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Entretien avec Jean-Christophe Derrien
accordé aux SdI en juin 2006

Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi (Parcours, études, âges et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de compte numéroté en suisse.)?
34ans. Etudes de cinéma et de communication à Aix en Provence. Expérience du fanzinat Bd & Jeux de rôles pendant mon adolescence (rédacteur en chef pour les deux publications). Premiers scripts de dessins animés chez Ellipsanime (Blake et Mortimer, Bob Morane, Xcalibur, Fracasse, Kong…). Premier contrat Bd chez Glenat pour Incantations. Et voili…

Quels étaient le nom de ces fanzines? Que t'a apporté cette expérience fanzinesque ?
Walter PPK pour le Jeu de rôles et Rainbow Warrior pour la bande dessinée. Ca m'a permis de travailler avec d'autres personnes, plutôt que de rester tout seul dans son coin. Je ne pense pas avoir été un bon rédacteur en chef, il faut aimer diriger, écouter, contrôler. Moi, je laissais passer beaucoup trop de choses non abouties, les miennes incluses. Mais bon, on se faisait plaisir. Ce serait aujourdhui, je ne le referai pas. Ou en tout cas, je me contenterai de créer un blog ou un site web. Parce que la contrainte d'un fanzine, c'est l'impression, la diffusion...

Comment définirais-tu le JdR pour expliquer à un néophyte ce que c’est?
C'est un moyen de se projeter dans une histoire, uniquement par des discussions et quelques lancés de dés. Un des participants tient le rôle du scénariste/ réalisateur, les autres interprètent chacun un personnage. Mais la fin de l'histoire n'est jamais écrite et toujours incertaine...

Quelle est ton meilleur souvenir de rôliste?
En tant que joueur, des parties de Donjons & Dragons épiques. En tant que maître du jeu, une saison complète d'Ambre (d'après Roger Zelasny)...mais ce jeu là s'apparente plus à de la diplomatie, des conflits d'idées...

Et ton pire cauchemar?
Participer à des tournois de jeux de rôles, des conventions... Si c'était plaisant de rencontrer de nouveaux joueurs, il y avait un côté Barnum qui ne convenait pas selon moi à l'expérience tranquille et intime d'une partie de jeux de rôles.

Est-ce là qu’est née ton envie de raconter des histoires?
Bizarrement, quand j'ai vu pour la première fois Blade Runner, à 13 ans. L'association d'un visuel novateur avec une histoire somme toute classique mais carrée, efficace m'a énormément plu. D'où mon envie de devenir scénariste...

Comment définirais-tu le métier de scénariste?
C'est un métier de collaboration. Le scénario est un produit bâtard qui est essentiel pour un projet bd/ciné/télé, mais qui n'est pas une fin en soi. Il faut donc aimer travailler avec un dessinateur, accepter son feedback, ses envies tout en ne sacrifiant pas sa propre vision, ses obsessions. C'est un métier stressant, mais passionnant.

Enfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs favoris?
Je lisais tout ce qui passait devant mon nez. J’étais abonné à Spirou et Tintin Magazine et mes parents m’offraient des albums cartonnés si j’avais de bonnes notes. Une bonne motivation Mes grands chocs tout gosse, c’était Blake et Mortimer, les Spirou plus que les Tintin. Et les grandes claques de mon adolescence : Rork d’Andreas, Jonathan de Cosey, Bidouille et Violette d’Hislaire...

Tu as travaillé dans l’animation, notemment sur les Aventures de Blake et Mortimer. Quels souvenirs en gardes-tu? N’est-ce pas contraignant d’écrire un scénario pour des personnages et un univers crée par un autre?
Pour Blake et Mortimer, les auteurs adaptateurs ont été très libres, contrairement à ceux qui avaient bossés sur Tintin, par exemple. C’était très fun de s’emparer de Sato et aussi de créer une histoire originale sur des mondes parallèles. Je regrette juste que l’animation n’ait pas été au top. Je ne vois pas de contrainte à écrire pour des personnages préexistants. Ce qui pose le plus de problèmes, ce sont les réécritures constantes exigées par les producteurs et diffuseurs. En bd, j’adorerai reprendre une série phare et y apporter ma patte personnelle. J’ai d’ailleurs postulé – comme beaucoup d’autres – pour reprendre Thorgal, mais la place était déjà prise... :)

