Cette photo montrant des ouvriers en train de manger sur une poutrelle métallique surplombant Manhattan est l’un des plus célèbres clichés de l’histoire de la photographie… On ignore pourtant le tant le nom du photographe que celui de la majorité des ouvriers y figurant…
Mikaël, le talentueux dessinateur de Promise, western crépusculaire scénarisé par Thierry Lamy, va nous entraîner dans les coulisses de ce cliché, donnant vie à ces immigrés anonymes venus du vieux continent et qui ont bâti New-York…
New York, début des années 30. Giant, colosse irlandais taiseux et renfermé, travaille avec d’autres immigrés à l’édification du Rockefeller Center… Lorsque son collègue Ryan fait une chute aussi vertigineuse que mortelle, il s’est vu confier la lourde tâche d’écrire à sa veuve, Mary Ann, restée en Irlande avec ses enfants… Mais en lisant les lettres envoyées par la jeune femme, il n’a pas le cœur de lui briser le sien…
Louant une machine à écrire, il décide de lui répondre, se faisant passer pour son défunt mari et continuant de lui envoyer une partie de sa paye, comme Ryan devait lui-même devait le faire…
S’engage alors une longue correspondance épistolaire… Giant pouvait-il se douter que la jeune femme allait s’embarquer et traverser l’océan pour son mari? Sa quarantaine à son arrivée ne fait que retarder l’échéance de leur confrontation…
Mikaël poursuit avec un indéniable talent son captivant récit choral amorcé avec un premier tome de toute beauté et rythmé par la voix du célèbre Walter Winchell… Si la galerie de personnage s’avère dense et foisonnante, montrant avec subtilité les différentes facettes de l’immigration irlandaise, c’est surtout le personnage de Giant, colosse solitaire et taciturne, qui captive le lecteur… On l’avait laissé bien mal en point après sa rencontre fracassante avec le boss des ritals qu’il avait laissé sur le carreau alors que le bateau conduisant la veuve de Ryan et sa petite famille s’apprêtait à accoster à Ellis Island.
A l’instar du John Mallory de Sergio Leone, Giant est doté d’un passé douloureux qui prend sa source dans son Irlande natale et qui le hante encore, malgré le temps. C’est pour tenter de l’oublier et combler le vide de sa vie qu’il se donne corps et âme à son travail, refusant de se lier, peut-être par peur de souffrir à nouveau, et flirtant chaque jour avec la mort sans se résoudre à faire le grand saut… Les lettres échangées avec Mary Ann semblent être le seul lien le rattachant encore à la vie et leur confrontation pourrait bien ébranler ce géant… le précipiter dans le vide ou l’aider à sortir de sa chrysalide… La dernière case de l’album répond à cette question de façon particulièrement poignante…
Mais avant même ce récit savamment composé et remarquablement orchestré, c’est le formidable dessin de Mikaël qui envoûte le lecteur et ce dès la couverture tout aussi superbement composée que celle du premier tome… L’artiste nous livre comme de coutume des planches somptueuses, offrant des visuels vertigineux qui s’inspirent avec maestria des photographies de l’époque alors que sa colorisation dans des teintes sépias immerge plus avant le lecteur dans l’époque… Avec un sens aigu du cadrage, le dessinateur nous entraîne sur les hauteurs des buildings, esquissant les contours d’une ville tentaculaire, grisonnante et toute en verticalité qu’il opposait avec brio dans le premier tome à la vallonnée et verdoyante Irlande… L’auteur use des silences avec maestria laissant au lecteur le soin de combler les vides et parvient à transmettre cette fascination qu’exerce cette ville hors norme sur tout ceux qui ont un jour foulé son bitume, écrasés par ces géants de ciment et d’acier dressés vers le ciel…
L’album est complété par un superbe cahier graphique qui aurait gagné à être plus étoffé tant on apprécie le travail de ce talentueux artiste…
Giant est un diptyque profondément humain, magnifique et superbement orchestré qui marquera durablement le lecteur.
Mikaël signe un récit sublime, très documenté et solidement charpenté qui fait revivre avec force détails une Amérique en proie à la grande dépression… S’il nous dévoile le sombre et douloureux passé de Jack Jordan, alias Giant, personnage central du récit, l’auteur rend avec cette histoire un hommage poignant à tous ces anonymes qui, fuyant la misère ou la guerre, abandonnant leur terre natale et leur famille dans l’espoir d’une vie meilleure, ont contribué à bâtir un pays…
Le récit trouve inévitablement des résonnances saisissantes dans nos société contemporaines alors que beaucoup voient dans l’immigration un sujet d’inquiétude, oubliant qu’elle est aussi source de richesse (et pas seulement pécuniaire!).
Que dire sinon que nous attendons avec impatience le prochain album de cet auteur accompli…
Justement, comment vivez-vous ça? Vous côtoyez la mort chaque jour… Un accident mortel en moyenne tous les dix étages m’a dit le contremaître. Dorothéa, photographe