Dans le salon rouge du Louvre trône en majesté un tableau aux dimensions imposantes : « le radeau de La Méduse », l’un de plus grands de la collection, l’un de plus célèbres du musée. Mais souvent, dupés par l’esthétique assez classique qui rappelle Michel-Ange dans la peinture des corps, les spectateurs se méprennent et croient avoir affaire à un épisode biblique ou antique.
Grâce au roman graphique « Les Naufragés de la Méduse » de JS Bordas et JC Deveney , un one-shot imposant de 176 pages en couleurs directes paru chez Casterman, on apprend tout sur l’origine de cette œuvre. L’album raconte, en deux récits entrecroisés, le naufrage réel de la frégate La Méduse et le naufrage émotionnel du peintre Géricault qui va se plonger dans ce fait-divers pour en tirer une toile d’actualité au détriment de sa vie personnelle et de sa santé.
Le 17 juin 1816, la frégate la Méduse quitte l’île d’Aix pour le Sénégal. Nous sommes au début de la Restauration , après les 100 jours, et son commandant, Hugues Duroy de Chaumareys un ancien émigré qui n’avait pas navigué depuis 25 ans, multiplie des erreurs de navigation et finit, le 2 juillet, par échouer son navire sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Pour le désensabler on construit en hâte un radeau de 20 m par 12 qu’on surnomme « la machine » sur lequel on place les canons, et tout ce qui peut alléger la frégate. Mais c’est un échec. On décide d’évacuer trois jours plus tard et, tandis que les notables s’installent dans les canots, le gros de la troupe et le bas-peuple s’entassent à 147 sur « la machine » remorquée par les autres embarcations. Comme le radeau est trop lourd, Chaumareys donne l’ordre de couper les amarres et cette immense « machine » dérivera treize jours durant sans eau, sans vivres. Mutineries, accès de folie, massacres organisés, noyades et scènes de cannibalisme se succèdent dans l’horreur.
Le 17 juillet, le brick « l’Argus » recueille les survivants. Ils ne sont plus que quinze. A leur retour, deux d’entre eux, Corréard et Savigny, publient leur témoignage qui provoquera une véritable tempête. Le jeune peintre Géricault revient au même moment d’un séjour en Italie. Il est à la recherche du sujet de sa prochaine toile et perçoit d’emblée le potentiel de ce triste fait-divers. Il se met donc en tête de rencontrer les survivants pour mieux comprendre ce qui s’est passé …
Durant plus de quatre années, les deux auteurs, JS Bordas et JC Deveney, se sont consciencieusement et abondamment documentés comme l’indiquent leurs remerciements : ils ont eu recours à l’expertise de Denis Roland conservateur du musée de la marine à Rochefort et à celle de Bruno Chenique spécialiste de l’œuvre de Géricault. Au départ, ils pensaient ne raconter que l’histoire du naufrage mais ils ont décidé d’y adjoindre le personnage du peintre et sa quête afin de pouvoir retranscrire de façon plus originale le récit du fait-divers et éviter de montrer des scènes racoleuses en les racontant par ce biais à la place. On a donc un récit cadre : les recherches de Géricault et la genèse de son tableau à partir de fin 1817 et un récit encadré : le voyage de la frégate, son échouage et la vie sur le radeau en 1816. On passe de l’un à l’autre dans un savant montage alterné qui conserve une très grande lisibilité grâce à un code chromatique spécifique : les pages de 1816 sur le bateau et le radeau , en plein soleil, sont plutôt présentées en couleurs chaudes tandis que celles du Paris de 1818 sont composées dans des tonalités froides.
Ainsi, après l’embarquement qui permet la présentation des principaux protagonistes du fait-divers issus de couches diverses de la société où des nobles et des civils - les futurs notables de la colonie et leurs serviteurs parfois de couleur- côtoient des troupes qui formeront la garnison du comptoir en plus de l’équipage, on a l’exposition des dissensions qui règnent dès le départ sur le bateau entre des personnes de tous bord politiques (ultras monarchistes, bonapartistes nostalgiques, et même républicains). Puis nous découvrons l’histoire des naufragés en même temps que l’artiste dans une focalisation interne au gré de ses recherches et de ses conjectures. Parfois de nouveaux narrateurs prennent le relais : ainsi le mystérieux informateur du ministère de la Marine permet d’effectuer la transition entre le récit cadre et le récit encadré. Cette variation permet à la fois d’éviter une vision univoque et un exposé monotone et didactique.