Devenir scénariste de BD était-il pour toi un rêve de gosse? Comment et pourquoi es-tu devenu scénariste de bande dessinée?
J’ai toujours voulu être scénariste de film. Pour la bd, je trouvais cela bizarrement plus inaccessible. Même quand je m’occupais d’un fanzine de bd, aucun des créatifs ne pensait faire une carrière dans ce domaine. On s’amusait, on racontait des histoires. Je suis devenu scénariste de bd pro en discutant avec le frère de mon meilleur ami. On avait l’impression d’avoir le même univers et donc, nous avons tentés un premier essai ensemble avant de se lancer sur INCANTATIONS.

En 2002 paraît ta première bande dessinée par Thierry Démarez qui signe en le Dernier Troyen chez Soleil en 2004. Comment est né ce projet? Pourquoi a-t-il avorté?
Thierry m’a été présenté par Jean Claude Camano, lorsque ce dernier s’occupait d’Incantations chez Glenat. Je voulais rencontrer des dessinateurs et Jean Claude m’a montré le dossier de Thierry...mais il m’a dit : je ne veux pas d’heroic fantasy. Comme Thierry adorait cela, j’ai réfléchi à une histoire qui serait un compromis entre les demandes de l’éditeur et celles du dessinateur. Mais au final, Glenat n’a pas du tout été intéressé. Vexé, je suis parti à Angoulême, le dossier sous le bras et je ne l’ai présenté qu’à Soleil. Trois semaines après, Mourad Boudjellal me rappelait pour signer. Ca commençait bien ! On a terminé l’album en 6 mois, sans vraiment penser à la couleur. Mais ensuite, l’album a été bloqué un an. Soleil a pensé même ne pas le sortir et finalement a tenté le coup en proposant que Thierry fasse les couleurs. Cool. En attendant, nous avions fait 20-25 planches du Tome 2 sans contrat, par pur plaisir. Au final, l’album est sorti sous un label bâtard, Captain Prod, qui est apparu et a disparu très vite.
Un label Canada Dry, à la fois Soleil et pas Soleil. Au final, on nous a dit 6 mois après qu’il était impossible de sortir un tome 2 pour cause de mévente. Voila comment mon histoire d’amour avec Soleil s’est terminée. Mais Thierry semble depuis s’épanouir dans le Dernier Troyen : tant mieux...

L’année suivante paraît le premier tome de R.I.P. Limited chez Nuclea et dont Gihef signait le dessin… Une suite est-elle encore à l’ordre du jour malgré la disparition de l’éditeur?
A priori, pas pour l'instant. Gihef continue de travailler avec Joel Callede sur une nouvelle série chez Dupuis, après Enchainés chez Vents d'Ouest. Et puis, surtout, lorsque nous avons démarché auprès des différents éditeurs à l'époque de la chute de Nuclea 2, personne ne s'y est intéressé. Je ne désespère pas de continuer R.I.P Limited qui me tient à coeur. Ensuite, c'est une question de pouvoir. Si un jour, j'ai une série qui cartonne, j'aurai plus de poids auprès des éditeurs pour les motiver à reprendre le flambeau...


Incantation entraîne le lecteur dans un univers contemporain fortement teinté de magie. Lorsque la série voit le jour, le fantastique contemporain était un genre curieusement sous-exploité en bande dessinée… Comment est né ce scénario original et captivant?
Nous avions travaillés sur un autre projet auparavant avec Simon Van Liemt, également du fantastique contemporain...mais les éditeurs, bien qu'intéressés, ne voyaient pas du tout où on voulait en venir. On leur disait : "Ne vous inquiétez pas, on sait où on va", mais ça ne les a pas suffisamment convaincus. Je me suis donc dit : trouvons un concept simple et rendons le compliqué par la suite. Un trio amoureux, quoi de plus standard ? Simon et moi avions envie d'une bd à la fois classique et différente. Généralement, j'aime les histoires normales, qui sont un PEU bizarre. Je n'aime pas trop les trucs complètement barrés. Le contemporain fantastique correspondait bien aux envies graphiques de Simon et à mon envie de créer des personnages proches de nous. La magie ensuite, c'est une métaphore, un moyen de parler de double personnalité, de secrets, de désirs enfouis et inassouvis. En gros, c'est une série sur la frustration. Dans le Tome 1, Louise est frustrée parce qu'elle croit qu'Andrew la néglige. Dans le Tome 2, Andrew est convaincu qu'il a tout raté dans sa vie. Et dans le Tome 3, Dominic...eh bien, vous verrez début 2007...


