L’histoire de Timothy Treadwell, protecteur auto-déclaré des grizzlis d’Alaska qui périt de leurs griffes, est à la fois un drame, une leçon sur le monde sauvage…et une réflexion sur notre propre nature.
La démarche de Werner Herzog de retracer le parcours de ce gentil guerrier -comme il aimait à s’appeler lui-même- est d’autant plus originale que son portrait est sans concession et montre les aspects illuminés et plus sombres d’un personnage qui se voulait avant tout « hors du commun ».
Bien sûr, il reste touchant, car sans doute authentiquement envahi par la beauté du monde auquel il est confronté, mais à mesure que l’on suit le parcours de l’homme aux ours, on comprend qu’il s’est enfermé lui-même dans un univers qu’il met en scène, et dans lequel il se met en scène en permanence, jusqu’à se travestir en une sorte de héros plus solitaire qu’il ne l’était vraiment, et avec plus d’ennemis qu’il n’aurait pu en compter s’il avait eu un soupçon de réalisme.
En quittant chaque été la civilisation des hommes, cet homme ne retrouve pas vraiment les ours, mais se fuit plutôt lui-même. La force avec laquelle Treadwell tente de s’extirper de sa peau d’homme afin de la remplacer par celle des ours flirte en permanence avec la schizophrénie. On comprend aussi que ce n’est pas les ours que Treadwell protège avec une ferveur quasi-religieuse, mais lui-même. Les noms qu’il donne à ses lieux de pèlerinage (Le Sanctuaire et Le Labyrinthe) sont suffisamment symboliques pour que l’on comprenne que ce ne sont que des projections de sa perdition, de la solitude qu’il ressent à être lui-même…
Les ours eux-mêmes ne sont-ils pas les reflets d’une enfance définitivement enfuie à laquelle Treadwell donne l’impression de vouloir retourner en traitant les bêtes comme des nounours et, par exemple, lorsqu’il s’extasie pour les selles d’une femelle ours…avant d’enchaîner en parlant du bébé « qu’elle lui a donné ».
Sadique ou peut-être homosexuel refoulé ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu'on le voit -effaré- se complaire dans une séance hystérique d’invectives et d’insultes à l’adresse de ses « ennemis de toujours » …qui sont parfois ces amis d’hier ; et lorsqu’on l’entend s’interroger sur sa relation aux femmes et qu’on le voit faire des manières devant la caméra en empruntant parfois des voix assez féminines. Mais il en faudrait plus pour décrypter ce doux-dingue. Et est-ce vraiment la question ?...
Je n’apprécie pas trop la mise en scène de Werner Herzog, qui reste passionné par ces personnages mégalomanes, narcissiques. Les portraits des acteurs de ce drame sont authentiques, mais on a l’impression qu’ils sont dirigés naïvement par les conseils du réalisateur, résultant en des séquences quelquefois pathétiques et/ou décalées. Les quelques réflexions dont ce dernier émaille son documentaire sont parfois (souvent ?) tout aussi naïves et assez symptomatiques de son manque de connaissance du monde animal. Le limiter en effet « au chaos, au meurtre,… » est à mon avis le produit d’une compréhension immature et partielle de la nature du vivant, tout comme l’est le fait de dire ne voir dans le regard d’un ours qu’une appréciation gastronomique de l’homme qui s’agite devant lui.
Les images issues des expéditions de Treadwell, elles, alternent entre les passages dans lesquels le narcissisme du reporter ne laisse que peu de place au monde qu’il fréquente (ou aux femmes qui l’accompagnent, qui doivent rester invisibles) et les authentiques moments de grâce. Les renards qui l’accompagnent chaque année sont pour beaucoup dans ces petits miracles de l’instant. Les ours, bien sûr, sont magnifiques…mais on ne peut que rester tendu lorsque l’interventionnisme forcené de Treadwell les met en danger…et le met lui-même en grand péril, en permanence.
Sa survie durant 13 années d’expédition, au vu de son comportement, relève il est vrai quelque part du miracle…et sans aucun doute d’une vraie compréhension des règles qui régissent le monde des grizzlis…mais au prix d’une démarche funambule sur le fil d’un rasoir. Et justement, ce moment arrivera, lorsqu’un ours sans doute moins familier et plus affamé qu’à l’habitude décide de faire de Treadwell et d’Amie Huguenard ses prochains repas. Jusqu’au bout, Timothy aura pensé allumer la caméra, sans avoir le temps d’en ôter le cache…Comme si ses images là, complètement contraires au message et à la folie de Treadwell, ne devaient jamais être filmées.
Au final, si la pudeur d’Herzog nous épargne l’horreur de la bande son de cette fameuse nuit où l’épopée de Treadwell (et de sa compagne d’alors) prit fin, l’on ne peut être sûr que ce combat avait un sens pour les ours pour lesquels il prétendait pouvoir donner sa vie…mais on comprend aussi l’évidence de cette conclusion.
Timothy Treadwell voulait se perdre dans ce labyrinthe pour fuir sa condition d’homme et les souffrances qu’elle engendrait pour lui…et il y est parvenu.