Alors qu’Elisa, sa fille de cinq ans insistait pour qu’il lui lise une histoire, son père, Fabien, décide de lui en inventer une en utilisant les motifs donnés par sa fille : une princesse, un chaton, de mignons petits cochons, un bâton arc-en-ciel et quelques loups…

Mais, étrangement, certains de ces motifs allaient faire irruption dans sa vie… D’abord ce grand cerf qu’il renverse alors qu’il rentrait, sous le coup d’une fatigue extrême de l’abattoir dans lequel il travaille… Puis ce cochon tatoué… Et Fabien perd pied : il refuse d’abattre le cochon, le rachète, claque la porte de l’abattoir avec fracs et part à la recherche des origines de ce tatouage en forme de cœur…

Sans doute son choix irrationnel est-il une façon de se révolter contre cette vie qu’il n’a pas choisi : ce travail ingrat et atrocement répétitif au cœur de cet abattoir, les horaires décalés qui l’empêche de voir sa femme…

Après le bouleversant Ceux qui me restent, Damien Marie et Laurent Bonneau se retrouve pour esquisser le portrait d’un homme en burnout qui va laisser son imagination bouleverser sa vie, terne et monotone…

L’écriture subtile du scénariste d’Après l’Enfer nous entraîne dans l’intimité de Fabien, un père rongé par le doute qui fait un métier alimentaire qui le révulse et dont la vie ne ressemble en rien à celle dont il avait rêvé. Sa relation avec Elisa, sa petite fille, est décrite avec beaucoup de finesse et une rare justesse… Ses remarques rafraîchissantes et enfantines contrastent avec celles, souvent cyniques et désabusées, de son père qui cherche malgré tout, parfois maladroitement, à la protéger de la rudesse du monde…

Car sir la relation père-fille occupe une place importante de ce récit, les auteurs décrivent avec froideur et lucidité une société contemporaine d’où la part d’humanité semble avoir été relégué bien loin derrière les préoccupations économiques et où les hommes et les femmes qui la constituent acceptent docilement les règles, subissant le joug qu’on leur impose, mettant des œillères et enfouissant leur culpabilité bien profondément sous un mouchoir pas trop propre… pour pouvoir, de compromis en renoncement, simplement pouvoir poursuivre leur route. La description froide et clinique du fonctionnement des abattoirs en dit long, de même que le sort réservé aux plus démunis qui restent sur le bord de la vie… En filigrane, les auteurs s’interrogent sur la place que tout un chacun donne à l’art dans cette société individualiste et sur sa marchandisation qui dénature et atténue son rôle sa portée…

La frontière entre réel et imaginaire qui s’estompent au fil des pages et des étranges évènements auquel Fabien va être confronté, apparait comme un étrange électrochoc qui va le pousser à faire des choix radicaux qui pourraient bien avoir de fâcheuses implications sur le cours de sa vie… Difficile de ne pas être impressionné par l’écriture ciselée de Damien Marie et par le travail graphique saisissant de Laurent Bonneau qui met en scène avec délicatesse et sensibilité ces personnages un peu paumés et par là même si profondément humains qu’ils en sont tout à la fois crédibles et profondément attachants. Son étrange mais envoûtante mise en couleur souligne avec brio l’atmosphère des différentes scènes alors que la narration ciselée entraîne le lecteur vers un avenir aussi incertain que celui de Fabien… Remarquablement bien emmenée, la fin, cinglante et inattendue s’avère aussi angoissante et pleine d’incertitude que la case noire qui referme l’album…

Après le poignant Ceux qui me restent, Damien Marie retrouve Laurent Bonneau se retrouve pour tisser un roman graphique intimiste construit sur la relation père-fille…

Celle reliant Fabien à Elisa, sa petite fille, est ainsi décrite avec une rare justesse, la rendant par la-même bouleversante… A travers ce lien, les auteurs dépeignent les travers de nos sociétés contemporaines qui contraignent les individus à un travail harassant dont le sens leur échappe, sans oublier les laissés pour compte qu’elle abandonne sur le bord de la route… Mais ils cherchent aussi à cerner la place qu’occupe l’art dans nos sociétés, de la création pure à sa marchandisation en passant par plusieurs nuances…

Une structure narrative envoûtante, un travail graphique singulier et fascinant et des personnages remarquablement bien écrits font de ce récit un album fascinant qui ne devrait laisser personne indifférent…

- Ça va toi ?
- Ouaip…
- Le boulot, je veux dire…
- Demande pas ça, putain, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je tu des cochons du matin au soir, et une semaine sur deux, du soir au matin.
- C’est qu’un boulot Fabien.
- Tu sais pas de quoi tu parles, Alex. T’a pas cette foutue odeur dans le nez qui persiste encore trois jours après le brûlage.
- Tu les brûles ?
- Les soies… crois pas qu’on les épile à la cire.
- Ah ben merde.dialogue entre Alex et Fabien