Dans le bois des Mille Feuilles vit une tribu de petites créatures… Une de leur légende raconte comment trois de ces créatures, plus courageuse ou plus folles que leurs congénères, s’étaient aventurées chez les géants et avaient rapporté des souvenirs de leurs voyages qui causèrent un drame… Depuis lors, il est formellement interdit de sortir des bois et d’avoir le moindre contact avec les humains…
Mais la jeune Rameau est fascinée par les belles robes des géantes et subit les moqueries quotidienne des jeunes de la tribu. C’est pourquoi elle doit s’isoler pour admirer une gravure de mode qui l’enchante tant… Et quoi de mieux que de franchir la lisière du bois des Mille Feuilles pour être tranquille et à l’abris des regards… Hélas, elle est surprise par l’un des siens et, devant le danger qu’elle représente pour la communauté, elle est bannie par le conseil des anciens. Elle ne pourra revenir parmi les siens que lorsqu’elle aura trouvé pourquoi les géants qu’elle admire tant ont le cœur malade…
C’est alors que Veille Branche, un vieil ermite aveugle assisté par une grenouille-guide, se propose de l’accompagner, connaissant les dangers que revêt un tel voyage pour une jeune telle que Rameau…
Commence alors ce que les membres de la tribu du bois des Mille Feuilles appelleront le Grand Voyage de Rameau…
Ayant beaucoup apprécié son jubilatoire et très jazzy
Petit rêve de Georges Frog découvert à l’occasion de sa réédition, l’annonce de la sortie du
Grand Voyage de Rameau de Phicil était de celle à titiller notre intérêt… D’autant qu’à l’instar de l’histoire de Georges Rainette, l’album était édité dans la sublime collection Métamorphose qui propose de somptueux écrins pour les récits fantastiques et poétiques sélectionnés avec soins… Et il suffit de regarder la couverture de ce voyage londonien pour tomber sous le charme : un médaillon révélant une illustration somptueuse rehaussé d’un vernis sélectif, véritable invitation au voyage, titre embossé rehaussé d’or et maquette somptueuse… Les pages de garde de couleur sont du même acabit et, le prologue aidant, le lecteur a la délicieuse impression d’ouvrir un ancien livre de conte aux textes richement illustrés…
Difficile de ne pas être envoûté par la façon dont Phicil mène sa barque… En quelques planches, il esquisse un portrait tout en finesse de Rameau qu’il dépeint comme une jeune créature un brin frivole dont l’intérêt pour les humains et une curiosité débordante allait être la cause de bien des tracas…
Le duo formé par Rameau, impulsive et passionnée, et Vieille Branche, vieux sage magicien qui semble nous cacher bien des choses, s’avère d’autant plus savoureux que Rainette, grenouille un brin râleuse, et bientôt Vanesse, la chenille sauvée des eaux, s’invitent dans la danse; les deux bestioles agissant un peu comme le Jiminy Cricket de Pinocchio, commentant ou tentant d’infléchir les errances des deux créatures des bois.
Même si on croise la Reine Victoria au Château de Windsor sur la route de Londres, l’histoire prend toute son ampleur lorsque notre désormais quatuor arrivent dans la « Ville Monstre » comme la surnomme le Petit Peuple… Au fil de leur pérégrinations, guidés par leurs coralines, pierres magiques sculptées par Vieille Branche à même de les guider vers les humains dignes d’intérêt, ils vont croiser la route et les songes de Béatrix Potter, future autrice jeunesse à succès; de William Morris, peintre, écrivain et penseur libertaire; d’Oscar Wilde qui travaillait alors à son
Portrait de Dorian Gray; du peintre américain James Abbott McNeill Whistler dont les toiles sombrement envoûtantes servent de décors aux cases où on le voit peindre… On y croise aussi de petites gens, inconnus et l’on aperçoit même l’ombre inquiétante de Jack l’Eventreur dans les sordides ruelles de Whitechapel…
Poétique et envoûtant, les errances londoniennes de Rameau esquissent un portrait saisissant de la capitale du Royaume Britannique, écartelée entre faste et misère, alors que Rameau effectue peu à peu sa mue, sacrifiant une part de son insouciance et gagnant en maturité…
Si le conte tissé par Phicil est une petite merveille de tendresse, d’humour et de poésie, son formidable dessin s’avère tout aussi envoûtant… Ses décors sont une petite merveille de composition, offrant des visuels de toute beauté, évoquant aussi bien des tableaux naturalistes ou impressionnistes que des gravures d’époque, donnant à ressentir Londres et la nature environnante de façon saisissante… Sa façon délicieusement caricaturale de camper ses personnages lui permet d’accentuer les émotions ressenties par les personnages et de renforcer le comique de situation délicieusement décalé dont l’auteur use avec art…
Superbement édité (Collection Métamorphose oblige), le Grand Voyage de Rameau est un délicieux récit initiatique qui esquisse un saisissant portrait de la Londres victorienne découverte à hauteur du Petit Peuple, d’une grenouille et d’une chenille…
Phicil signe avec cet album un conte poétique et mélancolique, tout à la foi drôle et touchant, et d’autant plus à même d’envoûter un large public qu’il est sublimé par des décors somptueux évoquant la peinture impressionniste ou les gravures d’époque où l’auteur fait évoluer des personnages aux traits délicieusement caricaturaux.
Une petite merveille à découvrir sans tarder…
Comme cette robe est raffinée, je l’aime tant ! Et cette géante, comme elle est belle. Elle dégage une telle force. On dirait une déesse. Si, moi aussi, je pouvais être aussi forte et libre… Mais, moi, je suis si laide… Regardez-moi ce gros nez. On dirait un champignon. Jamais je ne serai belle… Non… Mais peut-être qu’un jour… Je serai quand même forte et libre, qui sait.Rameau