En effet, Géricault, passionné d’exactitude, se lie avec Corréard et Savigny qu’il interroge et représente sur son tableau au pied du mât tout comme il rencontre Valéry Touche-Lavilette le charpentier du radeau dont il fait le portrait et qui lui construit une maquette de la machine. Enfin, il a affaire à un mystérieux informateur qui, voulant laver l’honneur de la marine française, lui fournit les minutes, classées confidentielles, du procès de Chaumareys.
Les pièces du puzzle s’emboîtent petit à petit. Théodore remet ainsi en cause les témoignages des deux survivants en en découvrant les zones d’ombre et les incohérences grâce aux discussions qu’il a avec sa tante Alexandrine. Ce qui permet dans la narration du fait-divers de montrer un Corréard un peu fat qui, tout scientifique qu’il est, confond des marsouins avec des dauphins, rechigne à prendre ses quartiers près des soldats et refuse de prendre place sur le radeau au moment de l’évacuation ; puis, lorsque Géricault le rencontre, le côté histrionique du personnage est souligné ce qui écorne l’image hagiographique que le survivant donne de lui-même dans son témoignage. De même, dans une conversation avec Savigny lors de la soutenance de thèse de ce dernier, Géricault met en doute la théorie du jeune médecin sur la « calenture » qui les disculpait bien commodément…Puis, lors de ses discussions avec ses amis sur l’événement, il réfute les propos racistes de l’un d’eux qui prétendait que le cannibalisme sur le radeau avait été initié par les Noirs qui s’y trouvaient. Géricault se bat donc constamment durant son enquête contre les préjugés, les légendes et le travestissement de la vérité.
Cette démarche représente également, dans une mise en abyme, celle des deux scénaristes. Ils sont passés par les mêmes étapes que leur héros : Ils ont consulté les archives du procès Chaumareys (en toute légalité en ce qui les concerne !), les journaux de bord des autres navires, le rôle d’équipage ; ils ont même bénéficié d’une maquette grandeur nature du radeau qui venait d’être recrée au musée de la Marine (ils nous en montrent une photo dans le dossier en fin d’ouvrage). Ils se sont sans doute, enfin, appuyés sur d’autres témoignages de survivants longtemps restés inédits qui prouvaient que les deux témoins initiaux maquillaient la réalité en se donnant pour l’un le beau rôle et pour l’autre une caution scientifique (c’est une fièvre tropicale qui aurait poussé les gens à s’entretuer) ce qui laissait éclater la vérité dans toute son horreur.
Mais, en faisant de Géricault le personnage principal de leur roman graphique (comme le souligne la couverture dans laquelle le peintre à son chevalet occupe les deux tiers de la page), les deux scénaristes ajoutent en plus une dimension biographique et métalinguistique : ils permettent en effet de mieux connaitre l’homme et donnent à voir sa vision du rôle de l’artiste.
Le récit cadre évoque en effet la vie palpitante du jeune artiste en vogue qui fréquentait des peintres célèbres à l’époque tel Horace Vernet ou qui le deviendraient ( le jeune Delacroix) et surtout un épisode qui fut soigneusement occulté jusqu’en 1976 de sa biographie officielle : la passion qu’il éprouva pour sa tante par alliance qui avait seulement six ans de plus que lui. Ceci rajoute de « l’humain » à l’intrigue et également du suspense en créant une opposition à l’élaboration du tableau : son oncle, fervent royaliste, veut le dissuader de mener à bien son projet ; or, comme l’artiste l’avoue à celle qu’il aime, son tableau et son amour pour elle sont « ses deux obsessions » et l’on peut alors se demander en quoi cette passion coupable va interférer dans sa création.
