Après plusieurs superbes albums réalisé en tandem avec Serge Lehman, Gess signe à nouveau album en solo… et quel album! Avant même de se pencher sur l’histoire envoûtante ou sur le dessin inventif et élégant de cet inimitable auteur, c’est le livre en lui-même qui attire le regard par le soin apporté à l’édition : dos toilée, couverture intrigante élégamment maquettée, rehaussé du personnage principal embossé du plus bel effet…
Argentine, 1925. Un coup de feu retenti dans une belle propriété… Un homme tombe, mortellement blessé. Cet homme c’est Gustave Babel, un tueur de la mafia parisienne capable de parler toutes les langues du monde… Alors qu’il se vide de son sang, sa vie mouvementée défile devant ses yeux…
Tueur doué, il comptait parmi les meilleurs assassins de la Pieuvre jusqu’à ce que ses contrats se compliquent étrangement… 1913. Gustave Babel est envoyé pour tuer un certain Hughtington près de Glasgow… A son arrivée, l’homme a déjà trépassé… Nouveau contrat dans un asile italien : l’homme se suicide sous ses yeux… Autre cible pendant la Grande Guerre : un cavalier allemand du deuxième régiment des Hulans est tué par un obus au moment même où Gustave allait appuyer sur la gâchette de son fusil…
Ces événements quelques peu déstabilisant vont avoir une conséquence inattendue : Gustave Babel qui n’avait jamais rêvé va être hanté par des visions cauchemardesques qui vont peu à peu lui révéler un passé enfoui et lui faire rencontrer son pire ennemi : l’Hypnotiseur… Désormais, Babel n’aura de cesse que de reconstituer ce passé morcelé…
Premier tome des
Contes de la pieuvre, cette
Malédiction de Gustave Babel s’avère être un album troublant, tout en la fois envoûtant et poétique… Il s’ouvre avec la mort du narrateur et principal protagoniste de l’album… Alors qu’il agonise, ce dernier va nous entraîner dans un voyage intérieur où souvenirs et fantasmagories se mélangent, déstabilisant le lecteur que nous sommes et nous faisant perdre nos repères.
Babel nous narre son histoire de façon étrangement distanciée, comme s’il était spectateur de sa propre vie et y posait un regard à la fois étrangement lucide et particulièrement cynique…
Sitôt le meurtre de Hughtington contrarié, Babel est victime de songes cauchemardesques qui l’entraînent à la lisière fragile qui sépare le rêve du fantastique. Alors qu’il reprend son récit, on le voit mourant aux côtés de l’homme qu’il fut, assit dans un train, suggérant au lecteur que souvenirs et délires pré-mortem vont s’imbriquer de façon inextricable tout au long du récit… Le trait élancé de Gess nous entraîne dans le Paris interlope du début du siècle, un Paris fantasmé lui aussi, où l’on peut apercevoir des éléments anachroniques, tel l'
Heure de tous du sculpteur Arman. Au fil des pages, avec un talent désarmant, l’auteur parvient à distiller une atmosphère saisissante, à la fois étrange et envoûtante…
Tel un marionnettiste, la Pieuvre tire les ficelles du destin de Babel… Incarnée dans une hydre à quatre têtes à qui on ne peut mentir, sa nature accentue délicieusement la troublante note de fantastique qui baigne le récit, note renforcée par le personnage de l’Hypnotiseur qui vient hanter de façon récurrente les rêves de Babel et dont on comprend qu’il est lié à son nébuleux passé…
L’ombre de Charles Baudelaire plane sur l’album, accompagnant l’action, telle une musique de film, et lui conférant cette atmosphère délicieusement mélancolique qui charme et envoûte le lecteur… D’une rare subtilité, la colorisation précise avec finesse la nature de chaque scène, des délires oniriques aux faits avérés et relatés par le narrateur…
Gess nous entraîne avec une facilité désarmante dans la psyché d’un tueur agonisant qui se souvient, ou croit se souvenir, de sa vie… Rêves, délires, souvenirs bien réels et vers de Baudelaire se mêlent et s’entremêlent dans ce récit hypnotique, sombre et poétique en tous points envoûtant et superbement mis en images par le trait subtil et élégant de l’auteur.
Nous ne pouvons qu’espérer une suite à ces enthousiasmants Contes de la Pieuvre… Mais qu’elles existent ou non un jour, La Malédiction de Gustave Babel, album troublant et déstabilisant mais indéniablement fascinant, est un petit chef d’œuvre à côté duquel il serait bien dommage de passer.
(*) Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Extrait de La Charogne, Charles Baudelaire