Monsieur Caulard clôt la trilogie D., crée par Alain Ayroles, Bruno Maïorana et Thierry Leprévost.
Particulièrement inspirés, les auteurs nous offrent un hommage appuyé au chef d’œuvre épistolaire de Bram Stoker, apportant leur pierre aux histoires de vampires qui n’en finissent plus de fasciner lecteurs et créateurs. Alliance dérangeante d’Eros et de Thanatos, les vampires, créatures romantiques par excellence, sont envoûtants, sensuels et raffinés autant qu’ils peuvent être répugnants, terrifiants et sauvages…
Lors Faureston est retourné à la poussière. Mr Jones, modeste employé de banque et chasseur de vampire à ses heures, a vengé la mort de son épouse... Mais d’autres non-morts foulent encore les ruelles de Londres, telle la sulfureuse Lady d'Angerès ou l’inquiétant M. Caulard. Drake, qui possède sa part d’ombre, reprend sa lutte contre ces fantasmatiques créatures de la nuit…
Difficile de ne pas tomber sous le charme ténébreux de ce récit mené de main de maître par des auteurs particulièrement inspirés. Leur vision du Conte Dracula, dont Caulard est l’anagramme, confère au récit une dimension sociale saisissante dans le parallèle glaçant fait entre le vampirisme où de puissantes créatures se nourrissent de la force vitale des humains et le capitalisme où une minorité se nourrit de l’éreintant travail du plus grand nombre. Ce parallèle qui sert de toile de fond au récit lui donne une force indéniable, invitant le lecteur à réfléchir sur notre société contemporaine, comme le roman de Stoker l’invitait à s’interroger sur les contradictions dans lesquelles baignait la société victorienne.
Le récit solidement charpenté d’Alain Ayroles est d’une redoutable efficacité, de même que ses dialogues, véritables pièces d’orfèvrerie qui se lisent avec délectation. L’histoire monte en puissance au fil des pages, faisant la part belle à des personnages denses et complexes. Les héros, de Drake en passant par Mister Jones, ont tous leur sombre secret, leur part de ténèbres, alors que les monstres ont cette étincelle d’humanité qui éclaire de façon saisissante leur bestialité.
Le twist final s’avère être particulièrement habile, subtilement emmené par petites touches pour une révélation vertigineuse qui place l’ensemble du récit dans une toute autre perspective. Après Garulfo, de Cape et de Crocs ou 7 missionnaires, le talent de conteur d’Alain Ayroles n’était plus à démontrer. D. confirme qu’il compte parmi les meilleurs scénaristes du moment…
Venons-en à présent au dessin plein d’élégance et de subtilités de Buno Maïorana que Thierry Leprévost colorise avec talent. En parfaite osmose avec l’histoire, les crayons du dessinateur font planer sur ses planches une ambiance oppressante et donnent vie au Londres victorien de façon virtuose. Il ne se contente pas de mettre en image des ruelles ou des intérieurs cossus ou miséreux. Il leur insuffle ce souffle de vie qui fait de la ville un personnage à part entière du récit. Ses planches foisonnent de détails que l’on découvre parfois bien après la première lecture. Il faut prendre le temps de se perdre, de contempler son saisissant travail pour en apprécier toute la richesse. Ses personnages, aux postures très théâtrales, sont dessinés avec une exquise finesse. Une étincelle dans le regard et l’émotion change du tout au tout. Du grand art…
Et que dire de cette couverture torturée qui évoque tant le cri de Munch que le portrait de Dorian Gray? Délicieusement inquiétante, superbement réalisée, elle confère à l’instar des deux tomes précédents une furieuse envie de lire l’album…
C’est presque à regret que l’on referme ce dernier tome de cet excellent triptyque narrativement impeccable et graphiquement somptueux. On quitte à reculons cet hommage au Dracula de Bram Stoker avec un pincement au cœur en songeant que cet album est peut-être le dernier de cet époustouflant dessinateur qu’est Bruno Maïorana… Ce dernier a décidé de tirer sa révérence, lassé par la précarité du métier d’auteur de BD… S’il est plus difficile de finir que de commencer, force est de reconnaître qu’il finit en beauté avec cet album…
Mais on ne peut s’empêcher d’espérer pouvoir tenir entre nos mains un nouvel album de ce talentueux auteur…