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Entretien avec Luc Brunschwig
Entretien réalisé en Juin 2005 pour le SdI


Première question (métaphysique) : qui es-tu Luc BRUNSCHWIG? (âge, études, passions, numéro de compte en suisse et numéro de carte bleue smiley
Alors, faisons court mais complet… j’ai 38 ans, je suis un type d’une banalité affligeante, si l’on oublie un foutu caractère qui m’interdit de plier l’échine dans une société où (paraît-il) c’est le devoir quotidien des gens.
En un mot, je suis le genre de type avec des convictions et qui les défend droit dans ses bottes, quoiqu’il puisse arriver. C’est sans doute mon principal défaut et aussi ma plus grande qualité, hérité de ma petite maman.
Je suis le père d’un garçon de 4 ans et d’une petite fille de 6 mois, qui constituent à eux deux mes plus grandes passions… si l’on oublie là encore une fichue propension à vouloir leur constituer une DVDthèque qu’ils pourront goûter d’ici quelques années.
J’ai suivi des études de publicité et marketing à Strasbourg, qui n’ont eu d’autres rôles que de rassurer mes parents qui me voyaient m’enfoncer dans un désir impossible de faire de la BD. Elles m’ont surtout permis de faire la connaissance de Laurent Hirn avec lequel j’allais me lancer dans l’aventure du Pouvoir des Innocents.

Enfant, quel lecteur de BD étais-tu? Quels étaient tes auteurs favoris ?
Comme beaucoup d’ado des années 80, j’ai été élevé à la mamelle de Strange et consort… la BD franco-belge est rentrée dans ma vie bien plus tard, sans jamais me donner les mêmes frissons. J’étais fasciné par ses personnages, dont on développait la vie privée en parallèle de leurs actions héroïques. C’était très différent de ce qui se passait dans la BD francophone où les héros ne sont que des silhouettes vides et hiératiques dans lesquels le lecteur se glisse pour vivre une aventure (je parle de personnages comme Blake et Mortimer, Tintin ou Spirou)…

Là où j’ai vraiment compris ce que j’aimerais faire en bande dessinée, c’est en découvrant le travail tout en psychologie et sociologie de Frank Miller sur Daredevil et Batman (la claque), puis, en lisant les Gardiens et V pour Vendetta d’Alan Moore (re-claque et re-re-claque).
C’est en décortiquant le travail de ses deux auteurs que je me suis donné les bases de ma future écriture.

Devenir scénariste de BD, étais-ce un rêve de gosse ?
Oui… un rêve que je partageais avec mon petit frère Yves, qui lui s’est mis à faire de la bande dessinée, à la surprise générale, alors qu’il n’avait que 6 ans. Pendant 4 années, il a réalisé 40 volumes (sur des cahiers d’écolier) des aventures de « Takor, l’extra-terrestre ». Il emmenait sa production à l’école et la faisait lire à la récré à ses copains. Certains se sont enthousiasmés, on voulut faire comme lui, sont venus à la maison pour travailler à ses côtés. On s’est retrouvés toute une bande de gamins qui voulions faire de la BD. Ca nous a poursuivi jusqu’au bac… puis la petite équipe s’est perdue de vue (déménagements, études dans des villes différentes). Je suis le seul qui est allé jusqu’au bout du rêve. Yves, lui, est devenu expert-comptable, mais il s’est spécialisé dans la déclaration fiscale des droits d’auteur en BD… Une façon comme une autre de rester en lien avec un milieu qu’il adore. De plus, je lui ai demandé de co-écrire avec moi le tome 3 de Mic Mac Adam (tâche dont il s’est sorti avec brio)… et surtout, il est physiquement le personnage de Makabi dans la série éponyme, alors que tout le monde croit que c’est un hommage à Woody Allen (bon, d’accord, mon frère ressemble à Woody Allen… mais je n’y peux rien).

N’es-tu pas attiré par de nouveaux horizons scénaristiques ?
J’ai toujours rêvé de faire de la BD… et aujourd’hui, on me permet d’en faire, très librement, en plus. C’est ma façon de m’exprimer. J’y ai mes repères et depuis quelques temps j’en explore les limites, pour ne pas dire que j’arrive parfois à en repousser les limites. Je suis heureux, même si le fait de dépendre de la volonté des dessinateurs est parfois redoutable (j’ai 4 projets qui dorment dans mes tiroirs depuis 10 ans) et ne permets pas toujours d’exprimer l’entièreté de ma vision. Mais le compromis à trouver entre ma volonté et celle du dessinateur est plein d’enseignement pour la vie au quotidien.
En plus, il en jaillit parfois quelque chose de neuf et d’inattendu que notre propre capacité créatrice n’aurait su générer.