© Glénat / Jean-Christophe Derrien / Simon Van Liemt


Les personnages principaux sont complexes à souhait et c'est leur psychologie qui induit l'histoire. Comment as-tu construit l'intrigue de la série? En commençant par échafauder l'histoire ou par le développement des ses acteurs?
Comme j'avais un point de départ simple, j'ai pensé ensuite aux personnages, mais je suis généralement plus branché personnages qu'histoire. Pourquoi ? Parce que si les personnages ne sont pas attachants, intrigants, le lecteur ne s'intéressera jamais à ton histoire, aussi bonne soit elle. J'ai voulu faire un portrait de jeune femme dans le tome 1 et un portrait de vieil homme dans le 2... La psychologie des personnages a guidé l'histoire, mais ces individus étaient aussi confrontés à quelque chose d'inévitable : leur destin...enfin, disons que ce sont des marionnettes qui se rebellent parfois...

Le premier tome nous entraînait à pas feutré dans l'univers de la magie, le second nous y immerge totalement. De quels ouvrages vous êtes vous inspiré pour créer cette magie spectaculaire?
A vrai dire, je n'ai pas vraiment voulu me plonger dans telle ou telle mythologie. J'avais bien sûr envie de parler d'une sorte de Houdini. Regarder Buffy, Angel, m'a forcément influencé. J'ai fonctionné et je fonctionne toujours à l'instinct.

Comment organisez-vous votre travail avec Simon Van Liemt? Du synopsis au découpage en passant par le dessin proprement dit, quelles sont les différentes étapes de votre travail? Serait-il possible de pouvoir lire le découpage d'une planche ou d'un album pour mieux comprendre votre façon de procéder…
Très simplement : une fois qu'il a accepté le synopsis, j'écris page par page en lui donnant si possible des séquences complètes. Il les storyboarde dans son coin, me les faxe, rajoute parfois des cases de respiration... On en discute et puis il se lance sur la planche proprement dite. Tout se passe très bien.


INCANTATIONS
PLANCHE 95
REVISEE



1 Dominic-démon, près de la lave, est attiré par un vortex qui se forme.
Dominic : (off) Et puis j’ai découvert mon don principal.

2 Il s’y engouffre dedans.

3 Et atterrit dans une cave gothique au moyen âge. Un sorcier l’a appelé en utilisant un pentacle : aux pieds du sorcier, se trouve le corps inanimé d’une jeune femme. Mais là, le sorcier est dans le pentacle qui le protège de Dominic qui sort du vortex à l’extérieur.
Dominic : (off) Je comprenais vite le fonctionnement des gens, je les perçais à jour sans aucun problème.

4 Le sorcier et Dominic-démon se dévisagent l’un l’autre de profil.
Dominic : (off) Je pouvais donc les influencer dans leurs actions, surtout quand ils étaient au plus bas.

5 Dominic-Démon parle insidieusement au sorcier qui est au premier plan de dos par rapport à Dominic.
Dominic : (off) C’est là que je leur suggérais les pires choses.

6 Le sorcier, les yeux injectés de sang, est dans une autre pièce. Il est couvert de sang, le sang d’enfants morts à ses pieds. Dominic Démon l’observe de loin en souriant.
Dominic : (off) J’assistais ensuite au spectacle de leur décadence.

7 On retrouve le sorcier sur un bûcher, prêt à être brûlé devant la foule…
Dominic : (off) J’en ai toujours éprouvé un certain plaisir.

8 Dominic est revenu dans son volcan et semble attendre.
Dominic : (off) Ma réputation me précédait. On me convoquait de par les siècles.

