Liv et Ilva sont deux sœurs complices proches de leur mère Bri. L’une vit dans l’immeuble d’à côté, l’autre est partie habiter en France avec son conjoint russe et sa petite fille. Elle attend d’ailleurs son deuxième enfant.
Mais Bri souffre d’une maladie chronique des poumons et son état empire brutalement. Elle a jadis écrit qu’elle refusait d’être intubée ; les médecins qui la connaissent bien et l’apprécient proposent aux deux jeunes femmes d’abréger ses souffrances. Mais comment parvenir à donner la mort à celle qui nous a donné la vie ?
Et comment continuer à vivre ensuite ? Et pourtant malgré le chagrin, la vie continue … entre rires et larmes.
Nombreux sont les artistes qui s’interrogent dans notre société vieillissante sur un sujet clivant et dérangeant : celui de la mort assistée. Ainsi, est sorti, il y a quelques mois, l’album « En toute conscience » d’Olivier Peyon et Livio Bernardo sur l’action de l’association « Ultime liberté ». L’œuvre autobiographique d’Emmanuèle Bernheim « Tout s’est bien passé » vient, quant à elle, d’être adaptée au cinéma par François Ozon. Zelba a décidé d’apporter également sa pierre à l’édifice en témoignant de la fin de vie de sa mère dans son roman graphique « Mes mauvaises filles » paru aux éditions Futuropolis.
Elle poursuit alors la veine autobiographique entamée il y a deux ans avec « Dans le même bateau » qui racontait sa jeunesse et sa vie d’athlète de haut niveau au temps de la chute du mur. Y apparaissaient déjà sa sœur aînée, son père, Omi et sa mère dont elle évoquait les problèmes de santé. Cette fois, elle choisit cependant de se démarquer de son ouvrage précédent en changeant les prénoms des protagonistes afin d’instaurer une certaine distance et d’éviter tout pathos. Elle réussit brillamment à ne pas tomber dans cet écueil en donnant aussi la parole à sa mère qui devient la narratrice du récit comme le souligne le titre ironique.
C’est la grande richesse de cet album : il est à la fois très drôle et très sensible. L’autrice déclare qu’elle a « essayé d’y mettre plus de lumière que d’ombre » et elle y est parfaitement parvenue ! Bri, sa maman, a un humour caustique et le livre échappe ainsi à la morosité et à la mièvrerie. On retrouve le procédé cher à Marc Cherry dans « Desperate Housewives » : du haut de l’au-delà, la narratrice commente les faits et gestes de ses proches.
Si l’album s’est créé au fil de la plume, il est cependant très structuré : on a un récit cadre qui se déroule 4 mois après le décès de Bri au moment du remariage du père – du matin de la cérémonie au soir de la réception – et un récit encadré, celui de la nuit précédant la mort programmée de la mère ou les deux sœurs vont évoquer leurs souvenirs et s’épauler pour trouver le courage de réaliser cet ultime et combien difficile geste d’amour : donner la mort à celle qui leur a donné la vie…
Le lecteur n’est jamais perdu dans les différents moments du récit grâce à un somptueux travail sur la couleur : la journée de mariage qui marque le retour à la vie des deux sœurs ainsi que les jolis souvenirs lors de la veillée à l’hôpital donnent lieu à de nombreuses pages très colorées tandis que les parties se déroulant à l’hôpital sont dessinées dans un lavis gris-bleu et qu’un jeu de transparence et une monochromie jaune pâle matérialisent la présence de l’absente.
Dans ce récit fort les relations familiales sont très bien mises en lumière : on y retrouve tout l’amour sororal déjà présent dans « Dans le même bateau » et de magnifiques relations mère-filles-petites-filles. Les relations plus complexes avec le père ou la belle-mère italienne sont aussi subtilement décrites. L’autrice nous propose toute une galerie de personnages imparfaits mais attachants et n’hésite pas non plus à égratigner certains donneurs de leçons en leur offrant un faciès plus caricatural. La journée de mariage aux dialogues multiples et enlevés ne déparerait pas dans une comédie italienne. Certaines scènes sont franchement comiques et alternent avec des moments de confidence plus mélancoliques. Il y a un peu d’Alfred en Zelba !
