Gerard Mordillat, Jerome Prieur et Eric Liberge referment avec Corpus Christi leur étrange et captivante trilogie gravitant autour du Suaire… Objet de vénération pour les uns, faux grossier pour les autres, de nos jours encore, il n’a pas fini de déchaîner les passions…

Pour préparer la réalisation de The Son of Man, série portant sur la vie et la mort du Christ, la cinéaste américaine Lucy Berheim fait des repérages à Lirey et à Turin. Lorsqu’elle assiste à une représentation théâtrale, elle tombe sous le charme de l’acteur et décide de le choisir pour incarner son Jésus… L’un comme l’autre semblent se connaître depuis toujours et tombe immédiatement amoureux…

Quelques temps plus tard, le film est proposé en avant-première dans la ville de Corpus Christi, au Texas. La projection est interrompue par les membres du Ku Klux Klan avec à leur tête l’ancien professeur de Lucy qui abusa d’elle lorsqu’elle était son étudiante…

Ce troisième tome est le point d’orgue de ce récit intemporel qui questionne le lecteur sur la foi, souvent confondue avec ses symboles de par le jeu trouble joué par l’Eglise. Chaque nouvel album est une sorte d’écho du précédent et propose un récit étrangement similaire et pourtant tellement différent. Une histoire d’amour triangulaire, incarnation de la trinité formée par l’humanité, la foi et le pouvoir et de leur interaction subtile et complexe… Mais à chaque nouvelle époque, l’histoire prend de l’envergure, comme une onde gagnant en amplitude pour entrer en résonnance, menaçant de tout emporter… Après avoir mis en images la création du suaire dans le premier tome et sa révélation dans le second, les auteurs s’attachent à montrer comment il peut devenir, de nos jours aussi, l’objet d’une dévotion fanatique… Mais la symbolique est présente dans toutes les strates de la narration, au risque de perdre certains lecteurs… Le personnage de Lucy qui après avoir incarné une vierge religieuse au moyen-âge a connu le plaisir de la chair à la Belle Epoque avant de s’apprêter à enfanter de nos jours en est un bel exemple; de même que l’histoire même du suaire qui fut peinture avant d’être révélé par une photographie et de devenir l’objet d’un film dans ce troisième opus…

La haine qui se déverse sur le film Lucy évoque le déchaînement de violence provoqué par La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese ou les Versets Sataniques de Salman Rushdie et l’on se souvient de ces fondamentalistes qui hurlèrent au blasphème et appelèrent au meurtre… Et l’on voit ces intégristes chrétiens du KKK prendre la remise en cause de l’authenticité du suaire comme une attaque contre leur foi elle-même alors qu’il n’est qu’un symbole et que le propre de la croyance réside dans le doute. Le final apocalyptique où l’on assiste médusé à un déchaînement de violence évoquant la Passion du Christ s’avère pour le moins déstabilisant de par sa démesure… Mais, au final, ce n’est pas tant le fanatisme qui est dénoncé que l’Eglise elle-même, qui crée ou alimente des mensonges pour asseoir son emprise sur le siècle et les consciences, au risque d’alimenter les haines…

Eric Liberge nous livre une fois encore un album graphiquement somptueux. Chacune de ses cases est une petite merveille de composition et son style envoûtant confère toute sa force au récit éminemment symbolique écrit à quatre mains par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Son travail sur les ombres et la lumière qu’il sculpte avec maestria est tout juste saisissant et est indéniablement l’une des forces de la série.

Corpus Christi, 2019 conclue un récit éminemment symbolique et solidement documenté où Gerard Mordillat et Jerome Prieur s’appuient sur le Suaire pour décortiquer les liens complexes et tortueux reliant l’homme, la foi et le pouvoir. Le récit est plus tortueux que celui des deux précédents opus, comme si sa dimension symbolique avait estompé le récit proprement dit, au risque d’y perdre plus d’un lecteur…

Si le fanatisme est au cœur de ce troisième opus, l’album met surtout en lumière les dangers que peuvent faire peser sur les croyants les mensonges que l’Eglise a forgé et alimenté au fil des siècles pour asseoir son pouvoir. Eric Liberge fait une nouvelle fois montre de son saisissant talent en nous offrant des planches de toute beauté qui font la part belle aux ombres et à la lumière et qui sont indéniablement la grande force de la série…

Avec ce troisième tome aux accents apocalyptiques, les auteurs concluent un diptyque envoûtant et dérangeant qui nous rappelle combien les religions, sensées élever l’homme, peuvent le rabaisser et l’avilir… Que de crimes encore seront commis au nom de Dieu…