9 Le vortex s’ouvre à nouveau près de lui. Dominic Démon esquisse un sourire.
Dominic : (off) Je commençais à m’ennuyer, lorsque Ellie m’a contactée…




Story Board © Glénat / Jean-Christophe Derrien / Simon Van Liemt


Encrage © Glénat / Jean-Christophe Derrien / Simon Van Liemt


Comment l'apparence des personnage a-t-elle était crée? A partir de quelles indications Simon Van Liemt leur a-t-il donné forme?
Je définis toujours mes personnages par leur trait de caractère, plus que par leur aspect physique. Un dessinateur a besoin de se les approprier, sinon il risque d'être malheureux à dessiner sans cesse des hommes et des femmes qu'il n'aimera pas mettre en scène. Pour Louise, je voulais absolument qu'elle porte des lunettes. Le look de Prune vient vraiment de Simon. Je ne me rappelle pas lui avoir demandé à ce qu'Andrew soit chauve. Ca fait longtemps, ma mémoire me joue des tours... smiley

Lors d'une séance de dédicaces, tu avais dit qu'il existait une séduisante théorie qui dirait que toutes les histoires n'était qu'une variation autour d'un des sept (je ne suis plus sur du nombre) canevas… Peux-tu développer en quelques lignes cette idée intéressante?
J'avais lu cela dans un journal anglais de cinéma, EMPIRE. J'ai depuis retrouvé une théorie similaire développée par Christopher Booker. Il y aurait donc :
- Cendrillon (transformation de soi)
- Les Aventuriers de l'Arche Perdue (la quête à accomplir)
- Alice au pays des merveilles (un voyage et le retour à la vie normale)
- Certains l'aiment chaud (la comédie)
- Macbeth (la tragédie)
- La belle au bois dormant (renaissance)
- James Bond (combattre un adversaire et le vaincre)

Mais il y a également des théories où il y a une trentaine de style d'histoire différentes... Ce qui compte avant tout, c'est la façon de les écrire, votre style.

Cinéma, romans ou BD, quels sont tes derniers coups de cœur?
Ciné : V pour Vendetta (je ne comprends pas trop pourquoi Alan Moore l'a désavoué), Old Boy (découvert en DVD, magnifique)
Roman : le dernier Brett Easton Ellis
BD : Amours Fragiles, Miss Pas Touche, Will, L'Idole dans la Bombe

Quels sont tes projets présents et à venir? Vas-tu te centrer exclusivement sur la BD ou les sirènes du septième art continue-t-elles de chanter?
En dessin animé, j'ai travaillé dernièrement sur Skyland et Spirou Saison 3 pour M6. Je commence l'adaptation DA d'Iron Man pour Method Films.
Côté cinéma, j'ai écrit un scénario de long pour un ami réalisateur, Steve Moreau. Il est en cours de recherche de financement. Je vais en écrire un autre pour lui dans la foulée.
En BD, parlons de ce qui est signé ... :)
Je sors un double album chez Signé Le Lombard avec Xavier Fourquemin (Alban chez Soleil et Outlaw chez Glenat). 154 pages pour une histoire complète. Sortie du Tome 1 prévue en Janvier 2007, du Tome 2 en Septembre 2007.
Je commence une série toujours chez Le Lombard avec Frederic Vignaux (dessinateur de L'ombre des Anciens chez feu Pointe Noire). Le Tome 1 sortira pour le premier semestre 2007.


© Le Lombard / Xavier Fourquemin



© Le Lombard / Xavier Fourquemin



© Le Lombard / Xavier Fourquemin


Y a-t-il une question que je n'ai pas posé et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre
- "Vous aimez les chiens ?"
-"Oui, mais je vis actuellement avec 2 chats..."

Pour finir et afin de mieux te connaître, voici un petit portrait chinois à la sauce imaginaire :

Si tu étais…

une créature mythologique : Atlas, il porte le monde sur ses épaules
un personnage biblique : Dieu, forcément. C'est pédant à dire, mais quand on est scénariste, on est le créateur de ses univers.
un personnage de roman : le personnage principal de Haute Fidélité (Nick Hornby)
un personnage historique : Benjamin Franklin, pour son éclectisme
personnage de BD : Fantasio
un personnage de théâtre: tous ceux qui interpellent le spectateur, les confidents, les narrateurs
une œuvre humaine: Le Rubik Cube
un tableau célèbre: plutôt une pochette de disque, quelque chose de populaire et d'accessible, sans être racoleuse
un chanteur ou un groupe de musique : plutôt un producteur, genre Trevor Horn, Rick Rubin, George Martin

Le Korrigan