En 1992 paraît le premier volume du Pouvoir des Innocents, série de politique-fiction à couper le souffle. Comment est né ce projet?
Le projet est né de plusieurs échecs successifs à essayer d’écrire des scénarios pour des dessinateurs célèbres et à essayer de me fondre dans leur univers (ils ne m’ont jamais rien demandé, mais je pensais que si j’arrivais à les convaincre de travailler avec moi, je deviendrais riche super-vite… mais ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai ainsi écrit un scénario pour Lucky Luke, que Morris a refusé radicalement et un scénario pour Philippe Berthet, que lui a plutôt très gentiment refusé).
Suite à tout ça, je me suis dit qu’il fallait vraiment que j’essaie d’écrire quelque chose qui corresponde à mes envies profondes. Comme je sortais de ma lecture du Batman de Miller, des Gardiens et de V pour Vendetta de Moore… que ça m’avait mis à genoux, j’ai essayé de faire quelque chose d’aussi fort, en y mettant mes propres convictions, ma propre vision du monde.
Je précise juste que le tome 1 du Pouvoir a été écrit alors que je n’avais que 22 ans.


©Delcourt / Laurent Hirn


22 ans… Ca laisse songeur… Qu’est-ce qui t’a poussé à traiter un tel sujet à à peine 22 ans?
Ca va être une réponse un peu curieuse, mais je crois que si j’étais fasciné par le travail de Miller et Moore, c’est que ces deux scénaristes avaient une compréhension ahurissante (à mon sens, en tous cas) de l’être humain et du monde dans lequel il évolue… hors, j’étais un garçon complètement à côté de la plaque dans mes relations avec les autres, incapable de me positionner politiquement, bref totalement déstabilisé par ce qui se passait autour de moi et qui avait une grande peur de toutes ces choses que je ne comprenais pas.
C’est donc précisément parce que je n’y entendais rien alors qu’il me semblait important d’avoir cette compréhension, que je me suis intéressé à ce sujet.

Et finalement, l’écriture du Pouvoir des Innocent t’a-t-il permis de répondre à toutes tes interrogations ?
Eh bien une grande partie en tous cas, puisque le garçon timide et largué, passe aujourd’hui pour un type plutôt ouvert, psychologue, capable de bien analyser les relations entre les gens et capable d’une analyse en stratégie politique assez pertinente.
Attention ! Je n’en suis pas pour autant devenu manipulateur et machiavélique, bien au contraire. J’use surtout de ce pouvoir pour aider les gens.

Voilà une façon bien originale d’aborder un scénario! Où as-tu cherché la matière de cette histoire forte et poignante?
Je crois que l’histoire et les personnages développent beaucoup d’interrogations qui étaient les miennes à cette époque. Si tu regardes bien, les personnages n’arrivent pas à trouver leur place dans la société. Ils se sentent perdus, victimes de pouvoirs qui les manipulent sans qu’ils aient conscience des noms ou des visages des marionnettistes qui dirigent le monde et ainsi leurs vies.
Mais ils découvrent aussi qu’il y a d’autres voies possible, que « comprendre » est une arme et que faire des choix inédits est aussi une arme contre la pensée unique.

Comment as-tu construit le scénario du Pouvoir des Innocents? L’ossature était-elle écrite en même temps que le premier tome ?
Je suis en fait parti de l’idée centrale à savoir « un complot dont le but pour une fois n’est pas de dépouiller l’être humain, mais de lui redonner sa juste place dans la société ». Toute l’histoire s’est construite autour de ça. De la façon dont le complot ressemble dans un premier temps à un complot classique que les « gentils » essaient de révéler pour découvrir finalement les intentions qui se cachent derrière tout ça.
Donc, on peut dire que « oui ! » je savais très bien où j’allais dès le premier tome… par contre, c’est ma façon d’appréhender le sujet et les personnages qui a beaucoup évolué… devenant de plus en plus sensible et réaliste au fur et à mesure que je percevais mieux l’univers et les psychologies des personnages. Moins d’effets spectaculaires. Toujours plus sur les personnages et leur vérité.