On assiste également aux hésitations de Géricault sur l’épisode à représenter. Auréolé d’une médaille d’or obtenue à seulement 21 ans au Salon, il veut six ans plus tard réitérer cet exploit et frapper fort en innovant : il en a assez « des vieux mythes et de la Bible illustrée « (p.6). On le voit réaliser différentes ébauches : il songe à présenter des scènes de mutinerie ou de cannibalisme qui sont dérangeantes tout en cherchant à donner un résumé de ce qu’il a découvert et à faire partager sa vision de la société. C’est pourquoi il va faire poser l’un des célèbres modèles noirs de l’époque, Joseph. Deveney et Bordas consacrent une longue scène de leur roman graphique à cela. Géricault croit aux idéaux de la Révolution et milite contre l’esclavage. Son tableau pathétique, qu’on croit souvent dédié à l’extrême malheur des hommes face aux éléments, est surtout un message politique. Si l’on regarde bien la toile, on voit que le personnage principal, montré de dos - une première dans l’histoire de la peinture -, est un métis. A sa gauche, on voit un homme de couleur qui regarde vers l’horizon. Et dans l’amas des corps, on aperçoit une main noire et une main blanche qui se serrent fiévreusement en signe de joie. Or, il n’y avait parmi les survivants qu’un seul Noir, soldat venu des Antilles pour servir dans l’armée française. Par solidarité avec les esclaves, Géricault place trois hommes de couleur sur le radeau, victimes lamentables du mépris de classe dont témoigne l’affaire.
Les deux auteurs soulignent enfin, à plusieurs reprises, comment le jeune homme fortuné n‘avait pas besoin de sa peinture pour vivre et donc pouvait peindre à son rythme et sans se préoccuper de plaire au public et au pouvoir pour qu’on lui achète sa toile. Reprenant les analyses de Bruno Chenique, ils font dire à leur héros « Nous sommes une seule humanité et le radeau est là pour témoigner de toutes ses souffrances » et ils rappellent dans leur exergue la célèbre citation de Michelet : « c’est la France elle-même, c’est notre société toute entière qu’il embarque sur ce radeau de la Méduse ». Les bédéistes racontent comment Géricault va métamorphoser le fait-divers dans une prise de position esthétique mais aussi sociale et politique tout en s’y perdant et … c’est passionnant !
Alors qu’au départ les deux récits alternent toutes les deux ou trois pages, permettant au lecteur d’éprouver un certain répit après certaines scènes difficiles sur le radeau, ils se succèdent de plus en plus rapidement jusqu’à se télescoper parfois dans des scènes de tension et de violence où les codes chromatiques se contaminent dans une palette uniformément sombre et des pages muettes présentant une fragmentation des images mimétique de l’état de tension psychologique des personnages. Les deux naufrages finissent par se rejoindre dans un clair-obscur géricaldien.
On sort de cette lecture hanté par la tragédie du radeau et ce qu’elle dévoile de la nature humaine, de l’égoïsme et de la violence de l’homme confronté à des situations extrêmes. Une plongée « au cœur des ténèbres » qui prend d’autant plus de résonnance dans l’époque troublée que nous traversons quand chaque jour voit son lot de naufrages en Méditerranée et quand l’individualisme forcené prime sur la société … Certains lecteurs reprochent aux auteurs de ne pas avoir inclus une reproduction du chef d’œuvre de Géricault dans leur album. Or, ce n’est pas le tableau lui-même qui importe ici mais son « making of » : le fait divers à l’origine de sa création, l’enquête de l’artiste, toutes les interrogations qu’elle suscite auprès de son auteur, le douloureux parcours qui a été nécessaire à son élaboration et sa réception avortée au Salon dans une présentation censurante en haut de la cimaise (comme celui de Claude Lantier dans « l’Œuvre » de Zola) sous un titre générique qui lui reniait sa valeur d’actualité et de brûlot.
Si ce fleuron du Louvre est, hélas, promis à disparaître car un composant dans la peinture assombrit le tableau progressivement et que son noircissement complet est à terme irrémédiable, JC Deveney et JS Bordas lui ont dressé un véritable « tombeau » (au sens poétique du terme) dans leur magnifique roman graphique. Embarquez-vous sans tarder dans ce récit de naufrages réussi !