      Composée comme une affiche de fim, la surprenante couverture montre une étrange danseuse dotée de six bras qui, conjuguée avec le titre énigmatique de l’album, attire indéniablement l’attention du chaland. Le format comics, le découpage et les cadrages résolument cinématographique des planches rendent la lecture de l’album particulièrement fluide et entraînante…
Le scénario de Ram V est de ceux qui accroche le lecteur dès les premières pages. La mise en bouche iconoclaste frôlant le burlesque dépeint une entreprise délicieusement caricaturale où le patron, qui n‘est autre que Brahmā, a convoqué dans son bureau la Mort pour lui signifier qu’il mettait un terme à son contrat…
La raison en est simple : un mortel s’apprête à naître qui va inventer la vie éternelle, rendant de fait l’existence même de la Mort complètement caduque. Pour service rendu à la firme, elle va pouvoir s’incarner dans un corps mortel pour connaître les plaisirs de la vie mortelle. Feignant le désespoir, la Mort va amadouer la secrétaire de direction qui va accepter son étrange demande et lui permettre de s’incarner dans le corps d’une jeune adulte qui vient de tomber par la fenêtre… ou de se jeter dans le vide, le doute subsiste…
Car la mort n’est pas du genre à accepter docilement son triste sort. Et comme tuer est encore ce qu’elle fait de mieux, elle décide d’assassiner ce bébé pour ne pas qu’il devienne, plus tard, l’homme qui inventera la vie éternelle… Fascinante mise en bouche n’est-ce pas ?
Mais le scénario de l’auteur ne s’avère pas simplement original et inventif ! Il est tout juste brillant… Car si la Mort souhaite tout d’abord, à la manière du Johnny Smith de Dead Zone, éradiquer une menace à venir (tout en étant clairement moins altruiste que le héros du roman de Stephen King puisqu’en cherchant à le tuer, elle ne sert que son propre intérêt, fermement décidée qu’elle est à récupérer son poste), de nombreuses péripéties vont un temps l’empêcher de trucider ce futur empêcheur de tuer en rond… Au fil des réincarnations, la relation entre la mort, incarnée dans le corps de Laïla Starr, et sa cible, Darius, va prendre une toute autre tournure. Elle aura d’abord l’ascendant sur ce petit être encore innocent, puis, peu à peu, alors que l’homme va prendre conscience de son étrangeté et que la Mort va, au fil de ses morts, devenir de plus en plus humaine, le rapport de force va s’équilibrer, voir même s’inverser… Et à travers cette relation délicieusement ambivalente, d’abord violente puis profondément bouleversante, c’est le sens de la vie qui est mis en exergue avec sa fragile et fascinante beauté… Laïla Star est ainsi une œuvre envoûtante qui s’amorce comme une tragicomédie qui glisse peu à peu vers le conte poétique pour finalement nous livrer une formidable leçon de vie… Puisque la vie est courte, vivons chaque instant intensément, en attendant la Mort.
 Le dessin de Filipe Andrade est en parfaite osmose avec le propos. Son trait épuré est d’une indéniable élégance et donne vie à ces personnages si tragiquement et profondément humains qu’ils en deviennent tous attachants. Difficile de ne pas être impressionné par sa façon de composer leurs attitudes ou de souligner leur gestuelle. De la nonchalance à la désinvolture de la Mort à la psychologie de Darius que l’on va croiser à différents âges de sa vie, alors que l’artiste le fait vieillir de façon confondante… Débordant de couleurs incandescentes et fascinantes, ses décors, pourtant minimalistes, retranscrivent avec force les ambiances uniques qui baignent l’Inde Eternelle dont les traditions et les croyances sont esquissés avec finesse par le scénario inventif de Ram V… Montrant une cigarette qui se consume, les tête de chapitre sont une remarquable allégorie graphique de la vie qui se passe, inexorablement, sa beauté résidant dans ces volutes qui subsistent, même après sa fin…
Outre sa structure audacieuse, le récit repose indéniablement sur ses personnages, immortels devenus mortels, mortels, sans oublier ces dieux fascinants qui forment le panthéon hindouiste, tel Brahmā chef d’entreprise intransigeant ou à Pranah, dieu de la vie, qui comprenant qu’il n’est rien sans la Mort, négocie en haut lieu de pouvoir la ramener à la vie à chacune de ses morts… Mais si l’album s’avère à ce point captivant et envoûtant, c’est parce que ses deux principaux protagonistes ne sont en rien monolithiques : comme la vie, ils ne cessent d’évoluer, de s’adapter, de vieillir ou de mûrir et le lien les unissant se modifie par petites touches avec eux… Alors que Darius, inconsolable de la perte de son premier ami, Bardhan, homme à tout faire de sa maison, cherchait à percer les secrets de la vie éternelle, devenant d’une certaine façon l’égal d’un dieu, la Mort va s’humaniser et découvrir des sentiments qui lui étaient jusqu’alors inconnus… Comme Darius, n’est-ce pas au fil de nos confrontation avec la mort que l’on est à même de percevoir la beauté de la vie ?
Toutes les morts de Laila Starr est un album fascinant qui prendra plus d’une fois le lecteur à contrepied, alors que la tragicomédie du début se transforme au fil des pages en conte touchant et poétique pour finir en véritable leçon de vie...
Le scénario de Ram V n’est pas juste original et inventif, il s’avère surtout brillant, abordant sans en avoir l’air et sous les atours du conte, des questions essentielles qui touche à l’universel. Au diapason de l’histoire, Le dessin fascinant de Filipe Andrade et les couleurs psychédéliques dont il nimbe ses planches retranscrivent avec art l’émotion distillé dans les pages de l’album et l’association des deux s’avère tout à la fois poignant et particulièrement fascinant…
Il est étrange d’être à ce point remué par un album et l’histoire est de celle qui nous hante encore longtemps après l’avoir refermé… Et, puisque la vie est courte, vivons chaque instant intensément, en attendant la Mort.
- Alors, Mort... Dis-moi, comment vas-tu ?
- C'est à dire ?
- Tu vois... Le boulot, la vie, les amis... des hobies ?
- Euh...
- ... Qu'est-ce que je fais ici ?
- Depuis combien de temps es-tu avec nous, Mort ? On a l'impression que _a fait une éternité, hein ?
- Je suis là depuis l'éternité en fait.
- Hum ? Oh, oui.. Bien évidemment. Quel dommage alors...
- Comment ça ?
- Oui, Mort, j'ai bien peur qu'on doive se passer de toi. dialogue entre Brahmā et la Mort
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