Est-ce les comics qui t’ont donné le goût de centrer tes intrigues sur les personnages, de leur donner une âme, une épaisseur, bref, une existence presque tangible?
Les comics, oui, sans aucun doute, mais aussi ma mère (j’ai passé beaucoup de temps à l’écouter avec ses copines parler des gens, des petits secrets, des fêlures de l’âme qu’on trouve derrière les façades trop propres) et bien sûr Laurent Hirn… Laurent m’a complètement poussé dans ce désir d’approfondir les personnages, de bien les cerner avant de leur donner un physique, une attitude.
Quand je l’ai rencontré, ses premières questions ont concerné la psychologie des personnages, leur évolution durant la série, la cohérence de cette évolution… Laurent n’est pas un dessinateur qui aime parler de dessin. C’est avant tout un directeur d’acteurs qui aime savoir comment les diriger, savoir quelle est la juste émotion à faire passer. C’est le plus grand narrateur que je connaisse. Il préfère s’effacer derrière le récit, plutôt que de l’envahir par la maestria de son dessin.

Comment travailles-tu la psychologie et l’histoire de tes personnages ? Par un gros travail en amont au moment de l’élaboration de la trame ou en te glissant dans leurs chaussures pour imaginer leur réaction au plus juste face à événement du scénario, leur personnalité s’affinant au fil du déroulement de l’intrigue?
Je dirais qu’il y a clairement deux étapes dans ma façon d’écrire. Celle que j’appelle « dieu tout puissant » où je construis une histoire en la façonnant à mes exigences, où je peux faire presque tout ce que je veux, tirant les ficelles avec délectation. En parallèle, je commence à penser les personnages, à les caractériser, sans que cela aille très loin…

Puis, vient la seconde phase, que j’appelle « journaliste de fiction »… j’injecte les personnages dans l’histoire et je me place comme observateur… je regarde ce qui se passe, comment la personnalité naissante des personnages bousculent les lignes de l’histoire, comment elles les transforment pour accorder les actes à la logique des psychologies et inversement, comment les actes ainsi accomplis bouleversent la personnalité de mes personnages, les obligent à se construire, à déterminer avec précision qui ils sont, comment ils réagiraient dans telles ou telles situations.

La force de tes scénarios réside (entre autre) dans le fait qu’ils ne se contentent pas de raconter des histoires… Ils racontent avant tout des personnages forts et denses, ce qui rend si poignant et bouleversant les événement auxquels ils sont confrontés. Jusqu’où pousses-tu la création de tes personnages principaux et secondaires?
En fait, je les laisse m’envahir, totalement, au point que je finis par entendre leurs voix, que je suis capable d’appréhender leur logique, leur façon de bouger, les endroits dans lesquels ils vivent… ça ne va pas aussi loin pour tous les personnages, mais les principaux n’y échappent pas.
C’est vraiment jouissif, mais ça nécessite d’être capable de se mettre de côté pour laisser entièrement la place à des êtres de fiction.
Ce n’est pas très éloigné des méthodes de Warren quand il devient acteur et entre pleinement dans ses rôles dans le tome 3 de la série. Par contre, je ne suis pas poursuivi par mes personnages, comme il peut l’être. Je sais les convoquer au moment où c’est nécessaire.


©Delcourt / Laurent Hirn


Parmi les personnages auquel tu as donné vie pour le Pouvoir des Innocents, lequel te touche le plus?
Incontestablement, c’est Steven Providence. J’aime l’idée de ce personnage qui découvre une autre vie possible, une autre façon de diriger le monde et d’y impliquer les gens, en opposition totale à ce qu’il savait de la vie.
J’aime l’idée de ce choc, de ce bouleversement des certitudes, de cette envie que les gens qu’il connaît et dont il se sent responsable puisse profiter de cette nouvelle politique.
J’aime surtout l’idée qu’un homme puisse se sacrifier pour le bien des autres.

Le centre fondé par Jessica, basé sur des principes humanistes et accueillant des enfants en difficulté sociale pour le permettre de se bâtir des projets personnels m’a immédiatement fait penser à Summerhill, école anti-autoritaire et autogérée fondée par Alexander S. Neill. En 1921. Une filiation revendiquée?
Oui… dans le fait que je connaissais l’existence de cette école… non, dans la mesure où je ne m’y suis pas référé de façon consciente. J’ai organisé le centre de Jessica Ruppert après avoir réfléchi à des solutions possibles pour intégrer des délinquants à la société. Ce sont des trouvailles personnelles, même si, au final, d’autres y avaient pensé avant moi.