Mais l’artiste, mine de rien, met également en lumière les séquelles psychologiques que cet acte non anodin et hors la loi peut générer chez les accompagnants avec beaucoup de finesse et de pudeur. Ainsi le titre peut se comprendre à deux niveaux : les deux protagonistes ont pu intégrer les diktats sociétaux et se considérer comme « mauvaises ». Alors sont mis en évidence le doute, la peur et la culpabilité qui les étreignent et la difficulté à agir dans un tel contexte. D’ailleurs l’agonie de la mère est « figurée » de façon très poétique et terrible dans une double page qui évite tout voyeurisme et provoque une véritable déflagration. L’émotion atteint son comble quand on découvre à la fin du livre une galerie de photos de famille. Le lecteur devient ainsi littéralement « proche » de Bri : il a l’impression de feuilleter un album de famille et ne peut qu’adhérer à sa démarche et à celle de ses filles…
Un tel traitement me semble finalement bien plus fort et plus marquant qu’une diatribe politique ! Mais comme dans « Dans le même bateau » où Zelba se livrait à des explications sur son sport et la réunification dans des pages en couleur qui tranchaient sur le reste, on a aussi un plaidoyer « en règle » dans une postface « documentaire » et documentée qui raconte la genèse de l’œuvre liée à la mort de Vincent Lambert et replace cette « petite » histoire personnelle dans la grande Histoire des avancées dans le monde de la législation sur la mort assistée. Cet aspect didactique et factuel renforce l’argumentation et confère in fine au livre une dimension militante assumée.
A tous ceux qui assimilent la bande dessinée aux petits Mickey, j’ai envie de mettre entre les mains « Mes mauvaises filles », « Grand silence » ou « le chœur des femmes » … pour leur montrer combien la bande dessinée peut devenir une arme de combat ! L’ouvrage de Zelba est un uppercut qui provoque, sans le moindre pathos, l’empathie. Il nous incite à nous poser des questions cruciales. Impossible pour nous, lecteurs, de ne pas nous projeter. A un moment ou à un autre, nous serons tous confrontés à notre propre déchéance physique ou psychique ou à celle de nos proches et à des maux qu'on ne peut guérir.
« Mes Mauvaises filles » est cependant une magnifique histoire d’amour(s) et d’humour avant d’être une histoire de mort. Cet album fait résonner l'importance de profiter de la vie en étant également un récit sur la liberté… celle de notre droit de vivre et de mourir dignement.
J’aimerais que cette bande dessinée soit inscrite d’office dans la bibliographie du cursus de médecine et distribuée également aux parlementaires ! Il est des récits qui ne laissent pas indemnes… « Mes mauvaises filles » est de ceux-là. Un grand merci à Zelba et aux éditions Futuropolis pour cette œuvre courageuse, nécessaire et pleine d’amour.
Deux ans après son roman autobiographique qui narrait sa jeunesse comme athlète de haut niveau au moment de la réunification, Zelba revient avec une autofiction consacrée aux derniers moments de sa mère.
Elle y explore les liens familiaux très forts, la difficulté du deuil, la douleur et la culpabilité liées à la mort assistée et la vie malgré tout. Dans des pages tantôt colorées, tantôt en lavis de bleu , toujours inventives par leurs cadrages, et aux dialogues très enlevés et très maitrisés, elle nous emmène dans une véritable comédie italienne dans laquelle le rire succède aux pleurs ; Un vrai coup de cœur !
Mes filles, depuis quatre mois, elles slaloment entre les gouttes. Chaque rire cache dix larmes. Je m'en souviens. Perdre sa mère laisse un trou béant. Un cratère que l'on comble de chagrin. Elles me noieraient de leurs larmes versées, si je ne m'étais pas déjà noyée dans l'eau de mes propres poumons, le 3 mars dernier.Bri, page 31