


Cigish ou le maître du je est une biographie étrangement dérangeante dont le web a le secret… Car avant de connaitre cette présente édition, l’histoire a fait l’objet d’une web-diffusion qui reçut des commentaires lapidaires comme élogieux dont une partie a été retranscrite dans ce présent album…
Florence traverse une crise existentielle. Mal dans sa vie affective comme dans son boulot d’auteur, elle n’en peut plus d’être la gentille que tout le monde piétine sans vergogne… Au cours d’une messe particulièrement ennuyeuse, elle a comme une illumination : elle décide d’incarner dans la vraie vie Cigish Hexorotte, un personnage de jeu de rôle méchant et malsain qu’elle a joué durant des années… Elle envisage désormais sa vie comme une aventure, respectant à la lettre sa fiche de personnage qui dicte ses actions… Bien décidée à ne plus être celle qui se fait sans cesse marcher dessus par ses proches, ses éditeurs ou ses lecteurs, elle devient profondément mauvaise du jour au lendemain…

Difficile de reprendre sa vie en main quand tout part en vrille. Redevenir maître du jeu (ou du Je), ne plus subir les aléas de la vie mais vivre, pleinement, quitte à s’abriter derrière une carapace… Florence Dupré la tour a choisi le dessin comme exutoire, pour exprimer ce mal être qui fut le sien… Quelle est la part d’autobiographie et de vérité, à quel degré doit-on lire les différents événements relatés dans cet album fleuve de près de 300 pages? Les rôlistes, jeunes et moins jeunes, seront en terrain connu en suivant le glissement de Florence au bord de l’abîme. Mais les références rôlistiques s’estompent devant la fuite en avant débridé de l’auteur et le regard plein de cynisme qu’elle pose sur le milieu de la BD, de l’éditeur dont les propos peuvent, involontairement, blesser profondément un auteur qui a saigné sang et encre sur ses planches, aux caricatures à peine exagérée de chasseurs de dédicaces qui donnerait la nausée au plus sympathique des auteurs.

Le trait de Florence Dupré la Tour est formidablement énergique. Sans entraves, il s’avère particulièrement expressif et saisit avec une remarquable justesse les états d’âme de l’auteur, ses colères trop longtemps contenus, ses sautes d’humeurs et ses fantastiques délires rôlistiques qui s’immiscent dans le réel et déstabilisent le lecteur comme ses interlocuteurs…
Et quelle excellente idée d’avoir conservé les commentaires du blog qui a vu naître Cigish, rédigés par des admirateurs de son travail, des trolls venus vomir leur bile ou des extrémistes inquiétants convaincus du bienfondé de leurs propos… Cela confère cette fraîcheur et met en avant cette étrange relation que peut entretenir un auteur avec ses lecteurs sur un blog…
Plein d’humour décalé, de folie, de mauvaise foi, de souffrances et d’autodérision, cet album hors norme détonne par son sujet, sa liberté de ton et son inventivité graphique… Certains crieront au génie, d’autre à la folie furieuse… Quelle est la part de vérité et de chimères dans cette autobiographie graphique, tout à la fois cynique et mordante, hallucinée et lucide? Qu’importe en vérité! « Je est un autre » écrivait Rimbaud. Qui n’a pas rêvé d’envoyer valser toutes les convenances, de piétiner la morale pour laisser s’exprimer des pulsions trop longtemps contenues, de dire à ceux que l’on côtoie ce que l’on pense vraiment, sans l’emballage et les pincettes dont on s’encombre pour ne heurter ou blesser personne…
On ne s’ennuie pas un seul instant dans l’introspection graphique de cette auteur tourmentée au trait expressif et à l’incontestable talent…