N’est-ce pas difficile d’abandonner ces êtres de papier lorsque la série est bouclée et la dernière page du scénario achevée?
Ca a été un moment cruel. Nous avons vécu 10 ans avec nos personnages. Mettre un matin le mot fin et savoir qu’on ne partagera plus leur vie est très déstabilisant, au point que Laurent a mis plus d’un an à aborder notre nouveau projet, incapable qu’il était de sortir du Pouvoir. Les scénaristes ont cette chance de travailler sur plusieurs projets à la fois, mais pour un dessinateur, quitter ce qui a été toute leur vie pendant de si longues années… j’ai parfois l’impression de l’avoir privé d’une partie de lui-même.
De mon côté, j’ai été un peu à la dérive pendant six mois, perdu entre la fin du Pouvoir et la naissance de mon premier enfant. C’était un double choc émotionnel qui m’a fait sortir de mon travail, me rendant incapable de me concentrer sur autre chose que ma propre vie.
Dans ces conditions, il m’est presque impossible d’écrire.

Dans quel environnement travailles-tu lorsque tu t’atèles à un scénario?
Ca n’a rien de visuellement exceptionnel. J’ai mon atelier avec mon bureau, mon ordinateur, mes livres… je m’entoure de tout ça, je m’abîme dans la réflexion et je griffonne quelques lignes, assez peu… les choses mûrissent mieux dans la tête.
Ecrire des choses figent le processus de création… on devient vite feignant parce que tout réécrire est contraignant, alors que quand tout est dans la tête, tout peut être revu, réorganisé à tout moment. Ca demande d’avoir une mémoire phénoménale, mais j’ai la chance de l’avoir.


La seconde série à laquelle tu t’es attelé fut Vauriens, avec Laurent Cagniat et Claude Guth aux pinceaux. Pour cette série, plus encore que des personnages complexes et intéressants, tu t’es carrément lancé dans la création d’un univers, comme tu le feras plus tard avec Angus Powderhill, dans la veine de l’Héroïque-Fantasy, et Urban Games dans un style plus futuriste... Comment opères-tu dès lors : crées-tu l’univers en même temps que l’intrigue ou après afin d’en renforcer l’intensité dramatique?
C’est un peu comme pour la construction de mes scénarios polar ou contemporain, sauf que vient s’ajouter la partie création d’univers. Je créé d’un côté une histoire, je la découvre pertinente dans un monde qui n’existe pas… je crée donc cette univers pour qu’il permette aux idées fortes de s’exprimer de façon plus ostentatoire que dans notre monde réaliste, 21e siècle. Par exemple, avec Vauriens, nous voulions parler d’un artiste, un peu égoïste, qui est un héros sur scène et qui va finir par devenir un héros dans la réalité, mais pas le héros qu’il s’imaginait… dans la mesure où il va devoir tuer la femme dont il est amoureux pour y arriver.
Ca parle de pouvoir, de responsabilité, de devoir, de prise de conscience… c’est finalement très proche des thèmes du Pouvoir des Innocents, mais ça paraîtrait très outré, à la limite du crédible, dans un monde contemporain. Alors que là, on est proche de la fable, du conte.


A l’instar du Silence des agneaux, l’Esprit de Warren nous entraîne au cœur de la folie, à la découvert de la personnalité complexe et tourmenté d’un tueur… Comment est né cette série dessinée par Servain et colorisée par Claude Guth?
Je vais juste évoquer les raisons de la naissance de ce projet, sinon, ça être très long… en ce qui concerne la raison brute de décoffrage, je voulais faire lire à Laurent Hirn une histoire qui lui ferait vraiment peur.
Je m’explique. Laurent est ce qu’on appelle un taiseux, un garçon qui parle assez peu surtout au téléphone… bref, quand il t’appelle et qu’il parle pendant une heure et demie sans te laisser placer un mot, c’est un événement à marquer d’une pierre blanche. Or, en 1993, un copain nous a bassiné pendant des mois sur le fait que les Nerfs à Vif de Scorsese, allait être le film le plus effrayant de tous les temps.
Bien sûr, ça n’a pas été le cas et Laurent m’a appelé pendant la fameuse heure et demie pour me le faire savoir par le menu : personnages inconsistants, dialogues risibles, échanges familiaux à la limite de la crédibilité et un De Niro qui cabotine à mort.
En conclusion de son coup de fil et face à son désappointement énorme, je lui ai promis d’écrire une histoire de serial killer qui lui foutrait vraiment les jetons.

