère Cadfael à son abbaye de Shrewsbury, ou itinérants comme sœur Fidelma, ces détectives portent la bure en guise de plaque de police. Mais pourquoi donc cette représentation si forte parmi ces héros, alors qu’ils n’étaient pas si nombreux, proportionnellement, dans la société médiévale ?
Je n’ai pas de certitude absolue en la matière, et je ne peux donc qu’avancer des hypothèses. Contrairement à beaucoup de leurs contemporains, ces frères et sœurs savent lire et écrire et compter, ont des connaissances parfois étendues en plantes médicinales, voire en médecine, en langues classiques et langues étrangères, ont un esprit d’induction et de déduction aiguisé par les raisonnements et controverses religieuses. En outre, leurs positions les amènent à côtoyer aussi bien les gens du peuple que les puissants. Bref, ils n’ont quasiment aucune concurrence en ce qui concerne les atouts de l’esprit. Or, la plupart de ces polars médiévaux reposent sur des résolutions d’énigmes, plus que sur des aventures mouvementées des « privés » à la Mike Hammer. Au besoin, nos religieux enquêteurs sont accompagnés de (ou accompagnent) quelque chevalier porteur d’épée, qui se chargera des moments musclés de l’enquête.
La tête et les jambes, en quelque sorte !

Classique… Trop classique?

Le polar médiéval a l’avantage de pouvoir amener le lecteur à changer d’ambiance, tout en le laissant chausser ses souliers habituels.
Ces romans apportent au lecteur, au fil du récit, les éléments sur la vie quotidienne, les mœurs, le contexte politique de l’époque. L’apprentissage se fait généralement en douceur, même si, chez certains de ces auteurs (parfois historiens de métier), la volonté de didactisme l’emporte sur la fluidité du récit.
Les intrigues, elles, sont généralement plus « classiques ». Vous me direz que, depuis l’aube de l’humanité, ce sont les mêmes choses qui motivent les crimes, les complots : la jalousie, l’envie de pouvoir, l’ego, et quelque fois, la simple faim. Je ne pourrai que vous répondre que vous avez raison, et que c’est pour cela que le lecteur habitué aux polars contemporains n’aura pas de mal à se trouver à l’aise dans ces intrigues-là.

Mais c’est probablement là que le bât me blesse. Je dis bien « me blesse », car j’en fais une affaire personnelle, l’exposé d’un goût qui m’est propre. Pour avoir lu nombre de ces romans policiers médiévaux, j’en tire une sensation générale de plaisir tiède.
Certes, le plaisir de la découverte est là. Il est bien plus facile de faire ses premiers pas dans la Russie kievienne en lisant Elena Arseneva qu’une aride production universitaire sur le sujet. Le roman est une façon de se laisser guider pas à pas dans un nouvel univers. Mais je termine souvent la lecture de ses livres avec un triste goût d’insatisfaction.
Certains d’entre eux, manifestement écrits par des auteurs qui sont d’abord des universitaires avant d’être des romanciers, sont un peu compassés, empesés. L’obligation de donner au lecteur les clés de compréhension de l’époque, du contexte politique, etc., pousse parfois les auteurs à faire donner ces informations par les personnages eux-mêmes, dans des monologues savants qui frisent le pompeux. En outre, beaucoup de ces romans sont dénués de cet humour cynique qui fait le charme de bien des romans noirs, comme si le poids de l’histoire écrasait à la fois l’auteur et le récit. L’une des seules séries de polars historiques qui m’apportent le pétillant de cet humour-là n’a pas pour cadre le Moyen Age, mais la Rome Impériale du Ier siècle de notre ère. Si vous en avez l’occasion ou la curiosité, plongez-vous dans un des romans de Lindsay Davis de sa série mettant en scène Marcus Didius Falco (Champs-Elysées) ; je pense que vous ne manquerez pas de déceler le fossé qui sépare son style acerbe, grinçant, vivant, de celui de la plupart des polars médiévaux auxquels j’ai fait référence.
Et certaines séries me paraissent écrites… en série, justement, au point qu’elles finissent par perdre toute saveur. Je ne prendrai comme exemple que les livres de Paul C. Doherty, sous ce nom-là ou ses autres pseudonymes, qui finissent par être « légers », comme s’ils étaient produits trop vite.

Par ailleurs, j’ai la faiblesse de trouver que nombre de ces intrigues manquent non seulement de « punch » mais de suspense. Au manque de punch, vous pourrez toujours rétorquer que le style « vieilles Anglaises résolvant les énigmes autour d’une tasse de thé » a aussi son charme ; je vous concède le point, il s’agit à d’une question de goût. Mais il me semble que le manque de suspense est plus dérangeant quant on parle de romans policiers ; et c’est l’impression que me laissent, par exemple, les romans de Marc Paillet.

A l’opposé du talent de « vrais écrivains » comme Brussolo ou Eco, dont la maîtrise de la langue et du récit donnent une vitalité et un suspense de haut vol.


Faites-vous votre propre idée

Si j’osais donner un avis général, et au travers des discussions que j’ai pu avoir autour de moi, je dirais que les polars médiévaux donnent généralement plus de satisfaction aux amateurs du Moyen Age qu’aux amateurs de romans policiers. Mais, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, nous parlons ici de goûts personnels.
La meilleure chose qui me reste à dire est donc de vous faire votre propre idée. Et, comme en cuisine ou au cinéma, le meilleur moyen de vous faire une idée, c’est de goûter par vous-même. Si vous fréquentez une bibliothèque publique, si vos amis en ont, lancez-vous sans risque à la découverte de ces polars médiévaux. Et si vous préférez acheter vos livres, ne vous en faites pas trop pour vos finances : beaucoup sont disponibles en format de poche.

Bonne lecture et… ouvrez l’œil.
Utopies