Es-tu parvenu à lui faire peur avec ce thriller envoûtant où se mêlent violence physique et torture morale?
Ecoute, il est venu travailler chez moi pour quelques jours, donc je lui ai posé la question, et il me dit que « oui »…

Avec l’esprit de Warren, on ne suit pas l’itinéraire d’un tueur, mais son cheminement intérieur. Au fil de l’histoire, c’est sa personnalité complexe et tourmentée qui éclate au visage du lecteur qui oscille entre horreur et pitié… Comment as-tu crée cet assassin à la fois bourreau et victime?
Une fois que j’ai décidé de créer cette fameuse histoire effrayante, il a fallu que je m’interroge sur mes propres peurs. Celles-ci sont vite apparus : peur de l’homme d’apparence normal en qui sommeil un monstre, celui qui peut enlever votre enfant à la sortie de l’école ou votre femme un soir qu’elle est sortie toute seule… bref, le bon vieux serial-killer. Du coup, j’ai dévoré toute la documentation que je pouvais trouver sur le sujet.
Je me suis beaucoup intéressé à Charles Manson, l’assassin de Sharon Tate, la femme de Roman Polanski, un fait divers horrible qui avait défrayé la chronique dans les années 70.
Le plus troublant avec Manson, c’est qu’il était d’apparence chétive, un petit bonhomme fragile mais qui avait un regard déstabilisant et un charisme inattendu, un homme capable de si bien se fondre dans la personnalité des gens qui se trouvaient en face de lui qu’il en arrivait à pouvoir les manipuler.
Le plus dur pour la justice américaine a été d’établir que Manson avait commis les crimes qu’on lui imputait en manipulant des gens qui les avaient commis à sa place.

Manson avait eu une enfance sordide, une mère prostituée. Il avait dû apprendre à survivre, malgré son physique inapproprié dans des conditions extrêmes de pauvreté, de violence physique et de déni d’affection.
J’ai eu envie de créer un tel personnage, dont les racines du trouble psychologique se trouvent dans la façon dont il est né, dans la façon dont on l’a éduqué et privé d’affection.
Dans l’Esprit de Warren, cette malédiction se répercute de sa mère, à Wednesday puis à l’enfant qu’il aura avec une jeune indien…
C’est une spirale où l’amour est remplacé par la folie, car il n’y a plus de place pour un rapport humain « normal ».
Et si ça s’arrêtait à eux ? Mais non… ça va encore plus loin. Ca va jusqu’à détruire l’humanité de leurs victimes… dans les tomes 3 et 4 de l’Esprit de Warren, Jonathan (la dernière victime vivante de Warren Wednesday) bascule de victime à bourreau, incapable de reconstruire sa vie et de renoncer à sa vengeance (il veut absolument que le monde sache ce qu’on subit ses deux meilleurs amis d’enfance assassinés par Warren).
C’est cette spirale du refus puis de l’incapacité à laisser la place à l’amour qui m’effraie le plus dans l’histoire que nous racontons avec Servain.


©Delcourt / Servain


Warren Wednesday est né le 3 septembre 1968 alors que mourrait son géniteur, condamné à mort pour un massacre sanglant… Le choix de la date est-il un clin d’œil à ta première bougie?
L’histoire se passant au moment de mon entrée en scène dans le monde, j’ai pensé amusant de faire ce petit clin d’œil, qui n’amuse que mon frère, ma mère, ma femme et les lecteurs aussi attentifs que toi.

Lorsque tu ne crées pas un monde de toute pièce, te lances-tu dans de longues recherches documentaires avant d’écrire le scénario proprement dit?
Disons qu’avant de me lancer dans des recherches documentaires, j’essaie d’établir ce que j’ai envie de raconter… la documentation doit venir alimenter, habiller et enrichir mon propos… mais elle ne doit surtout pas en être la base.

Du synopsis à la planche finalisée, quelles ont été les différentes étapes, comment s’est organisé ton travail avec Servain?
Je commence par proposer à Servain un synopsis assez détaillé, mettant en place les grandes lignes de l’histoire de chaque tome. Je le lui fais lire, on rediscute certaines scènes, que je reprécise… ensuite, je découpe tout ça, page par page, case par case, en l’accompagnant des dialogues. Je donne beaucoup d’indications, principalement sur l’état psychologique des personnages, l’endroit dans lequel ils évoluent, leurs petits gestes… mille et un détails qui permettent au dessinateur de saisir l’ambiance, les enjeux, pour construire une scène au plus juste de ce qu’elle doit exprimer. Là encore, rien n’est figé, le dessinateur peut apporter des choses, rediscuter une mise en scène ou un choix scénaristique.
Après ça, Servain me fait une proposition de découpage graphique rapidement exécutée, afin qu’on voit si la scène fonctionne, si les cadrages expriment bien l’émotion ou la tension qui doit passer. Là encore, on peut rediscuter à peu près tout… mais heureusement, ce n’est pas souvent le cas… on se connaît depuis longtemps, on s’apprécie et on respecte le travail de l’un et de l’autre. Ceci dit, faire bouger les choses pour aller vers le mieux n’est pas un manque de respect… c’est à mon sens ne rien faire alors que les choses peuvent encore être améliorer qui est un manque de respect.
Lorsque nous sommes d’accord, Servain passe à l’exécution, encrage, puis Delphine Rieu (pour ce tome 4, après trois tomes excellemment colorisé par Claude Guth) réalise les couleurs. Comme les retouches informatiques sont de plus en plus faciles, même sur un travail à la main, on peut encore rediscuter certains choix d’ambiance colorée.
Au final, tout cela forme un ensemble très exigeant, mais quand on est content du résultat, c’est très gratifiant.

Dans le tome 4 apparaît Jessica Ruppert, maire de New-York… Ce petit crossing over est-il une façon de rendre tes histoires plus prégnantes, plus ancrées dans une réalité?
Il y a trois petits clins d’oeil au Pouvoir des Innocents. Dans les tomes 1 et 2 de Warren, c’est Samuel Ritchie, le flic de la crim’ qui se fait assassiner dans le tome 1 du Pouvoir qui mène l’enquête sur Warren. Dans le tome 2, on entre aperçoit Gedeon Sikk, le précédent maire de New-York qui souhaite ses vœux de bonne année à ses concitoyens. Puis apparaît Jessica Ruppert dans ce tome 4, qui se déroule 2 ans après la fin du Pouvoir des Innocents. Elle a l’air très populaire. J’avais envie de lui rendre ce petit hommage, conforter les gens dans l’idée qu’elle est restée fidèle à elle-même, malgré le pouvoir. C’est aussi une façon de créer une espèce de New-York qui n’appartient qu’à Laurent Hirn, Servain et moi… une sorte de N-Y parallèle à celui qui existe réellement.


©Delcourt / Servain


Dans quel état d’esprit te sens-tu à quelques jours de la sortie du dernier tome de l’esprit de Warren?
Je me sens dans un état de grande fébrilité. C’est un album que certains lecteurs attendent depuis sept longues années. 7 années, ça laisse la place aux fantasmes et à une grande exigence vis-à-vis de ce qui va être proposé. Il y a donc la crainte de décevoir cette attente, d’être allé dans une direction qui va prendre le lecteur de court et le priver du plaisir qu’il espérait.
Reste qu’il incombe à un artiste de faire des choix et de les assumer. Je suis très fier d’être allé au bout de cette aventure, très heureux d’avoir retrouvé Servain et de lui avoir offert une histoire dont il semble content, très fier surtout d’avoir mené les destins de Jonathan et de Warren à leur terme, sans concession et dans le respect de ce qu’ils sont.

Tu faisais partie des rares scénaristes qui hantaient régulièrement les festivals de BD, où tu mettais d’ailleurs une ambiance fort sympathique… Depuis, tu sembles t’être fait plus discret…
C’est vrai et ce pour trois raisons…
La première, c’est que depuis la naissance de mes enfants, je n’ai plus envie de passer mes week-ends en festival. Leur présence, les moments que nous échangeons me semblent plus précieux que le désir futile d’aller faire le beau loin de chez moi.
La seconde, c’est que la dédicace n’est plus ce qu’elle était ou ce qu’elle devrait être. Il y a 15 ans, à mes débuts, la dédicace était une rencontre rare et précieuse entre un libraire tombé amoureux d’un album, ses clients et les auteurs du dit album. Il y avait un travail préliminaire du libraire, un véritable échange avec des gens qui avaient lu et tenaient à faire part de leur enthousiasme, de leurs commentaires, de leurs interrogations. C’était un moment dynamisant dans la carrière d’un auteur, ce que l’on appelle la rencontre avec son public.
Aujourd’hui, la dédicace s’est professionnalisée à tout niveau. Les libraires établissent leur programme de dédicaces des mois à l’avance avec l’éditeur, comme on choisit son menu au restaurant, sans même savoir si les albums qu’ils mettent ainsi en avant vont leur plaire. Et puis, il y a effectivement ces chasseurs de dédicace, des gens qui cherchent le dessin dans l’album avant de chercher la rencontre et l’échange. Ce sont essentiellement eux que l’on retrouve partout… A squatter de façon intempestive les premières places dans les fils d’attente, ils ont fini par dégoûter d’attendre et de s’approcher un public plus sincère mais disposant de moins de temps.
La troisième, c’est qu’avec le net, on peut avoir un échange plus honnête et désintéressé qu’en festival, une vraie discussion sur le fond même du travail, du plaisir, de l’émotion. C’est une façon plus convivial et intéressante de rencontrer le public qu’on ne croisait avant qu’en dédicace.

Si Internet favorise les échanges, l’anonymat fait que certaine personnes se lâchent parfois et tiennent des propos acerbes et déplacés qu’ils n’auraient peut-être pas tenu de vive voie… N'es-tu pas tenté parfois de 'jeter l'éponge' après des remarques agressives ou cela te motive-t-il encore plus ?
J’essaie de faire la part des choses. C’est vrai que la sortie d’un album, l’exposition devant autrui de ses forces et faiblesses est un moment de grande fragilité. Je comprends que certains de mes collègues vivent très mal les agressions de petits salopiots qui croient se grandir en agressant un artiste. A ces gens, je tiens à dire qu’il n’y a rien de plus minable que de s’attaquer ainsi à quelqu’un en état émotionnel de faiblesse, que balayer en quelques secondes le travail d’une année, voir d’une vie, est un manque de respect total et la marque d’un pathétique désir de puissance.
Par contre, je crois qu’il ne faut pas généraliser cette attitude à tous les gens qui fréquentent les forums BD. Il y a des gens très investis qui construisent réellement leurs interventions, qui profitent de ne pas être en état de stress devant un auteur pour leur exposer clairement leur admiration ou leurs critiques (qui sont toujours les bienvenues si elles sont exprimées avec sincérité). Nous sommes très isolés. Les éditeurs font très peu le lien entre les auteurs et leur public. Il est d’ailleurs assez rare que nous recevions une revue de presse complète des articles parus à la sortie d’un album. De toute façon, la plupart des articles de presse, même dans la presse spécialisée, témoigne d’un je m’en foutisme, vis-à-vis de la BD assez désolant. Internet permet dés lors d’être en prise directe avec le sentiment des gens. C’est un baromètre extraordinaire de la façon dont une histoire est perçue, même si les intervenants deviennent, à force de lecture et de réflexion sur le média, davantage des spécialistes que ce fameux lecteur lambda que nous essayons de séduire.

Quelles sont pour toi les joies et difficultés du métier de scénariste?
Les joies sont immenses, surtout lorsqu’on possède vraiment son outil et qu’on peut donc s’engager sur des voies inexplorées, proposer des thématiques qui ont l’air connues, mais qu’on réalise en y mettant des éléments et une façon de les traiter très inattendus.
Finalement, le plus dur dans ce métier, c’est de rencontrer un éditeur qui ait une bonne compréhension de notre travail et qui ait envie d’investir dessus, même si ce n’est pas l’album le plus commercial de l’année.
Le plus choquant pour moi à été de découvrir, au bout de 4 albums, que mon éditeur avait signé le Pouvoir des Innocents en croyant que nous lui proposions un nouveau XIII, alors que nous avons été clair dès le départ sur le fait qu’il s’agissait d’une histoire avec des « morceaux de politique dedans ».
Il a fini par nous avouer qu’il considérait le Pouvoir comme une BD d’auteurs, ce qui aurait dû nous réjouir, si la mine qu’il faisait à ce moment-là, n’avait pas trahi toute sa déception.

Il y a aujourd’hui énormément de grandes maisons d’éditions, avec une grande puissance commercial, capables de forts investissements, qui attirent à eux des projets d’auteurs en mettant en avant leur capacité de vente. Malheureusement, les projets d’auteurs sont trop bizarres pour que leurs commerciaux sachent en faire la promotion. Il faudrait inventer des objets promotionnels spécifiques pour chacun de ces albums mais ils n’ont ni le temps, ni la pertinence pour le faire. Ces albums ont donc des potentiels totalement inexploités dans le cadre de ces maisons.

Quels sont tes derniers coups de cœur?
Oups… je vais te décevoir… j’ai très peu de temps à moi en ce moment. J’ai vu 60 fois les Indestructibles avec mon fils et je dois dire que Pixar reste un studio épatant, d’une exigence dans le plaisir qui fait carrément du bien.
Ma grande passion du moment, en fait, ce sont les coffrets de série en DVD… avec ma femme nous les dévorons avec gourmandise. Le fait de voir se développer des intrigues et des personnages sur un média long provoque une relation quasi charnelle avec les héros. C’est le même plaisir que j’éprouvais enfant en lisant Spiderman, Daredevil… avec en plus la petite touche adulte qui déculpabilise.
Parmi ces séries je tiens à citer le must qui est sans aucun doute Six Feet Under et des choses excellentes comme The Shield, Nip/Tuck, Alias…


Peut-on secrètement espérer une suite à Urban Games? A quand le troisième Opus de Angus Powderhill? As-tu de nouveaux projets dans tes cartons ? Bref, quels sont tes projets présents et à venir?
Je crois honnêtement qu’il n’y a plus rien à espérer sur Urban Games… du moins avec Jean-Christophe Raufflet, le dessinateur du tome 1… ce fût une expérience douloureuse, de laquelle je me suis très pitoyablement sorti… on m’a offert beaucoup de pages que je n’ai pas su intelligemment exploiter. Je crois d’ailleurs que c’est caractéristique de l’incompréhension des français vis-à-vis du manga… le manga, ce n’est pas simplement raconter une même histoire sur plus de page, c’est surtout une autre façon de raconter les histoires. Aujourd’hui, je saurais quoi faire… mais là, ça a vraiment été un gâchis total.
En ce qui concerne Angus, la moitié du tome 3 est réalisé, mais je suis un peu dans l’expectative vis-à-vis des Humanos. Ils traversent une crise importante, et j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce qu’ils veulent faire de leur maison d’édition. Ce n’est pas très stimulant… c’est le moins qu’on puisse dire.
En ce qui concerne les projets, ils sont nombreux : poursuivre Makabi avec Neuray chez Dupuis, démarrer un spin-off de cette série avec Dan Christiansen (j’ai découvert qu’il y avait trop de personnages, que les lecteurs s’étaient attachés au petit monde de Little Jeruasalem, le quartier dans lequel Lloyd Singer a grandi. Or notre héros s’en éloigne, alors que beaucoup de gens aimeraient suivre davantage de choses se passant dans ce quartier… on va donc remédier à cela). Je suis en train de finir le premier tome d’une série de trois intitulée Le Sourire du Clown en compagnie de mon vieux complice Laurent Hirn. J’avance aussi sur trois nouveaux projets, Après la Guerre, avec Freddy Martin, La Mémoire dans les Poches avec Etienne Leroux et Holmes avec Cécil. Tous ces projets doivent paraître chez Futuropolis dans le courant de l’année prochaine.

Et bien sûr, je continue de travailler sur les nouveaux épisodes de Mic Mac Adam chez Dargaud avec Benn. Nous terminons le quatrième et ma contribution devrait cesser après le 5e qui bouclera la boucle.

Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu aimerais néanmoins répondre ?
Ben, à vrai dire… non !

Pour finir et afin de mieux te connaître et comme le veut la tradition des SdI, voici un petit portrait chinois à la sauce chrysopéenne…

Une créature mythologique : un lutin
Un personnage de cinéma : James Stewart dans la Vie est Belle de Frank Capra
Un personnage biblique : Le roi Salomon (c’est mon nom hébreu)
Un personnage de roman : Le héros du Jeune Homme, la Mort et le Temps de Richard Matheson.
Un personnage historique : Gandhi
Un personnage de BD : Matt Murdock alias Daredevil
Un personnage de théâtre : Un personnage de En attendant Godot de Beckett
Une œuvre humaine : Rendre un désert verdoyant (ce que les juifs ont réalisé en arrivant en Israël en 47)

Le Korrigan